Bernard Charbonneau et son ami J.Ellul se singularisent par leur manière d’aborder la crise de civilisation que connaît la société technoscientifique. Pour les deux Gascons, « ce n’est pas la forme d’un gouvernement qui fera changer la route de cet événement universel qu’est la technique », il y a une autonomisation des structures qui annonce la défaite de l’homme. Nous pouvons résumer cette pensée en quatre points :
1/5) La saisie de la nature par la société industrielle
Dès 1936, Bernard Charbonneau rédigea un manifeste de 53 pages considéré aujourd’hui comme le document fondateur de l’écologie politique française : Le sentiment de la nature, force révolutionnaire. Fascisme, communisme et libéralisme sont des réponses superficielles au problème de la civilisation industrielle et ne changeront pas notre quotidien car ils ont en commun la même religion de la production et de l’organisation industrielle. Un progrès économique ne peut être obtenu que par un renforcement de l’armature sociale. C’est pourquoi la synthèse entre un progrès indéfini de la liberté et une croissance sans fin du confort est une utopie. Dans son manifeste, Bernard affirmait l’urgence de mettre la question de la nature et de sa protection au cœur de la politique. Il concluait à la nécessité d’inventer un rapport non industriel à la terre, indispensable pour assurer la reproduction des ressources naturelles, le maintien des sociétés locales et l’épanouissement des individus. Il devra attendre trente ans pour que l’écologie devienne un fait social et qu’un éditeur accepte de le publier sous le titre Le jardin de Babylone.
Bernard n’a pourtant jamais été un apôtre du retour à la nature, il n’idéalise pas la nature ; sous son règne triomphe tout ce que fuit l’esprit humain : l’absence de sens, la contrainte de règles impersonnelles et la mort. Il est clair que l’homme n’a pu être lui-même qu’en se retournant contre la nature dont il est sorti. C’est pourquoi Bernard insiste sur le fait fondamental que la nature que connaît l’homme n’est pas la nature sauvage, mais une nature aménagée, c’est-à-dire résultant d’une « mise en ménage » de l’homme et de son milieu naturel. Presque partout dans le monde, ce que nous appelons nature est en réalité une campagne modelée au fil des millénaires par l’action de l’homme.
Mais si l’homme introduit dans la Biosphère des perturbations trop importantes, c’est toujours le jeu imperturbable des lois de la nature qui rendront la terre inhabitable pour l’homme : la nature, elle continuera d’exister ; elle a pour elle les millions d’années et l’immensité du cosmos pour recommencer. La nature est invincible ; au contraire c’est l’homme qui est fragile. Ce que Bernard redoute, c’est que l’imprudence et l’inconséquence humaines favorisent une réorganisation de la nature qui, de toute façon, produira de nouveaux équilibres, mais dans laquelle l’homme libre n’aura plus sa place. Ce n’est pas de protection de la nature qu’il s’agit, mais de celle de l’homme par et contre lui-même.
En effet, l’explosion industrielle détruit, en même temps que la nature, la campagne et la ville pour les confondre dans le chaos des banlieues. Dans leur nouveau milieu industriel et technicien sur-organisé, les masses urbaines sont frustrées de diversité sociale, de nature et de liberté ; elles cherchent à s’évader et il en résulte une massification du tourisme qui a lui aussi des effets destructeurs sur les milieux naturels et les cultures locales et, en fin de compte, le processus tend à se mondialiser. L’activité qui traduisait une aspiration à la nature et à la liberté favorise, en se généralisant, l’extension à de nouveaux espaces de cela même précisément qu’elle fuyait : le béton, la masse et le règlement. Tôt ou tard, à l’exploitation capitaliste des espaces libres succède l’aménagement étatique et la socialisation du paysage. Alors la boucle de l’organisation totale se referme et l’homme moderne se voit, au nom du progrès, définitivement privé de nature, c’est-à-dire de la possibilité de sortir d’une organisation sociale totalitaire. La société submergera de réponses les innombrables désirs qu’elle ne cessera d’éveiller. Il n’y aura ni plantes, ni bêtes vivantes, mais d’innombrables produits, et surtout d’innombrables spectacles. L’homme vivra de la substance de l’homme, dans une sorte d’univers souterrain.
2/5) La Grande Mue
Grandi à l’ombre de la première grande guerre industrialisée de 1914-18, Bernard Charbonneau acquiert la conviction que s’ouvre ainsi le règne de la soumission de toute réalité à la logique technicienne et industrielle, ce qu’il appelle la grande Mue de l’humanité. Voici la définition qu’il en donne dans Le système et le chaos (1973) : « L’immutabilité d’un ordre à la fois naturel et divin fut celui du passé, la croissance indéfinie est devenue à la fois le fait et le dogme de notre temps. La Grande Mue qui travaille dans les sociétés industrielles (et les autres à leur suite) est la réalité immédiate que nous pouvons appréhender dans le quotidien de notre vie et le moteur profond d’une histoire que religions et idéologies s’époumonent à suivre ; chaque homme l’expérimente à chaque instant et partout, par-delà classes et frontières, elle met en jeu l’humanité. »
Bernard a la conviction que le caractère le plus inquiétant de cette Grande Mue est qu’elle est animée par un mouvement de totalisation, auquel elle tend d’elle-même, par la force des choses, c’est-à-dire selon une nécessité qui se déploie de manière impersonnelle et indifférente aux projets humains. La Première Guerre mondiale, puis la montée des totalitarismes, ne sont que les préfigurations partielles du danger qui menace désormais l’homme, à savoir l’émergence et la mise en place d’une organisation totale qui, échappant à toute conscience personnelle, serait l’équivalent d’un suicide spirituel de l’humanité. Ainsi dans Le jardin de Babylone (1969) : « Parce que notre puissance s’élève à l’échelle de la terre nous devons régir un monde, jusqu’au plus lointain de son étendue et au plus profond de sa complexité. Mais alors l’homme doit imposer à l’homme toute la rigueur de l’ordre que le Créateur s’est imposé à lui-même. Et le réseau des lois doit couvrir jusqu’au moindre pouce de la surface du globe. En substituant dans cette recréation l’inhumanité d’une police totalitaire à celle d’une nature totale. »
Ce qui caractérise la nouvelle civilisation qui se met en place, c’est que la logique de la puissance et de l’efficacité s’y autonomise et ne connaît plus de limites, qu’il s’agisse de la puissance de la manipulation technique des choses et de l’exploitation industrielle de la totalité de la nature, ou qu’il s’agisse de la puissance de la manipulation technique de l’homme et de l’organisation technocratique de la société. Par ailleurs, ce qui caractérise la nature de ce passage d’une civilisation à l’autre et qui motive également la métaphore biologique, c’est que pour l’essentiel il s’effectue hors de la pensée : la dynamique échappe à la volonté consciente, on se persuade que la plus grande aventure humaine de tous les temps ne met pas l’homme en cause et qu’il n’y a pas lieu d’intervenir. Or pour Bernard il est non moins évident que le développement technoscientifique met l’homme en cause et qu’il faut intervenir.
3/5) Critique de la société de croissance
La poursuite du développement engendre une dialectique du système et du chaos qui, poursuivie jusqu’à son terme, déboucherait sur le suicide physique ou, plus probablement, spirituel de l’humanité.
Le système, c’est ce vers quoi tend la logique du progrès technique, scientifique et économique. Grâce à la conjonction de la science, de la technique et de l’Etat, la machine du développement fonctionne. Et ce qu’elle produit, c’est de la croissance économique, devenu synonyme de progrès. Or cette croissance économique qui était au départ un but est devenue une obligation, de sorte que c’est désormais par nécessité que toutes les sociétés de toute la planète sont engagées dans une course à la croissance. Charbonneau souligne le caractère déraisonnable de la logique productiviste. L’économie moderne ne peut échapper aux crises qu’à la condition de croître sans cesse. Le culte du progrès économique, identifié au progrès social, conduit à une société paradoxale où il ne s’agit plus de produire pour consommer, mais plutôt de stimuler la consommation pour éviter l’effondrement de l’appareil productif et maintenir un niveau d’emploi constamment remis en question par l’innovation technologique. L’économie finit par être principalement au service d’elle-même. La politique n’a plus pour objectif de composer avec la nécessité économique, mais de la renforcer. Ainsi se généralise l’univers bureaucratique ; le monde des dossiers et des bureaux s’étend à toute la vie, à toutes les activités, à tous les territoires.
Le développement exponentiel envahit tout, impose partout sa rationalité particulière, son mode d’organisation industrielle ou bureaucratique au service de la croissance économique et du toujours plus. L’homme du développement doit s’habituer à ce que rien ne dure. Cela est vrai de ses valeurs, de ce qui donne un sens à sa vie, cela est vrai aussi de ses connaissances, de son gagne-pain, du cadre de sa vie quotidienne, des institutions même. C’est ainsi que pour créer une zone d’industries pétrochimiques au débouché de l’estuaire de la Gironde, on a détruit les zones ostréicoles qui contribuaient depuis des siècles à faire vivre les populations locales. Ce développement engendre le désordre, la désorganisation écologique et sociale, ce que Bernard appelle le chaos. Cette contradiction entre le système et le chaos ne peut être surmontée que par un renforcement de la dynamique totalitaire de l’organisation sociale.
Cette croissance ne peut satisfaire qu’une catégorie de personnes, les hommes d’action ou plutôt de pouvoir : ils sont à leur aise, ils mesurent, ils découpent, ils malaxent, ils construisent, ils détruisent. Ceux qui sont fait simplement pour le bonheur n’ont plus de place sur ce chantier. Quant à la masse des individus, la société industrielle leur assure le pain, leur assure le cirque, mais leur ôte tout pouvoir. L’homme ne vit plus la nature, la société la lui donne en spectacle… Tout pour le peuple, rien par le peuple !
4/5) La dépersonnalisation
La croissance démesurée des différentes structures est une réponse au désir des individus de se défaire de leur liberté et de se confier à la force des choses. Pour Bernard Charbonneau, « L’homme est un animal qui rêve de liberté, mais ne la supporte pas ». Dans un article de 1939, il affirme que « la société actuelle, par ses principes et son fonctionnement, ne peut avoir qu’un résultat : la dépersonnalisation de ses membres ». Pour illustrer cette dépersonnalisation, il s’intéresse à toutes les servitudes de la vie quotidienne : la transformation de la qualité du pain, l’invasion des villes par l’automobile, l’obligation de faire la queue ou de remplir des formulaires. Bernard a toujours refusé, au nom de l’unité de la vie, ce qui favorise le cloisonnement de l’existence en domaines séparés. La dépersonnalisation qui résulte de l’appauvrissement de la vie sensible lui semble aussi grave que celle qui résulte des relations de pouvoir, ou des mécanismes économiques. La dépersonnalisation, c’est celle de l’enfant qui s’ennuie en ville, du soldat au front, de l’ouvrier dans l’usine, du citadin coincé dans les murs de sa ville ou dans un terrain de camping surpeuplé. Le renforcement de la contrainte sociale et l’appauvrissement de l’existence qui résultent de l’hypertrophie des structures socio-économiques ont également une cause subjective, à savoir le renoncement des individus à l’exercice personnel de la liberté.
La force des choses fonctionne dans l’exacte mesure où l’homme démissionne. La dépersonnalisation ne peut se déployer et se renforcer que par l’intériorisation et le mensonge social. Les déterminations objectives ne peuvent se généraliser que parce qu’elles se nourrissent du consentement, voire de la participation des sujets.
5/5) Conclusion :
Face au chaos, Bernard propose quelques orientations d’action :
- Ralentir le développement technique et scientifique
- Stabiliser l’économie
- Structurer un mouvement critique.
A toi maintenant de trouver ta propre réponse à cette profonde crise de la société humaine décrite par Bernard Charbonneau… Mais réfléchis d’abord à une de ses phrases : « On ne peut bouger une pierre sans modifier l’équilibre de la planète, et pourtant nous déplaçons aujourd’hui des montagnes. »