1/2) La technique a créé un milieu inhumain
La machine a créé un milieu inhumain, concentration des grandes villes, manque d’espace, usines déshumanisées, travail des femmes, éloignement de la nature. La vie n’a plus de sens. Il est vain de déblatérer contre le capitalisme : ce n’est pas lui qui crée ce monde, c’est la machine. La technique va encore plus loin, elle intègre la machine à la société, la rend sociable. Elle lui construit le monde qui lui était indispensable, elle met de l’ordre là où le choc incohérent des bielles avaient accumulé des ruines. Elle est efficace. Mais lorsque la technique entre dans tous les domaines et dans l’homme lui-même qui devient pour elle un objet, la technique cesse d’être elle-même l’objet pour l’homme, elle n’est plus posée en face de l’homme, mais s’intègre en lui et progressivement l’absorbe. En cela la situation de la technique est radicalement différente de celle de la machine. La technique forme un monde dévorant qui obéit à ses lois propres, la technique repose sur la combinaison de procédés techniques antérieurs. C’est cette recherche du « one best way » qui forme à proprement parler le moyen technique, et c’est l’accumulation de ces moyens qui donne une civilisation technique : il n’y a plus d’activité humaine qui maintenant échappe à cet impératif technique, il y a la technique économique, la technique de l’organisation, et même la technique de l’homme (médecine, génétique, propagande, techniques pédagogiques…) ; exit les traditions humaines.
L’atomisation des individus confère à la société la plus grande plasticité possible, elle est une condition décisive de la technique : c’est en effet la rupture des groupes sociaux originels qui permettra les énormes déplacements d’hommes au début du XIXe siècle et assure la concentration humaine qu’exige la technique moderne. Il faut arracher l’homme à son milieu, à la campagne, à ses relations, pour l’entasser dans les cités. La technique est maintenant le lien entre les hommes, c’est par elle qu’ils communiquent, elle est devenue le langage universel. Aujourd’hui chaque homme ne peut avoir de place pour vivre que s’il est un technicien. On pourrait même dire que tous les hommes de notre temps sont tellement passionnés par la technique, tellement assurés de sa supériorité, qu’ils sont tous orientés vers le progrès technique, qu’ils y travaillent tous, si bien que la technique progresse continuellement par suite de cet effort commun. En réalité la technique s’engendre elle-même ; lorsqu’une forme technique nouvelle apparaît, elle en conditionne plusieurs autres, la technique est devenue autonome. Il faut toujours l’homme, mais n’importe qui fera l’affaire pourvu qu’il soit dressé à ce jeu !
Prenons l’exemple de l’urbanisation. Comme la vie en ville est en grande partie intolérable, se développe la technique des distractions. Toutes les opérations de la vie, depuis le travail et les destructions jusqu’à l’accouchement et à la mort, sont des opérations envisagées sous leur angle technique. Beaucoup disent que ce n’est pas la technique qui est mauvaise, c’est l’usage que l’homme en fait. C’est méconnaître résolument la réalité technique : ceci supposerait que l’on oriente la technique dans un sens moral. Or c’est précisément l’un des caractères majeurs de la technique de ne pas supporter de jugement moral, d’en être indépendante. Par contre tout ce qui est technique, sans distinction de bien et de mal, s’utilise forcément quand on l’a en mains. Telle est la loi majeure de notre époque.
Il faudrait en revenir au véritable but de la science qui n’est pas l’application technique, mais la contemplation.
2/2) La technique sert à faire obéir la nature
La technique sert aussi à faire obéir la nature. Nous nous acheminons rapidement vers le moment où nous n’aurons plus de milieu naturel. La technique détruit, élimine ou subordonne le monde naturel et ne lui permet ni de se reconstituer, ni d’entrer en symbiose avec elle. L’accumulation des moyens techniques crée un monde artificiel qui obéit à des ordonnancements différents. Mais les techniques épuisant au fur et à mesure de leur développement les richesses naturelles, il est indispensable de combler ce vide par un progrès technique plus rapide : seules des inventions toujours plus nombreuses pourront compenser les disparitions irrémédiables de matières premières (bois, charbon, pétrole… et même eau). Le nouveau progrès va accroître les problèmes techniques, et exiger d’autres progrès encore. Mais l’histoire montre que toute application technique présente des effets imprévisibles et seconds beaucoup plus désastreux que la situation antérieure. Ainsi les nouvelles techniques d’exploitation du sol supposent un contrôle de l’Etat de plus en plus puissant, avec la police, l’idéologie, la propagande qui en sont la rançon. Alors qu’il y avait des principes de civilisation différents, tous les peuples aujourd’hui suivent le même mouvement : les forces destructrices du milieu naturel ont maintenant gagné tout le globe. La technique est sacrée, sans elle l’homme moderne se retrouverait pauvre, seul et nu, cessant d’être l’archange qu’un quelconque moteur lui permettait d’être à bon marché. Ce n’est plus la nécessité de la nature, c’est la nécessité de la technique qui devient d’autant plus contraignante que celle de la nature s’efface et disparaît.
En conséquence, le milieu dans lequel vit l’homme n’est plus son milieu. L’homme est fait pour six kilomètres à l’heure et il en fait mille. Il est fait pour manger quand il a faim et dormir quand il a sommeil, et il obéit à l’horloge et au chronomètre. Il est fait pour le contact avec les choses vivantes, et il vit dans un monde de pierre. Travailler et vivre suppose un espace libre, un no man’s land séparant les êtres. Il n’en est plus question. Le système technique s’est élaboré comme intermédiaire entre la nature et l’homme, mais cet intermédiaire s’est tellement développé que l’homme a perdu tout contact avec le cadre naturel. Enfermé dans son œuvre artificielle, l’homme n’a plus aucune porte de sortie ; il ne peut la percer pour retrouver son ancien milieu, auquel il était adapté depuis tant de milliers de siècles.
Il est aisé de se glorifier que la pesanteur vaincue permette désormais de voler ! Mais cette victoire est au prix d’une soumission, plus grande encore, à une nécessité plus rigide, la nécessité artificielle, qui domine nos vies.
(Economica, 1990)