Ce livre méconnu pose pourtant l’analyse de fond. La révolution industrielle a détruit la paysannerie, socle fondamental de nos besoins primaires, alimentaires. Le système de classification moderne a bien octroyé au secteur agricole la qualification de « primaire » (qui vient en premier), mais c’est pour mieux glorifier l’extension du secteur secondaire puis tertiaire. Pourtant que ce soit clair : ouvriers, employés et cadres ne sont que des parasites qui vivent au crochet des agriculteurs. Avec les crises écologiques qui menacent, le besoin d’avoir de quoi se nourrir va redevenir l’exigence de tous les jours. Les paysans seront de retour.
Toutes les phrases de ce résumé sont extraites du livre de Silvia Pérez-Vitoria, mais reconstruites et classées par les soins de biosphere.
1/7) introduction
Jusqu’au début de l’ère industrielle, toutes les civilisations étaient agraires. L’agriculture façonnait la cosmogonie, l’art, les modes de vie. L’habitat, l’outillage, l’habillement, l’alimentation différaient d’une culture à l’autre, parfois d’une vallée à l’autre. Le contraste est frappant avec l’homogénéité des vies majoritairement urbaines des sociétés industrialisées.
Sous le vocable de modernisation on a assisté à une véritable éradication. Au XIXe siècle près de 97 % de la population mondiale vivaient encore dans les campagnes. Entre 1900 et 1990, on estime que la population des villes est passée de 10 % à plus de 50 %. L’ouverture des voies de communication va, pour reprendre l’expression de Karl Polanyi, désenchâsser l’économique du social en lui permettant de s’autonomiser. La monétarisation, souvent forcée, des activités va faire perdre aux sociétés agraires une partie de leur autonomie. De dominantes, ces sociétés vont se trouver dominées. Ce qu’on appelle à tort « exode rural » est en fait le résultat d’une véritable déportation économique et sociale. Migrations des populations des campagnes vers les villes, destruction des langues et des cultures, dévalorisation des savoir-faire et des modes de vie, destruction de l’environnement naturel : Pierre Thuillier parle du « meurtre du paysan » qui est inscrit dans le programme symbolique de l’Occident.
Je (Silvia Pérez-Vitoria) me place délibérément du côté des paysans. Bien sûr pas de tous les paysans : il y a des « agricultueurs » et des « agricultués ». Les premiers sont de gros exploitants qui gèrent la terre, les plantes et les animaux comme des objets inanimés dont il convient de tirer le plus gros bénéfice. Par là-même ils tuent la terre, les paysans, l’avenir de l’humanité. Totalement dépendants du système industriel, ils en subissent les aléas. Grandement destructeurs des équilibres naturels, ils scient méthodiquement la branche sur laquelle ils sont assis. Quant aux « tués », ils ne veulent pas mourir, ils ne sont pas séduits par les lumières de la ville. Ils nous parlent de construire d’autres rapports avec la nature et entre nous. Ils ont des connaissances parfois millénaires, ils aiment ce qu’ils font, ils sont là pour longtemps…et heureusement pour nous. Mais la conception dominante de la civilisation exigeait le sacrifice de l’homme des campagnes.
2/7) le sacrifice des paysans
Longtemps, une partie des terres est restée bien commun ». En Angleterre, ce sont les lois d’enclosure qui firent disparaître les communaux de 1700 environ à 1845. C’était la condition pour « libérer » une main d’ouvre qui allait servir dans le processus d’industrialisation naissant. Détacher l’homme de la terre a été un moyen de faire « circuler » les hommes et la terre. La terre devient à la fois marchandise et moyen de production. Transformée en chose, elle devient un bien indifférencié qui pourra être échangé, exploité, détruit. Ce processus est lié à l’individualisation des hommes qui deviennent eux aussi des êtres indifférenciés. L’appropriation privée des terres contribuera largement à la distension des liens de solidarité qui unissaient les membres d’une même communauté. Tant que les techniques agricoles contraignaient les hommes à travailler ensemble ces liens perduraient.
Dès le début de l’industrialisation, la paysannerie a constitué un enjeu idéologique. Elle fut dénigrée par les tenants de la modernisation, les termes ne manquent pas : cul-terreux, bouseux, plouc, péquenot… Ils étaient considérés comme sales, ignares, non civilisés. En 1954, René Dumont parlait même de la modernisation des campagnes comme d’un « recul de l’irrationnel ». Mais la paysannerie fut aussi l’enfant chéri de tous les conservatismes. John Berger oppose la culture de la survie, celle des paysans, à la culture du progrès, celle du prolétariat et des villes. Aujourd’hui, alors que la fraction technocratique de la classe dominante proclame « la fin des paysans » sans doute pour la faire advenir plus rapidement, d’autres fractions, au nom de l’écologie, développent depuis quelques années une idéologie nostalgique magnifiant un mode de vie que les paysans ont presque totalement abandonné.
3/7) les méfaits de la division du travail
La modernisation agricole a entraîné la disparition de la plupart des activités communes. Le sarclage, le battage, les récoltes seront progressivement mécanisés et certains travaux effectués par des entreprises extérieures. La porte est ouverte de la transformation du paysan en exploitant agricole. Un exploitant agricole qui convertit sa production en agriculture biologique se rapproche du paysan. Un paysan qui décide de semer des semences génétiquement modifiées est en voie de se transformer en exploitant agricole. Un corps d’experts s’est constitué au cours des deux derniers siècles pour étudier et produire savoirs et méthodes. En matière d’agriculture, ils ont particulièrement bien travaillé. Non seulement ils ont enraciné l’idée qu’un pays développé devait avoir moins de paysans (très franchement qu’est-ce que cela veut dire ?), mais ils ont réussi à convaincre les intéressés eux-mêmes qu’ils devaient disparaître et que c’était pour le bien de tous. En France, l’exploitation moyenne est passée de 14 hectares en 1960 à 40 hectares aujourd’hui. Tous les bouleversements qu’a connus l’agriculture mondiale, de la révolution verte aux accords de libre-échange, se sont traduits par des phénomènes de concentration. Il fallait environ 30 hectares pour nourrir 30 truies. Puis les usines d’alimentation du bétail ont fourni la totalité de la nourriture. Il suffit maintenant de 0,70 m2 au sol par porc, mais cette terre dont on semble pouvoir se passer va être prise « ailleurs ». Pour l’alimentation du bétail, on estime que l’Europe utilise sept fois sa superficie dans les pays du Tiers Monde.
La spécialisation de l’agriculture s’est développée à l’échelle globale. D’abord régionale, puis nationale, elle est aujourd’hui internationale. Avec la spécialisation, des régions entières vont se consacrer à des monocultures, dans le but affiché d’accroître les rendements. Les données écologiques n’ont jamais été prises en compte. La spécialisation épuise les sols, favorise le développement de parasites et de maladies ; on estime qu’environ 500 espèces d’insectes, 150 maladies de plantes, 133 variétés d’herbes et 70 types de champignons sont devenus résistants aux produits chimiques censés les combattre. La spécialisation constitue un risque majeur pour l’agriculteur qui ne répartit pas les risques comme dans l’agriculture traditionnelle. Au lieu de travailler avec la nature et en synergie avec les écosystèmes, on s’est habitué à suivre les modes d’emploi inscrits sur les bidons de pesticides. La mécanisation a aussi considérablement accru la dépendance énergétique de l’agriculteur. Avec la machine, il fera appel à de l’énergie non renouvelable, à des prix qu’il ne maîtrise pas. De plus cela a signifié les débuts de l’endettement généralisé.
4/7) les méfaits de la technique
Traditionnellement, le paysan a pratiqué un travail de sélection de ses plantes en mettant de côté ses meilleures graines. Au XXe siècle, l’émergence des « hybrides » oblige l’agriculteur à acheter à l’industrie les semences qu’il produisait auparavant lui-même. La plupart des aides européennes aux agriculteurs sont conditionnées par l’utilisation de ces semences « améliorées ». Pourtant il s’agit avant tout d’une technique d’expropriation et non d’une amélioration puisque la plante ne conserve pas ses caractéristiques d’une génération à l’autre. Avec l’introduction des semences à haut rendement l’appauvrissement génétique s’est accru au Nord comme au Sud. L’étape suivante est le développement d’OGM par les biotechnologies. Pour les agriculteurs, la dépendance s’accroît puisqu’ils doivent acheter très cher des semences et les produits qui les accompagnent. De plus ils doivent subir régulièrement les contrôles des entreprises qui tiennent à s’assurer qu’ils ne disposent pas des semences à leur guise. La collusion entre industries chimiques, industries de semences et biotechnologies n’est pas fortuite : pas d’utilisation de semences sans leur accompagnement de produits phytosanitaires voire d’engrais chimiques, quant aux biotechnologies elles permettent aux industries semencières et aux industries chimiques de se compléter pour étendre leur marché.
Pourtant il n’y a pas de technologie supérieure ni inférieure ; on ne peut mesurer un équipement technologique qu’à sa capacité de satisfaire, en un milieu donné, les besoins de la société. On peut se demander quels besoins satisfait la technologie agricole. Une petite minorité tire un profit certain de ce système. Mais l’environnement, c’est-à-dire les équilibres des écosystèmes, se trouve gravement menacé. Les paysans perdent leur emploi, l’alimentation de la planète n’est plus assurée, la santé de ceux qui parviennent à manger est en danger. Généralement on vante la productivité de l’agriculture industrielle. Mais si on introduit l’énergie, les intrants chimiques ou le renouvellement des agrosystèmes dans les calculs, on arriverait à des résultats bien différents. Dans un numéro de Scientific American de juillet 1994, on montrait que la polyculture traditionnelle produit 100 unités de nourriture pour 5 intrants alors qu’il faut avec l’agriculture industrielle 300 intrants pour produire la même quantité de nourriture. Face aux nécrotechnologies - détruisant la terre, les semences et les hommes tout en employant du travail mort et en épuisant les énergies fossiles –, les valeurs du monde paysan sont plutôt du côté de la vie : régénération de la nature, utilisation du travail vivant, développement des semences, articulation de tous les systèmes vivants pour assurer la production d’aliments.
5/7) les méfaits du libre-échange
En 1986, l’agriculture entre dans les accords du GATT avec l’Uruguay Round. La suprématie de la marchandise sur l’aliment est actée dans des textes internationaux. Le seul intérêt est le développement du commerce et les profits des transactionnaires (firmes agro-exportatrices, sociétés de transports, assurances, banques). Le commerce équitable est souvent présenté comme une alternative au commerce mondial dominant. Mais la part qui revient au producteur local reste minime, le reste entre dans les rouages qui alimentent le marché mondial (les transactionnaires) et se retrouve dans les circuits économiques des pays du Nord. En travaillant avec McDonald’s, le commerce équitable renforce la stratégie marketing de ceux qui contribuent le plus à uniformiser les pratiques alimentaires dans le monde. Quand un consommateur achète son café dans un magasin aseptisé, dédié à la consommation, il est bien loin du petit producteur d’Amérique centrale : penser à une prise de conscience des consommateurs du Nord sur les conditions de vie des petits paysans du sud est donc illusoire.
On constate aussi que tous les pays qui exportent beaucoup importent beaucoup, ce qui signifie qu’ils sont doublement dépendants. Le seul intérêt est le développement du commerce et les profits des transactionnaires (firmes agro-exportatrices, sociétés de transports, assurances, banques). Cela ne favorise ni l’alimentation de la population, ni l’activité du paysan local, ni les économies d’énergie. Il faut protéger ses frontières contre les produits qui arrivent moins chers. Le protectionnisme est une condition incontournable de l’autonomie. Via Campesina demande le retrait de l’agriculture de l’OMC (organisation mondiale du commerce), ou plutôt le retrait de l’OMC de l’agriculture.
6/7) souveraineté alimentaire contre sécurité alimentaire
Le développement tel qu’il a été réalisé depuis le milieu du XIXe siècle a certes apporté un bien-être matériel à une minorité de la population mondiale mais il a plongé la très grande majorité de la planète dans une misère sans précédent. Les prévisions sont apocalyptiques : 4 millions de familles rurales devraient disparaître dans les nouveaux pays adhérents de l’Union européenne. Une mort lente et silencieuse dont personne ne parle. A-t-on entendu un mot officiel sur la question au moment de l’élargissement de l’Europe ? Il n’était question que de mettre fin à l’archaïsme des structures agraires des pays de l’Est. La disparition des paysans signifie la concentration des terres et l’industrialisation de l’agriculture. Il s’ensuivra des migrations massives vers les villes, une augmentation du chômage et de la délinquance ; les populations déracinées sans travail se tournent vers ce qui leur permet de vivre. On estime qu’il y a aux Etats-Unis plus de gens dans les prisons que d’agriculteurs. Partout dans le monde il s’agit de réduire la population du secteur primaire. La Chine sacrifie ses campagnes dans un processus dantesque de modernisation. Elle devrait perdre 400 millions de paysans. C’est le pays qui compte le plus fort taux de suicide du monde. Les taux sont trois fois plus élevés à la campagne que dans les villes : « 58 % des suicidés ont mis fin à leurs jours avec le pesticide en vente libre dans leur région. » (Le Quotidien du peuple, 24 novembre 2003)… L’« archaïsme » des structures agraires signifie en fait biodiversité et diversité culturelle, entretien du territoire et des écosystèmes, équilibre ville-campagne. Il faut lutter contre tout ce qui contribue à faire disparaître les paysans.
La souveraineté alimentaire et la sécurité alimentaire renvoient à la différence entre autonomie et dépendance. Pour la FAO « la sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont un accès à une nourriture suffisante. » Dans ce contexte, le commerce est un élément essentiel de la sécurité alimentaire ; pour assurer sa sécurité alimentaire un pays pourrait donc importer 100 % de son alimentation. Pour Via Campesina, mouvement mondial de petits paysans fondé officiellement en 1993 à Mons en Belgique, la souveraineté alimentaire est définie comme « le droit de chaque nation de maintenir et d’élaborer sa propre capacité à produire son alimentation de base dans le respect de la diversité culturelle et productive ». L’approche de la FAO est une approche de consommateur, la souveraineté alimentaire de producteur. La plupart des gens, en particulier dans les villes, ne se posent les questions qu’en termes de consommation, jamais de production. Le discours d’un organisme comme l’OMC entre tout à fait dans cette logique, il s’adresse aux consommateurs. Sauf que, faute de travail et donc de revenus, les consommateurs mexicains ne peuvent plus acheter le maïs importé dans le cadre de l’ALENA. La souveraineté alimentaire, le droit de produire nos aliments sur notre propre territoire, pose la question de la finalité de l’agriculture. Elle s’articule avec la défense d’une relocalisation de l’agriculture vivrière.
7/7) solution : le retour des paysans
Dans l’agriculture la décroissance signifie le remplacement du capital par du travail. Si l’accès à la terre constitue un des moyens incontournables pour la survie de millions de paysans dans le monde, sa fonction sociale concerne aussi l’ensemble de l’humanité. En effet, quel que soit l’avenir de nos sociétés, la terre reste le fondement de leur alimentation. La terre est aussi la condition pour la régénération de la nature et de la vie sociale. Après les ravages de plus de 150 ans d’industrialisation on peut voir actuellement dans la destruction des terres et des organismes vivants une menace réelle. La guerre fait apparaître les avantages du système agricole traditionnel. Entre 1940 et 1944 c’est une chance pour la France de compter encore un bon tiers de la population dans l’agriculture. Si un conflit d’une ampleur comparable se produisait aujourd’hui, il n’est pas sûr que la population française puisse survivre. A Cuba, après l’échec de la politique agricole menée par le régime de Fidel Castro, les habitants des villes sont fortement encouragés à planter des fruits et des légumes dans leurs patios. En cas de crise, on a recours à l’agriculture, seule activité indispensable à la survie de l’homme. Avec un retour des paysans, on aurait besoin de plus de main d’œuvre dans les campagnes. En France, on aurait sur les marchés 3 600 variétés de pommes au lieu des 12 actuelles. On consommerait davantage sur place. C’est en fait la situation à laquelle conduirait une exacerbation de la crise pétrolière.
Peut-être ne redeviendrons-nous pas tous paysans*, mais il est peu probable que nos sociétés aient un avenir sans une paysannerie nombreuse et forte. On estime qu’aujourd’hui, dans le monde, il existe environ 28 millions de tracteurs, tandis que 350 millions de paysans font appel à la traction animale et 1 milliard travaillent manuellement. Les luttes paysannes actuelles se situent à l’avant-garde du mouvement social international qui se développe depuis les années 1990. Les organisations paysannes entrent de plus en plus sinon en alliance, tout au moins en convergence, avec d’autres groupes sociaux dans des actions pour l’élargissement des espaces de démocratie, pour la préservation de la sécurité alimentaire, pour la défense de l’identité culturelle. Les actions contre les OGM ou la malbouffe ont mobilisé plus largement que les seuls paysans. Il est probable que de plus en plus de gens sentent confusément que les problématiques soulevées par les luttes paysannes sont vitales et stratégiques. Au moment où l’on constate la quasi-disparition d’une internationale ouvrière les paysans prennent le relais, eux qu’on a si souvent qualifiés de « localistes ». Mais c’est précisément cet ancrage local qui leur assure une des meilleures bases pour lutter contre la mondialisation. Il vient opportunément rappeler que les hommes vivent dans des territoires. Seule cette « localisation » peut faire contrepoids à des phénomènes migratoires massifs qui font que des millions de femmes et d’homme dans le monde vivent littéralement « hors sol » avec des effets éminemment destructeurs. Le XXIe siècle sera paysan… ou ne sera pas.
* allusion au livre de Philippe Desbrosses, Nous redeviendrons paysans (1993)
(actes sud)