« La machine a créé un milieu inhumain, concentration des grandes villes, manque d’espace, usines déshumanisées, travail des femmes, éloignement de la nature. La vie n’a plus de sens. Il est vain de déblatérer contre le capitalisme : ce n’est pas lui qui crée ce monde, c’est la machine. La technique va encore plus loin, elle intègre la machine à la société, la rend sociable. Elle lui construit le monde qui lui était indispensable, elle met de l’ordre là où le choc incohérent des bielles avaient accumulé des ruines. Elle est efficace. Mais lorsque la technique entre dans tous les domaines et dans l’homme lui-même qui devient pour elle un objet, la technique cesse d’être elle-même l’objet pour l’homme, elle n’est plus posée en face de l’homme, mais s’intègre en lui et progressivement l’absorbe.
En cela la situation de la technique est radicalement différente de celle de la machine. La technique forme un monde dévorant qui obéit à ses lois propres, la technique repose sur la combinaison de procédés techniques antérieurs. C’est cette recherche du « one best way » qui forme à proprement parler le moyen technique, et c’est l’accumulation de ces moyens qui donne une civilisation technique : il n’y a plus d’activité humaine qui maintenant échappe à cet impératif technique, il y a la technique économique, la technique de l’organisation, et même la technique de l’homme (médecine, génétique, propagande, techniques pédagogiques…) ; exit les traditions humaines.
La technique sert aussi à faire obéir la nature. Nous nous acheminons rapidement vers le moment où nous n’aurons plus de milieu naturel. La technique détruit, élimine ou subordonne le monde naturel et ne lui permet ni de se reconstituer, ni d’entrer en symbiose avec elle. L’accumulation des moyens techniques crée un monde artificiel qui obéit à des ordonnancements différents. Mais les techniques épuisant au fur et à mesure de leur développement les richesses naturelles, il est indispensable de combler ce vide par un progrès technique plus rapide : seules des inventions toujours plus nombreuses pourront compenser les disparitions irrémédiables de matières premières (bois, charbon, pétrole… et même eau). Le nouveau progrès va accroître les problèmes techniques, et exiger d’autres progrès encore. Mais l’histoire montre que toute application technique présente des effets imprévisibles et seconds beaucoup plus désastreux que la situation antérieure. Ainsi les nouvelles techniques d’exploitation du sol supposent un contrôle de l’Etat de plus en plus puissant, avec la police, l’idéologie, la propagande qui en sont la rançon. Alors qu’il y avait des principes de civilisation différents, tous les peuples aujourd’hui suivent le même mouvement : les forces destructrices du milieu naturel ont maintenant gagné tout le globe.
En conséquence, le milieu dans lequel vit l’homme n’est plus son milieu. L’homme est fait pour six kilomètres à l’heure et il en fait mille. Il est fait pour manger quand il a faim et dormir quand il a sommeil, et il obéit à l’horloge et au chronomètre. Il est fait pour le contact avec les choses vivantes, et il vit dans un monde de pierre. Travailler et vivre suppose un espace libre, un no man’s land séparant les êtres. Il n’en est plus question. Le système technique s’est élaboré comme intermédiaire entre la nature et l’homme, mais cet intermédiaire s’est tellement développé que l’homme a perdu tout contact avec le cadre naturel. Enfermé dans son œuvre artificielle, l’homme n’a plus aucune porte de sortie ; il ne peut la percer pour retrouver son ancien milieu, auquel il était adapté depuis tant de milliers de siècles.
Il est aisé de se glorifier que la pesanteur vaincue permette désormais de voler ! Mais cette victoire est au prix d’une soumission, plus grande encore, à une nécessité plus rigide, la nécessité artificielle, qui domine nos vies. »