Selon le Canadien Ronald Wright, ce qui distingue les humains des chimpanzés et des gorilles consiste dans le fait que l’espèce humaine a été formée moins par la nature que par la culture. Nous sommes devenus des créatures expérimentales de notre propre fabrication. Mais à mesure que se développent les cultures et que leurs technologies gagnent en puissance, il y a un risque, c’est ce qu’il appelle le « piège du progrès ». Les chasseurs de la fin de l’âge de pierre n’étaient pas maladroits, mais ils étaient incompétents parce qu’ils ont enfreint la règle primordiale de tout bon parasite : ne pas tuer son hôte. En acculant à l’extinction espèce vivante après espèce vivante, ils sont tombés dans le piège du progrès. Voici quelques citations de ce livre :
- Toute civilisation a la fâcheuse habitude de tomber dans ce que j’appelle les pièges du progrès. Un petit village établi sur de bonnes terres en bordure d’un fleuve, ça marche ; mais quand le village devient une ville qui bétonne les bonnes terres, cela ne marche plus.
- Plus les réserves alimentaires sont prévisibles, plus la population augmente. Par contraste avec les chasseurs-cueilleurs nomades, les peuples sédentaires avaient peu de raisons de limiter le nombre d’enfants, qui se révélaient être une main-d’œuvre utile aux champs. Les cultivateurs ne tardèrent pas à surpasser en nombre les chasseurs-cueilleurs, en les assimilant, les tuant ou les repoussant dans la nature sauvage.
- Les progrès de l’agriculture entraient deux conséquences quasi inévitables. La première est biologique : la population augmente jusqu’à ce qu’elle atteigne la limite de son approvisionnement alimentaire. La seconde est sociale : toutes les civilisations deviennent hiérarchiques, et la concentration des richesses vers le haut fait en sorte qu’il n’y en a jamais assez pour tout le monde. Etant donné la concentration du pouvoir au sommet des sociétés de grande envergure, l’élite a un intérêt personnel à préserver le statu quo, car elle continue ainsi de prospérer dans les temps difficiles, longtemps après que la nature et le peuple ont commencé à souffrir.
- La pyramide de pierre ou de brique, qui peut prendre la forme d’une statue, d’un tombeau ou d’un gratte-ciel abritant des bureaux, est le signe extérieur de la pyramide sociale humaine. A son tour, la pyramide humaine est soutenue par une pyramide moins visible, la chaîne alimentaire et toutes les ressources des écosystèmes, également nommées son capital naturel. Une civilisation pyramidale est fortement instable à son apogée, lorsqu’elle exige le maximum de son environnement. Son seul moyen de progresser est de continuer à hypothéquer la nature et l’humanité.
- Quand la nature décide de saisir le bien hypothéqué – par l’érosion, des récoltes déficitaires, la famine et la maladie -, le contrat social s’effrite. La population pourra souffrir stoïquement pendant un moment, mais, tôt ou tard, la relation entre le souverain et le paradis s’avère illusion ou mensonge. Alors les temples sont pillés, les statues renversées, les barbares invités, et on voit l’empereur nu s’enfuir par une fenêtre du palais. Le rétablissement, quand il a lieu, prend des siècles, car il exige la régénération du capital naturel, et les forêts, l’eau et le sol arable se reconstituent lentement.
- A leur apogée, au VIIIe siècle, les cités mayas tournaient à la limite de leur capacité. Elles avaient déjà encaissé tout leur capital naturel ; la forêt était coupée, les sols épuisés, la population trop dense. Et le développement urbain a fait empirer les choses. A mesure que la crise prenait de l’ampleur, la réaction des dirigeants ne fut pas de chercher une nouvelle voie, de réduire les dépenses royales et militaires, d’encourager le contrôle des naissances. Non, ils continuèrent à faire ce qu’ils avaient toujours fait, mais en pire : ils construisaient des pyramides encore plus hautes, donnèrent encore plus de pouvoir aux rois, exploitèrent encore davantage les masses, partirent guerroyer encore plus loin. Exprimé en termes modernes, l’élite maya devint extrémiste, ou ultra-conservatrice, pressant jusqu’à sa dernière goutte le citron de la nature et de l’humanité.
- L’effondrement de la première civilisation de la terre, celle de Sumer, n’a affecté qu’un demi-million de personnes. La chute de Rome en a touché des dizaines de millions. Si la nôtre devait se révéler un échec, la catastrophe se chiffrerait en milliards. Chaque fois que l’histoire se répète, le prix augmente.
- De 1991 à 2004, plus d’un milliard de personnes sont apparues sur terre, soit l’équivalent de la population du globe au début de la mécanisation, en 1825. Si la civilisation industrielle devait échouer, le nombre de personnes capables de se nourrir indéfiniment à la force du poignet serait justement à peu près d’un milliard.
- Pour parer à la catastrophe, l’espoir nous pousse à inventer de nouvelles combines, lesquelles à leur tour créent des gâchis toujours plus dangereux. L’espoir nous fait élire le politicien qui fait les plus grandes promesses à la légère, et la plupart d’entre nous opteront pour un mince espoir plutôt que sur une frugalité prudente. Tout comme la cupidité, l’espoir fait tourner les moteurs du capitalisme.
- John Steinbeck a dit un jour que le socialisme ne s’est jamais enraciné aux Etats-Unis parce que les pauvres s’y voient non pas comme un prolétariat exploité, mais comme des millionnaires temporairement dans l’embarras. Marx avait certainement raison lorsqu’il qualifiait le capitalisme de « machine à démolir les limites ».
- Tant le capitalisme que le communisme sont des utopies offrant des utopies rivales du paradis sur terre. En pratique, le communisme n’était pas plus indulgent pour le milieu naturel, mais au moins il proposait le partage des biens. Le capitalisme agite devant nous l’illusion que l’économie est infinie et le par conséquent sans importance. Mais par le passé, seuls les pauvres perdaient à ce jeu ; à présent, c’est la planète entière qui en souffre.
- Nous continuons d’avoir des cultures et des systèmes politiques différents, mais sur le plan économique il n’y a plus désormais qu’une seule civilisation s’alimentant à même le capital naturel de toute la planète. Nous pratiquons partout l’abattage du bois, la pêche intensive, la construction effrénée, et aucun coin de la biosphère, n’échappe à notre hémorragie de déchets.
- La multiplication par vingt du commerce mondial depuis les années 1970 a pratiquement éliminé l’autosuffisance. Joseph Tainter note cette interdépendance en prévenant que « l’effondrement, s’il doit se produire à nouveau, se produira cette fois à l’échelle du globe. La civilisation mondiale se désintégrera en bloc ».
- Si la civilisation veut survivre, elle doit vivre des intérêts, et non pas du capital, de la nature. Les indicateurs écologiques montrent qu’au début des années 1960 les humains utilisaient environ 70 % de la production annuelle de la nature ; dès les années 1980, nous avions atteint 100 % ; et en 1999, nous en étions à 125 %. Ces chiffres sont imprécis, mais leur tendance balisent la route vers la faillite.
- Les civilisations chutent plutôt soudainement - l’effet château de cartes -, parce que, lorsqu’elles atteignent le point où la pression sur l’environnement est maximale, elles deviennent fortement vulnérables aux fluctuations naturelles. Le danger le plus immédiat que pose le changement climatique se trouve dans les greniers agricoles du monde.
- Les impératifs moraux comme l’altruisme ou l’amour de la nature vont à contre-courant du désir humain. La raison la plus impérieuse pour réformer notre système est qu’il ne sert les intérêts de personne. C’est une machine à suicide.
- La fortune n’est pas un bouclier contre le chaos, comme l’a bien montré la surprise qu’on lise sur chacune des têtes hautaines tombées jadis sous le couteau de la guillotine.
- La réforme nécessaire n’est pas anticapitaliste, anti-américaine, ni même profondément écologiste ; il s’agit simplement de passer de la pensée à court terme à la pensée à long terme. De l’imprudence et de l’excès à la modération et au principe de précaution.
- Nous possédons les outils et les moyens nécessaires pour partager les ressources, dispenser les soins élémentaires, contrôler les naissances, fixer des limites qui soient alignées sur les limites naturelles. Si nous ne faisons pas cela dès maintenant, tant que nous sommes prospères, nous ne serons jamais capables de le faire quand les temps seront devenus difficiles. Notre destin s’échappera de nos mains. Et ce nouveau siècle ne vivra pas très vieux avant d’entrer dans une ère de chaos et d’effondrement qui éclipsera tous les âges des ténèbres du passé.
Conclusion :
- La santé de la terre et de l’eau – et celle des arbres, qui sont les gardiens de l’eau – est la seule base qui assure à long terme la survie et le succès de toute civilisation. Une civilisation n’est pas meilleure que ses forêts.
- Si nous échouons, si la Biosphère ne peut plus assurer notre subsistance parce que nous l’aurons dégradée, la Nature haussera simplement les épaules en concluant que laisser des singes diriger un laboratoire était amusant un instant, mais que, en fin de compte, c’était une mauvaise idée.
(éditions Naïve, 2006)