1/7) lois de la nature, culture humaine
La nature n’est pas un décor immuable dans lequel nous évoluons indifféremment, mais un réseau complexe de cycles vitaux imbriqués les uns dans les autres, qui sont tous essentiels à l’apparition, à l’évolution et à la perpétuation de la vie, y compris la nôtre. Il suffit de toucher un seul élément pour que l’ensemble de la chaîne du vivant soit perturbé. C’est grâce à l’existence de multiples écosystèmes que l’on dispose d’une eau utilisable (les plantes et les animaux épurent l’eau) et d’un air respirable (photosynthèse, maintien d’un air respirable).
La plupart des dysfonctionnements de la biosphère résultent d’une multitude d’actes individuels apparemment anodins et infimes, mais répétés des millions de fois à l’échelle de la planète. La Terre est devenue un laboratoire où l’humanité s’est engagée dans des expérimentations hasardeuses. Mais les lois de la nature existent indépendamment du désir ou de l’imagination des êtres humains. La concentration de CO2 dans l’atmosphère, le nombre d’espèces vivantes, la radioactivité des déchets nucléaires sont des phénomènes objectifs, des forces aveugles qui n’ont aucune opinion, avec lesquelles on ne peut passer aucun compromis. La politique aujourd’hui consiste dans l’impérative nécessité de prendre conscience de la crise environnementale globale, elle ne saurait se borner à la recherche de compromis entre groupes humains ayant des intérêts contradictoires. Mais la propagation du sentiment d’urgence ne peut être que lente au sein d’un monde politique obsédé par la rivalité.
Jamais, au cours de son histoire multimillénaire, l’espèce humaine n’a rencontré une telle crise, tout à la fois globale, anthropique, trop rapide, perturbatrice de tous les grands cycles biophysiques, à effets souvent irréversibles, imprévisibles et non maîtrisables, une crise non perceptible par nos sens, et non régulée par une instance mondiale. Contrairement à d’autres affaires humaines – la paix et la guerre avec l’ONU, le commerce avec l’OMC (organisation mondiale du commerce) -, la biosphère ne bénéficie d’aucune instance de surveillance mondiale à la hauteur. Dans le plan d’action adopté en 2002 à Johannesburg, les termes d’« Organisation mondiale de l’environnement » ne figurent pas une seule fois, tandis que le sigle OMC apparaît 28 fois. Deux logiques s’affrontent en matière d’articulation commerce-environnement. Selon la première, la libéralisation du commerce mondial apportera la croissance qui engendrera une hausse des revenus, laquelle favorisera la protection de l’environnement. C’est la logique de l’OMC. La seconde estime que le développement de type productiviste engendré par la mondialisation libérale est générateur d’inégalités sociales et de destruction de l’environnement. Cette logique est la bonne, les accords multilatéraux sur l’environnement, sur la santé, sur les conditions de travail et sur les droits humains devraient primer sur les règles de l’OMC.
2/7) les sommets de la Terre
A Rio en 1992, l’enjeu Terre est mis en balance avec l’objectif du développement. Le thème central du sommet de Johannesburg dix ans après, c’était d’éradiquer la pauvreté grâce au développement durable : le pilier économique domine. Comme si le monde pouvait être sauvé de la pauvreté sans que la Terre elle-même soit préservée ! L’humanité a d’ores et déjà détruit les deux tiers de la faune océanique planétaire, et dégradé la moitié des sols, mais le coût écologique de cette consommation de ressources n’est pas retenu. Le coût social non plus. Les modifications d’usage foncier suscitées par l’industrie et l’agriculture d’exportation entraînent des conflits avec des populations locales ruinées et déplacées. Dans le domaine de l’agriculture, la spécialisation dans des monocultures absorbe les cultures vivrières et la diversité des écosystèmes locaux, bouleversant ainsi les modes de vie et les habitats vernaculaires. C’est grâce à son flou terminologique propice à tous les recyclages que le développement durable est devenu une fiction collective, une illusion mobilisatrice. Si la vision « durable » était à la hauteur des enjeux :
1. il faudrait réintégrer l’économique dans les sphères écologiques et sociales ;
2. la sauvegarde de l’environnement orienterait tous les choix politiques ;
3. la fuite en avant technologique serait démythifiée par une critique éclairée des technosciences ;
5. un processus de décroissance matérielle, de reconsidération de la richesse à l’aune de nouveaux indicateurs, la viabilité écologique et la justice sociale serait la toile de fond.
Mais édulcoré par des compromis successifs, le Plan d’application du Sommet mondial pour le développement durable se présente comme un catalogue décousu de 153 paragraphes. Les propositions qu’il contient sont dépourvues des moyens financiers de leur mise en œuvre et d’échéances pour leur application concrète. La contrainte du consensus à 173 voix explique en partie les faibles résultats politiques de la conférence : il a fallu tirer le texte vers le bas, jusqu’à parvenir au plus petit dénominateur commun, pour satisfaire les revendications des obstructionnistes. Le développement durable en vient à désigner l’ensemble des facteurs favorables au développement de l’entreprise. Le Conseil des affaires pour le développement durable, qui rassemble une cinquantaine de dirigeants d’entreprises (énergie, pesticides, produits chimiques…) sont venus officiellement au sommet de Johannesburg : les plus grands pollueurs du globe se posent en acteurs majeurs du développement durable. Faute d’un cadre réglementaire, les producteurs ressortent du sommet sans aucune obligation. C’est un échec grave que de n’avoir pas engagé les actions nécessaires à la transformation des modes de consommation et de production qui appauvrissent la planète et ses habitants.
3/7) le changement climatique
Les diplomates sont dorénavant confrontés au problème du changement climatique, problème qui a déjà été appréhendé de la manière la plus rationnelle qui soit dans les rapports rédigés par des milliers de scientifiques. L’adversité prend alors une figure non humaine, la Terre incarne ce qu’elle est : le tiers absolu, la condition de toute vie, bref, un ordre incontournable. La planète ne raisonne pas, elle renvoie l’humanité à la responsabilité des détériorations qu’elle lui fait subir. Point de duplicité, point de diplomatie possible : chercher des compromis, c’est reporter une échéance inéluctable plutôt que la résoudre. L’équation est donc d’une limpide cruauté : pour atténuer le bouleversement climatique, il faudrait réduire de moitié la concentration de CO2 dans l’atmosphère et la ramener au niveau de 1935.
Pourtant, à partir de l’adoption du protocole de Kyoto en 1997, les conférences annuelles sur le climat donnent l’impression de se consacrer au contournement des contraintes par l’élaboration de méthodes mathématiques de substitution comme les mécanismes de développement propre ou transfert de technologie vers les pays pauvres. Un scénario ubuesque consisterait à installer des centrales nucléaires dans le Tiers Monde ! Certains rêvent de pouvoir intervenir sur le climat à l’échelle planétaire, répandre des aérosols dans l’atmosphère… Ces techniques s’inscrivent dans la fuite en avant des sociétés industrielles, prêtes à tout pour ne pas modifier leurs modes de vie. La société devra par exemple réduire sa mobilité. Malheureusement, toute l’imagerie publicitaire de glorification de l’automobile et de la vitesse concourt au matraquage des esprits.
4/7) la perte de biodiversité
La biodiversité désigne une politique de coexistence des êtres vivants sur une planète aux ressources limitées. La diversité des cultures humaines et des imaginaires est indissociable de la diversité biologique. La biodiversité ne se limite donc pas à l’inventaire des espèces vivantes. La convention sur la diversité biologique a été adoptée lors du Sommet de la Terre de Rio en 1992. Les signataires de la convention se disent (dans son préambule) conscients de la valeur intrinsèque de la diversité biologique et de la valeur de la diversité de ses éléments constitutifs sur les plans environnemental, génétique, social, économique, scientifique, éducatif culturel, récréatif et esthétique ».Elle affirme la souveraineté de chaque Etat sur ses ressources. Mais la frontière entre bioprospection et biopiraterie reste floue.
La convention devait comporter un volet financier. Elle en a été privée sous la pression des Etats-Unis. Plus de dix ans après Rio, la conférence de La Haye sur la biodiversité a réaffirmé la nécessité de se doter d’un mécanisme financier. Avec un peu de chance, il sera adopté dans vingt ou trente ans… Ici comme ailleurs, la valeur marchande domine la valeur écologique ; il revient moins cher de couper des arbres sans se soucier de l’avenir que de pratiquer une gestion durable. Et que valent une girafe, un lamantin ? Quelle valeur donner à un paysage ? Que vaut le chant du loriot qui enchante la colline au petit matin ? Son extinction sera-t-elle jamais compensable ? Les humains se sont habitués à jouir des écosystèmes en oubliant leur valeur écologique.
5/7) remplacer la nature : les OGM
La philosophie du progrès comme promesse de la vie bonne n’a pas tenu parole : les humains se déchirent, la nature s’épuise, la modernité est décevante. Ne vaut-il pas mieux remplacer cet existant souffrant et souillé par une réalité rationnellement créée ?
Les produits transgéniques fracturent la barrière entre les espèces et la barrière entre les règnes animal et végétal. Les plantes trangèniques, aux allures naturelles, résultent d’un bricolage technologique qui présentent à la fois la violence d’un bombardement (insertion d’un plasmide dans la cellule hôte grâce à un canon à particules) et l’approximation d’une manipulation aveugle (insertion au hasard dans le patrimoine génétique).Les premières plantes transgéniques sont apparues aux Etats-Unis en 1994, avec la tomate à mûrissement ralenti. En 2002, les cultures d’OGM couvraient déjà une surface de près de 59 millions d’hectares.
Pourtant, nul assureur n’est prêt à couvrir le risque transgénique, du fait de l’évolution inconnue de ces plantes dans l’espace et dans la durée, alors que leur uniformité génétique les rend très vulnérable aux épidémies. Aux Etats-Unis, les agriculteurs ont désormais l’obligation de semer au moins 20 % de maïs non-OGMM à proximité de leurs champs pour éviter que la pyrale ne développe une résistance aux plantes insecticides.
6/7) l’aberration nucléaire
Le nucléaire est un complexe productiviste non économique, au sens où ce qui est recherché n’est pas d’abord un profit financier, mais une situation de pouvoir construite par les dirigeants des appareils d’Etat. Le démentiel « programme Messmer », élaboré en quelques semaines par la direction d’EDF après l’annonce par l’OPEP du quadruplement du prix du pétrole, et imposé en quelques heures à un Premier ministre puis à un conseil restreint, prévoyait la construction de 50 réacteurs en 1985 et de 200 en l’an 2000. Cette perspective ne fut nullement étayée sur la démonstration de la compétitivité du prix du kilowattheure, mais sur le spectre de la pénurie d’énergie.
Un marketing agressif fut élaboré pour convaincre nos concitoyens des charmes du tout électrique : de 1974 à 2000, la consommation électrique a quadruplé ! Mais en France le citoyen paie deux fois son électricité : avec la facture EDF et avec ses impôts. L’Etat subventionne de nombreuses charges tells que la recherche, les assurances, le démantèlement, le stockage des déchets et les retraites des employés. L’électronucléaire privatisé et assumant ses charges, ça ne marche pas.
C’est une propriété étonnante du productivisme que d’avoir mis au point sa continuation par des entités techniques autonomes ; une société qui déciderait d’en sortir dès aujourd’hui aurait à gérer pendant de siècles des sarcophages de centrales et de déchets nucléaires ainsi que des flux de gènes dans des paysages chimériques.
7/7 l’avenir sera ce que nous en faisons
Il est fort possible que, dans les années 2030, nos enfants se demanderont comment tant d’adultes ont pu foncer aveuglément dans le mur, en accélérant et en klaxonnant.
Ce qui arrive n’est plus une impénétrable voie du Seigneur, mais la conséquence de causes profanes. L’alerte a été donnée par René Dumont à l’occasion de sa campagne présidentielle de 1974 : « L’expansion sauvage actuelle nous menant tout droit aux pires catastrophes, il nous faut réorienter tout l’appareil économique, toute la structure de production ». Il y a en effet un risque systémique aux coûts économiques incalculables : la fin du transport massif par véhicule à pétrole dans une génération, et la fin concomitante de l’agriculture mécanisée à fertilisants azotés de synthèse. L’étendue de notre dépendance à l’égard d’un pétrole bon marché est telle que le secteur des banques et assurances serait lui aussi durement frappé par un choc pétrolier.
Plusieurs scénarios peuvent être décrits, par exemple « Barbarie et dévastation » ou « Dictature et forteresses ». Une troisième voie, « Démocraties et soutenabilité », est étroite mais désirable : des changements radicaux mais négociés, des valeurs fondées sur la solidarité entre les humains, la conscience des responsabilités vis-à-vis de la planète. Le sentiment de la menace imminente paraît être l’incitation la plus puissante en faveur d’un abandon des modes de production et de consommation productivistes, d’un renoncement à la démesure. La soutenabilité deviendra la priorité politique absolue parce qu’elle sera désormais une affaire personnelle pour les puissants de ce monde, comme pour chacun d’entre nous. Tous les collectifs contribueront à orienter l’évolution de la soutenabilité, sans qu’aucun puisse prétendre la maîtriser seul. Il s’agira d’une mobilisation générale des sociétés choisissant la décroissance matérielle.
En deux générations, la situation peut changer. Dans deux générations, elle ne changera plus.
(Fayard)