Trop de désillusions, d’échecs, de dégâts ont accompagné la marche de la science pour que demeure la confiance aveugle d’antan. Nombreux sont ceux qui s’interrogent aujourd’hui avec angoisse sur l’avenir que nous préparent les technosciences. Ils estiment que l’expansion planétaire de la communication, au lieu de favoriser la solidarité, tend à isoler les individus au sein de la société du spectacle. Ils constatent que les expérimentations conduites par les biologistes soulèvent de graves question d’éthique. Bref, ils se demandent où nous emportent les techniques, dès lors que l’humanité, au lieu de fixer des bornes à leur champ d’intervention, est tentée de leur confier son destin.
Voici un résumé de l’analyse de Catherine Larrère (p.28 et suivantes) :
Le philosophe Hans Jonas estime qu’il n’est pas question de revenir en arrière : « Le genre humain est obligé d’aller de l’avant et de tirer de la technique elle-même les remèdes à sa maladie, en y ajoutant une dose de morale modératrice. » Jonas, qui écrit à la fin des années 1970, pense avant tout au risque nucléaire. La technique n’est pas un instrument neutre au service de fins qui, seules, requerraient notre jugement moral : même la technique employée à de bonnes fins (le nucléaire civil par exemple) peut avoir des effet néfastes ; nous avons donc besoin d’une éthique de la technique. Mais sa réflexion s’applique tout aussi bien à la crise environnementale créée aujourd’hui par nos actions techniques. Il ne suffit pas d’apporter des solutions techniques, les risques induits posent le problème d’une maîtrise de la maîtrise et justifie l’adoption d’un principe de précaution.
Les limites de notre action se trouvent-elles seulement en nous-mêmes ? Ne sont-elles pas également inscrites dans la nature, dans le rapport que notre puissance technique établit avec celle-ci ? La technique se définit en effet comme un rapport à la nature, elle est l’ensemble des moyens que nous interposons entre notre corps et la nature, pour en retirer des éléments, les transformer et répondre à nos besoins. Descartes estimait à la fin du discours de la méthode que l’on peut attendre des progrès de la science de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Mais à l’époque de Descartes, le possesseur est celui qui a la disposition d’un bien non pour en faire un usage arbitraire, mais pour le transmettre à ceux qui y auront accès après lui : usufruit d’un patrimoine plutôt que propriété privée. L’ambition de Descartes n’autorise pas à détruire ou à modifier irréversiblement la nature. De nos jours, l’insertion du travail scientifique dans le développement technique tend à favoriser une réduction de la nature à l’artifice.
En conséquence, bien loin de nous donner accès à la nature, la technique ne nous parle, véritablement, que de l’homme. Le développement technique n’est qu’une extériorisation de plus en plus poussée du corps humain, le développement d’un monde anthropisé. On voit ainsi se mettre en place une utopie technicienne, projection des fantasmes de toute puissance, que ce soit guérir les maladies, vaincre la vieillesse, et la mort elle-même. Lorsqu’on s’est à ce point éloigné du réel, le meilleur moyen de le faire revenir est d’agiter la menace de la catastrophe : celle-ci témoigne de l’extériorité du réel. La catastrophe met en cause l’idée même de maîtrise, en inversant brutalement les rapports entre l’homme et la nature : le partenaire oublié revient en force, manifeste avec éclat sa présence. Jean Pierre Dupuy montre qu’il y a une rationalité de la position de Jonas et que l’on peut, à partir de ses écrits, argumenter en faveur d’« un catastrophisme éclairé ». Nous vivons dans l’attente de la catastrophe annoncée (changement climatique) en tentant, sans grand succès, de modérer un peu notre puissance technique (limiter l’émission de gaz à effet de serre). Ne faut-il pas plutôt considérer que la catastrophe est déjà arrivée ? (in Les Défis de la techno-science de Thomas FERENCZY)