En écrivant « Tolérance répressive » en 1964, Herbert Marcuse ose chambouler la philosophie en général et la théorie critique en particulier. Voici quelques extraits significatifs :
« Ce qui est proclamé et pratiqué aujourd’hui sous le nom de tolérance sert au contraire la cause de l’oppression. Le fait qu’on tolère la crétinisation systématique aussi bien des enfants que des adultes par la publicité, la libération des pulsions destructrices au volant dans un style de conduite agressif, la tolérance impuissante et bienveillante vis-à-vis de l’immense déception que suscitent la marchandisation, le gaspillage et l’obsolescence planifiée, toutes ces choses ne sont pas des aberrations, elles sont l’essence d’un système qui n’encourage la tolérance que comme un moyen de réprimer les alternatives. L’exercice des droits politiques dans une société entièrement administrée sert à renforcer son administration en attestant de libertés démocratiques qui, en réalité, ont changé de contenu et fini par perdre toute effectivité. Pourtant, l’existence et l’usage de ces libertés restent des conditions préalables au rétablissement de leur fonction oppositionnelle, à condition qu’on intensifie l’effort pour transcender leurs limitations.
A l’intérieur de la démocratie d’abondance, on peut entendre tous les points de vue : le point de vue communiste et le fasciste, celui de la gauche et celui de la droite, celui du Blanc et celui du Noir, celui de ceux qui militent pour l’armement et celui de ceux qui militent contre. En outre dans les médias, l’opinion stupide est traitée avec le même respect que l’opinion intelligente, celui qui est mal informé peut parler aussi longtemps que celui qui est bien informé et la propagande y est mise dans le même sac que l’éducation. Cette tolérance du sens et du non-sens est justifiée par l’argument démocratique selon lequel personne, aucun groupe ni aucun individu, n’est en possession de la vérité et capable de définir ce qui est juste et ce qui est faux, ce qui est bon et ce qui est mauvais. Toutes les opinions contestataires doivent être soumises au « peuple » pour qu’il puisse délibérer et choisir. Le caractère non discriminant de la tolérance libérale était, du moins en théorie, basé sur la proposition selon laquelle les homme étaient (en puissance) des individus qui pouvaient apprendre à écouter, voir et sentir par eux-mêmes et ainsi comprendre quels étaient leurs véritables intérêts. L’argument démocratique implique une condition nécessaire, à savoir que les gens doivent avoir accès à l’information authentique et que leurs délibérations doit être le résultat d’une pensé autonome se fondant sur cette information authentique.
Mais la tolérance universelle devient problématique lorsqu’elle est appliquée à des individus manipulés et endoctrinés qui répètent comme des perroquets, comme si cela venait d’eux, l’opinion de leurs maîtres pour lesquels l’hétéronomie est devenue autonomie. Avec la concentration des pouvoirs économique et politique et avec l’intégration d’opinions opposées dans une société qui utilise la technologie comme un instrument de domination, la contestation réelle reste bloquée. Dans une démocratie organisée sur un mode totalitaire, l’objectivité entretient une attitude mentale tendant à oblitérer la différence entre ce qui est juste et ce qui est erroné. En fait le choix entre des opinions opposées a été fait avant que ne commence la discussion. Il n’a pas été fait par une conspiration, mais juste par « le cours normal des événement », qui n’est que le cours des évènements administrés. Le choix s’impose de lui-même dans des choses telles que la composition d’un journal qui découpe l’information vitale et en disperse les morceaux parmi des matériaux qui lui sont étrangers, parmi des articles qui n’ont rien à voir avec elle, et relègue ainsi les informations importantes à une place des plus obscures. La juxtaposition d’annonces publicitaires, l’interruption des émissions par des spots de publicité neutralisent les opinions contraires. Les gens exposés à cette impartialité trompeuse ne sont pas des tabula rasae, ils sont endoctrinés par les conditions dans lesquelles ils vivent et qu’ils n’arrivent pas à transcender.
Comment briser la tyrannie de l’opinion publique et de ceux qui la construisent dans une société close ? Pour rendre les individus capables de devenir autonomes, de trouver par eux-mêmes ce qui est vrai, il faudrait les libérer de l’endoctrinement dominant qu’ils ne reconnaissent même plus comme endoctrinement. La vérité, « toute la vérité », requiert la rupture avec l’apparence des faits. Une partie essentielle de la vérité est de reconnaître dans quelle effrayante mesure l’histoire a été faite par et pour les vainqueurs, c’est-à-dire de reconnaître dans quelle mesure elle est le développement de l’oppression. Je crois qu’il y a un « droit naturel » de résistance pour les minorités opprimées et étouffées, un droit d’utiliser des moyens illégaux si les moyens légaux se révèlent inadéquats. »
(Homnisphère, 2008)
Commentaire de biosphere : cette analyse a l’air convaincante dans ses prémices, pas dans sa conclusion. L’usage de la violence « par une minorité » alors que c’est l’immense majorité qui est aliénée (selon Marcuse lui-même) laisse la place à toutes les dérives. Un marin-pêcheur ou un chauffeur-routier qui brûle tout ce qu’il rencontre parce que le prix du gazole flambe a-t-il raison ? Le post-scriptum de Marcuse en 1968 qui imagine « un mode de scrutin susceptible de donner à l’éducation le degré d’influence qui lui est dû et de constituer un contre-poids suffisant au poids numérique de la classe la moins éduquée » est encore plus absurde : Qu’est-ce qui sera gage d’une bonne éducation ? Enfin sa proposition d’une pratique de tolérance discriminante paraît impossible à concrétiser. Le système démocratique n’avance pas à cause d’une progression de la rationalité humaine, mais grâce au dépassement, toujours à recommencer, des erreurs humaines.
C’est pourquoi la non-violence de principe et l’engagement personnel dans la recherche de la vérité est la meilleure garantie d’une démarche authentique. Soyons à la fois autonome, conscient de notre implication dans la société humaine, mais aussi convaincu de notre appartenance à la Biosphère.