1ère édition 2011, La Découverte, 2013, 330 p.
Cet ouvrage simulant de Timothy Mitchell bouscule notre vision de l’histoire du XXe siècle. Partant du lieu commun selon lequel la dimension démocratique d’un pays serait inversement proportionnelle à ses gisements pétroliers, il renverse la perspective en rappelant l’affaiblissement de nos démocraties, le recul des acquis sociaux et l’explosion des inégalités, depuis que le pétrole est devenu notre première source d'énergie. Il prolonge ainsi ses réflexions sur les formes de rationalité et de pouvoir caractérisant la politique contemporaine en faisant la lumière sur ses fondements écologiques et sur la promotion, à partir du milieu du XXe siècle, d’un idéal de croissance basé sur la représentation d’un pétrole inépuisable et d’un monde parfaitement maîtrisable. Analysant les relations particulières nouées entre le pétrole, la violence, la finance, l’expertise et la démocratie, il met en évidence les enjeux politiques de cette source énergétique : la privilégier aurait permis aux puissances impériales de s'émanciper des revendications démocratiques et son abondance aurait fragilisé nos aspirations et combats politiques.
L'ouvrage s'ouvre sur un examen des liens entre le charbon et l’essor d’une « politique de masse moderne » en Europe et en Amérique à la fin du XIXe siècle. L’auteur y insiste sur la contribution essentielle des équipements à la capacité d’agir (agency) des salariés. En effet, l’industrialisation liée au charbon et le pouvoir de blocage de l’économie qu’elle confère aux ouvriers, en raison de la concentration des réserves et de la dépendance majeure à cette unique source, rendent possibles les luttes pour les droits politiques et sociaux du XIXe siècle. Mais tout change avec les débuts de l’industrie du pétrole au Moyen-Orient, évoqués dans le chapitre 2. A rebours des récits enchantés évoquant le rôle d’héroïques pionniers et d’hommes d’Etat clairvoyants, Timothy Mitchell montre l’alliance des compagnies pétrolières pour retarder l’émergence de cette industrie au Moyen-Orient et l’intérêt pour les dirigeants politiques occidentaux de maîtriser le pétrole étranger afin d’affaiblir les forces démocratiques sur leur propre territoire. Si le charbon a contribué à l’essor d’une forme de démocratie de masse, l’or noir, fluide, peu exigeant en main d'œuvre, aux gisements lointains et isolés, hypothèque les possibilités de grèves générales, si on excepte l’extension des soulèvements de 1903 dans la région de Bakou où la production et l’exploitation se concentrent. Le chapitre analyse ainsi l’adoption par la Royal Navy de cette nouvelle source d’énergie qui, tout en rendant le gouvernement vulnérable au pouvoir des compagnies pétrolières, lui permettait de s’émanciper des revendications des mineurs du charbon.
Cette lutte contre la démocratie aurait contribué à la Première Guerre Mondiale et à la mise en place d’un dispositif de contrôle des régions pétrolières du Moyen-Orient : le système des mandats de la Société des Nations (SDN). L'analyse rappelle l’existence de projets démocratiques d’alternatives à l’impérialisme de 1917-1918. T. Mitchell décrit l’importance du combat de la gauche européenne pendant la guerre afin d’obtenir un droit de regard démocratique sur l’impérialisme et l’accès aux matières premières, qui débouchera finalement sur l’avènement d’un dispositif d’autodétermination consistant à reconnaître des formes de despotisme local assurant la perpétuation du contrôle impérialiste. La Mésopotamie (ou l’Irak, comme on devait désormais l’appeler) constituera la première fabrique de ce processus de production du « consentement des gouvernés » à la domination impériale. Le chapitre 4 en souligne du reste le double avantage pour les puissances impériales : outil de sape de l’opposition populaire via la reconnaissance d’une souveraineté partielle aux élites locales lors de la signature des traités, il leur permettait également d’opposer sur leur propre sol le mandat de la SDN aux velléités de démocratisation de la politique étrangère. Il favorisait par ailleurs la représentation du monde en termes d’identités politiques déterminées par la race ou l’ethnicité. Faute d’une population véritablement homogène sur le plan ethnique, il était ainsi possible d’identifier des groupes et d’en faire des « minorités ». Le pouvoir impérial pouvait ensuite prétendre avoir le devoir de protéger l’un ou l’autre de ces groupes d’un éventuel danger, tels les résidents européens en Egypte ou une minorité européenne que les Britanniques créèrent en Palestine qui « facilita l’installation sioniste et réprima les tentatives locales pour y mettre fin » (p. 122).
L’essor de la production de combustibles carbonés bon marché contribuerait à un mode inédit de calcul politique et de gouvernement démocratique désormais fondés sur un principe de croissance économique illimitée. Mitchell souligne ainsi dans le chapitre 5 le rôle majeur joué par John Maynard Keynes dans l’élaboration d’un dispositif reliant la valeur de la monnaie aux mouvements du pétrole, et appréhende le traitement d’un nombre croissant de sujets traités par la planification et le savoir-faire économique comme une réponse à l’irruption du peuple en politique .A rebours de la vision héritée de Karl Polanyi d’une économie apparue au XIXe siècle, il pointe l’affirmation de la gestion politique d’une économie au siècle suivant, en lien avec cette perception de la circulation de la monnaie comme un système indépendant et la construction de mécanismes de mesure du revenu national. Retraçant également l’édification de dispositifs financiers internationaux censés freiner la spéculation bancaire, il souligne la participation de l’expertise économique institutionnalisée dans la Banque mondiale et le FMI à la redéfinition de l’ordre international consécutive à l’effondrement de l’Empire et à l’hégémonie croissante des Etats-Unis. Forme de « pétro-savoir » fondé sur l’existence d’abondantes réserves d’énergie, l’économie semble n’avoir aucune limite.
Centré sur le Moyen-Orient et l’Irak, le chapitre 6 revisite les luttes politiques menées dans les années 1950-1960 pour l’accès au pétrole, et le recyclage de ses revenus. Tandis que plusieurs sous-traitants américains sont dans l’urgence de nouveaux débouchés pour leurs armes, à la fin des années 1960, quand les projections pour la guerre en Asie tendent à baisser, autocrates et régimes militaires du Moyen-Orient trouvent dans ces achats un moyen de souligner les prouesses technologiques de l’Etat. Par ce biais, un vaste espace s’ouvre à moult intermédiaires soucieux de servir de courtiers entre l’Etat client et les sociétés étrangères ; ce rôle, pour lequel membres et alliés des familles dirigeantes était bien placés, leur permet de convertir une part des revenus pétroliers en achats d’armements et d’accumuler de colossales fortunes privées. L’explosion des ventes entraîne une accélération du nombre d’intervenants, compagnies de construction, consultants, sociétés de relations publiques, officiers, tirant profit de ces flux financiers. « L’utilité des ventes d’armes étant liée à leur inutilité », tout un travail de justification sécuritaire est élaboré via la transformation de la politique états-unienne de contre-insurrection en une « doctrine Nixon ». Ce chapitre éclaire également le lien entre le pétrole et les nouvelles méthodes utilisées pour juguler les revendications démocratiques occidentales qui s’intensifient, dont l’introduction du conteneur maritime standard qui, modulable par rail, route ou mer, permet le transport des marchandises sans ajout de main-d’œuvre. Combiné à un bas prix du pétrole, il occasionne la menace du chômage et une baisse des coûts de délocalisation dans des pays à la main-d’œuvre bon marché et moins syndiquée. Suite à l’embargo libyen et à la prise de contrôle des pays de l’OPEP sur la production, les compagnies pétrolières internationales doivent, entre autres, trouver un moyen de provoquer une forte hausse du prix pour ouvrir de nouveaux sites dans des zones d’accès moins aisées comme l’Alaska ou la mer du Nord. Par ailleurs, confrontées aux flux de dollars liés à l’escalade des ventes d’armes, elles envisagent d’abandonner Bretton Woods. La transformation des méthodes de contrôle des flux pétroliers et financiers sera finalement achevée pendant la crise de 1973-1974.
Le chapitre 7 continue ainsi à prendre à rebours nos idées sur l'histoire énergétique – quitte, parfois, à donner l’impression de forcer l'argumentation –, à propos du choc pétrolier de 1973 qualifié à tort de « crise », puisque celle-ci n’aurait finalement jamais eu lieu, d’autres facteurs que l’embargo ayant contribué à l’augmentation des prix : achats anarchiques par des consommateurs paniqués, mauvaise gestion des gouvernements accentuant les pénuries, diffusion d’un sentiment de menace... Le chapitre décrypte également l’émergence de l’expression « crise énergétique » dans le débat politique aux Etats-Unis, à l’été 1970, et l’apparition d’une nouvelle ère des « limites de la croissance » et de protection de l’environnement. Il montre combien les évènements de la période ont modifiéla gestion de la finance internationale, les économies nationales et les flux énergétiques, et instauré une relation inédite entre les démocraties occidentales affaiblies et les Etats pétroliers du Moyen-Orient. Ces mutations ont largement participé à la réintroduction des lois du marché par les forces politiques libérales et à leur extension au point d’en faire une technique de gouvernement alternative à celle du contrôle de l’économie.
(Compte-rendu de lecture par Corinne Delmas)