1/7) les dérives du sociocentrisme
La construction sociale du risque, c’est l’inscription dans l’espace politique d’une rationalité scientifique. L’articulation de ces deux régimes du discours devrait permettre d’éviter l’autoritarisme du vrai prôné par le recours à l’expertise pour admettre l’accord par délibération. Encore faut-il qu’il y ait véritablement débat. C’est ainsi qu’il y eut, en France, consensus entre une communauté scientifique, un corps d’ingénieur (les ingénieurs des mines) et la plupart des partis politiques, pour éviter tout débat public sur le risque nucléaire. Il ne fallait pas entraver la stratégie militaire de dissuasion, la politique d’EDF…, et la générosité des pouvoirs publics à l’égard de la recherche en physique nucléaire.
Les problèmes d’environnement sont des constructions sociales. Comment le nier ? La connaissance de ces risques est elle-même un produit social : elle résulte d’une pratique scientifique, historiquement déterminée. Les risques qui font l’objet d’une préoccupation effective ne s’imposent qu’à l’issue d’un processus de mobilisation sociale et de légitimation, impliquant les champs scientifique, médiatique et politique. Dans le processus de légitimation interfèrent des stratégies économiques, politiques et sociales, sans rapport immédiat avec l’objet de la préoccupation écologique. Le risque est alors que l’on oublie de traiter la menace pour ne se préoccuper que des enjeux économiques, politiques ou sociaux.
Le sociocentrisme conduit ainsi à ne plus prendre les menaces au sérieux, à ne voir dans l’émergence de l’environnement qu’un mode de problématisation de la société et dans la nature qu’un espace privilégié pour les formes diverses de l’anxiété sociale. Le traitement social du risque acquiert plus d’importance que celui-ci. L’environnement, dans une telle perspective sociocentriste, c’est nous, ce n’est pas la nature. Le sociocentrisme s’accomplit en socionombrilisme. On arbitre un conflit d’experts comme une crise politique entre factions rivales, niant qu’il puisse y avoir des repères objectifs. En fin de compte, le sociocentrisme justifie aussi bien la négligence que l’autoritarisme du vrai.
Faut-il, comme Michel Serres ou Aldo Leopold, envisager une démarche principalement éthique, où la politique ne jouerait qu’un rôle instrumental ? Michel Serres considère que c’est aux savants de connaître le danger, mais qu’il revient aux politiques de prendre la décision qui permet d’y faire face. Le contrat est un rapport entre les hommes qui inclut la nature, excluant qu’on la traite comme une ressource passive, malléable et transformable à plaisir. S’appuyer sur une éthique, c’est, sans doute, éviter le sociocentrisme. Le meilleur moyen d’éviter les dérives sociocentristes serait, selon Serres, de s’inspirer d’une alliance, une façon de se lier, ou de se relier, à la nature. Il ne s’agit pas de définir précisément des règles morales universelles, mais d’inviter à se bien comporter ( le « bon usage ») en fonction des circonstances.
2/7) un cadre conceptuel défini par la science
Une des caractéristiques du cadre conceptuel de la modernité fut de poser l’extériorité de l’homme à la nature. De ce grand partage, on a décliné les dimensions ontologiques (sujet # objet), scientifiques (sciences de la nature # sciences humaines) et morales (humanisme antinaturaliste) Or, c’est cette partition que les développements contemporains de la science remettent en question.
La parenté de l’humanité avec toutes les autres espèces, que le darwinisme avance, permet de surmonter la scission entre le sujet et l’objet. La modernité n’est pas anthropocentrique. Descartes rejette l’explication par les causes finales parce qu’elles mettent l’homme au centre d’une nature à sa disposition, comme l’affirmait naïvement Aristote. Le monde que découvre la science après Galilée est trop vaste (l’univers est infini), trop divers (une multiplicité d’organismes qui échappent à notre vue), et trop ancien (la terre a existé bien avant nous et nous survivra sans doute) pour que l’homme puisse en être le centre. Dans « l’économie de la nature » de Linné, l’homme occupe d’ailleurs une place dans la chaîne des interdépendances, mais celle-ci n’est ni centrale, ni privilégiée.
La nature comme processus se déroulant nécessairement une fois qu’il est enclenché, n’a pas besoin de l’homme : la modernité s’est efforcée de surmonter cette découverte très embarrassante, qu’elle avait cependant rendu possible, en mettant l’homme à l’extérieur de la nature. Il s’agit alors de se réapproprier la nature en affirmant la puissance de l’homme et la dépendance de la nature à son égard : passer d’une natura naturans qui exclut l’homme, à une natura naturata qui est sa chose. Le vocabulaire de la domination assimile le rapport de l’homme à la nature aux rapports des hommes entre eux. On comprend que Spinoza puisse dénoncer là une conception anthropomorphique qui confond lois naturelles et décrets humains.
3/7) L’homme fait définitivement partie de la nature
Il faut donc voir s’il est possible d’articuler, sans que l’un des deux termes disparaisse, nature et politique. On peut définir trois positions différentes. Celle qui place l’homme, microcosme dans le macrocosme, au centre de la nature, en position d’observation. Celle qui met l’homme à l’extérieur de la nature, en position d’expérimentation et de maîtrise. Celle qui réinscrit l’homme dans la nature, sans position privilégiée, et qui le considère comme un compagnon voyageur des autres espèces dans l’odyssée de l’évolution. Ces trois visions sont apparues successivement. La première est typiquement grecque. La seconde est incontestablement moderne : elle sépare le sujet et l’objet. La troisième, enfin, est la plus récente : elle insiste sur notre appartenance à la nature, elle y insère la relation de connaissance aussi bien que la maîtrise technique. Le « bon usage » d’aujourd’hui doit être écocentré.
Faute d’avoir interrogé la vision moderne de la nature, on avait dramatisé le conflit entre défenseurs de l’humanité et protecteurs de la nature. Si l’homme fait partie de la nature, nul besoin de dramatiser ; il n’y a pas à choisir entre la nature et l’homme. On peut les protéger tous les deux, lier la préservation de la diversité biologique, par exemple, à celle de la diversité culturelle. Il est assez communément admis, maintenant, que nos rapports à la nature ne sont pas uniquement affaire de capacités techniques, mais engagent des normes éthiques.
Mais inclure l’homme dans l’analyse écosystémique s’avère extrêmement difficile. L’homme est une boîte noire particulièrement fantasque. Ses activités ne sont pas des ajustements automatiques à un contexte de sélection. Il s’agit en effet de stratégies intentionnelles. Les logiques économiques, sociales et culturelles qui président à la variabilité de ces actions échappant à l’analyse de l’écologue, l’homme apparaît comme une population sujette à de perpétuelles mutations.
4/7) Non extériorité de l’homme et de la nature
Au fur et à mesure que progressent les sciences et les techniques, nous nous rendons maître de la nature, et construisons autour de nous une technosphère, faite d’objets, d’instruments, de véhicules, de cités, mais aussi de champs et de forêts que nous plions à notre utilité. Le faire se substitue à l’être, le laboratoire crée, il ne contemple plus. Observée jour et nuit par des satellites, auscultée par des ballons-sondes et des capteurs, couvertes de stations de mesures, la planète est désormais un immense laboratoire. Une rhétorique conquérante a même pris depuis quelques années (depuis qu’on lui oppose une crise environnementale) une extension surprenante. La « victoire de l’artifice » trouve ses chantres aussi bien parmi les philosophes que les sociologues. L’idée est maintes fois reprise que la nature n’existe plus. Si tout n’est pas artifice, tout est susceptible de le devenir. On voit dans cet effacement de la nature non la remise en cause de la modernité, mais son triomphe.
Pourtant le fait social n’interrompt pas les processus naturels nécessaires à la vie, il s’inscrit lui-même dans la nature. Adam Smith posait en 1776 que, dans tous les pays, la rente se règle sur la denrée qui sert de subsistance principale à la masse du peuple. L’économie de Smith est donc une économie substantielle, qui prend en compte le fait que l’homme dépend pour sa survie non seulement de ses semblables, mais également de la nature. Karl Polanyi distingue entre économie formelle (la théorie des choix rationnels) et économie substantielle, qui prend en compte le rapport à l’environnement, et qui seule permet de produire les concepts permettant une analyse empirique des situations. Peut-être y a-t-il des faits sociaux qui ne s’expliquent que par d’autres faits sociaux (Durkheim), mais il existe beaucoup de faits socio-naturels qui s’expliquent par d’autres faits socio-naturels. Tous les objets dont nous nous débarrassons dans la nature ont un avenir naturel, un avenir que nous ne maîtrisons pas. Les objets hybrides, à la fois naturels et sociaux, sont d’ailleurs au cœur de la crise environnementale : le trou dans la couche d’ozone, l’effet de serre, les diverses pollutions.
Nous n’en aurons jamais fini avec la nature, nous n’aurons jamais qu’un contrôle partiel, local et temporaire sur le monde dans lequel nous vivons. L’état des sciences invite moins à croire en une maîtrise totale qu’il ne montre la complexité des processus dans lesquels s’inscrivent les activités humaines. La modestie des énoncés scientifiques contraste avec le ton prométhéen des discours sur la science. En définitive, on ne peut concevoir l’extériorité de l’homme et de la nature.
5/7) perturbations de l’écosystème et réactions
Ce qui préoccupe, ce n’est pas une nature menacée, mais une « technonature » menaçante. « La consommation de houille atteint en 1907 environ 1 200 millions de tonnes et elle augmente rapidement, Cette quantité répand dans l’air environ 1/500 de sa teneur totale en acide carbonique. Bien que l’océan, en absorbant ce gaz, agisse comme un puissant régulateur, qui dissout environ les 5/6 de ce produit, on peut concevoir que la très faible quantité répandue dans l’atmosphère puisse être modifiée, au cours des siècles par la production industrielle. L’acide carbonique doublerait-il en quantité que nous gagnerions quatre degrés. » Exposée en 1907 par Svante Arrhenius, l’hypothèse d’un changement climatique résultant de la mise en circulation dans l’atmosphère du CO2 (« acide carbonique »), ne semble guère à l’époque avoir plus préoccupé les savants que les hommes politiques. Arrhenius lui-même n’en attendait qu’un adoucissement du climat, chose appréciable pour un Suédois. Pourtant, de simple conjecture scientifique, le changement climatique devient un sujet de préoccupation mondiale. En 1988, l’OMM et le PNUD mettent en place le GIEC (groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat), ensemble d’experts internationaux. Les questions environnementales sont abordées par le G7 pour la première fois lors du sommet de l’Arche, en 1989.
C’est une évidence que le mode de vie des pays riches ne peut se généraliser sans entraîner une crise énergétique majeure. Les démographes ont pris le relais, allant jusqu’à prédire une croissance insoutenable de la population humaine. Dire la dimension globale de la crise environnementale, c’est dire à la fois qu’elle concerne l’humanité tout entière, et la terre comme un tout. Une terre aux ressources limitées et dont les équilibres complexes (qui assurent la vie) apparaissent désormais fragiles. L’émergence des problèmes a suscité deux réactions opposées. Les uns font confiance au développement des sciences et des techniques, les autres estiment qu’il faut reconsidérer la manière dont nous avons instrumentalisé la nature. Les premiers nient qu’il y ait une crise environnementale, ne voyant que des peurs irrationnelles et un écologisme rétrograde, les seconds affirment que la crise écologique ne tient pas du fantasme et identifient le danger dans l’appropriation économique de la nature.
L’enjeu est d’inventer de nouvelles façons d’habiter la terre, associant un bon usage écocentré (et non plus anthropocentrique) et un savoir qui n’ignore plus ses limites.
6/7) Les attaques injustifiées contre l’écologisme
La Charte de la Nature des Nations unies proclamait en 1982 que « toute forme de vie est unique, et mérite le respect, indépendamment de ce quelle vaut pour l’homme ». Pourtant Luc Ferry, dans Le Nouvel Ordre écologique, a défendu avec virulence l’idée que l’homme, être d’anti-nature », affirme sa moralité en s’arrachant à une nature, définitivement étrangère à toute considération morale, et qui n’a d’autre statut que celui d’un moyen soumis aux fins humaines. Il a assimilé toute autre position – comme celle qui attribue à la nature une valeur intrinsèque - à une irrationalité dangereuse, pour les savoirs comme pour la liberté. Remontant à la politique nazie de protection de la nature (la Naturschutz, antérieure à la venue des nazis au pouvoir, mais conservée par ceux-ci), Ferry assimilait dans un même antihumanisme lourd de menaces fascistes la deep ecology, l’environnementalisme américain, Michel Serres et les thèses de Hans Jonas.
Nous avons quelques raisons de penser que les écologistes ne représentent pas le véritable danger, alors que les menaces qu’ils dénoncent sont souvent réelles. La dénonciation de la deep ecology ou de l’écocentrisme demeure un rituel obligé qui ne nous paraît pas justifié. La démocratie est bien plus sérieusement menacée, en France, par l’influence idéologique et électorale d’un courant authentiquement fasciste que par l’émergence de l’« écofascisme » que l’on s’est plu à fantasmer. Le prétendu danger « écofasciste » ne s’est pas précisé, dans le reste du monde, alors que là où des formes de génocide se sont manifestées, elles ne se sont pas appuyées sur des arguments naturalistes : ce n’est pas au nom de la « race », mais de l’ethnie que les Serbes menaient une purification ethnique, ou que Tutsis et Hutus se sont massacrés.
Pour mieux défendre des positions traditionnelles, et s’éviter de penser, on a construit un épouvantail, que l’on a baptisé deep ecology, et que l’on a dénoncé comme « écofascisme ». On a confondu l’éthique environnementale, principalement américaine, avec la deep ecology d’Arne Naess. préoccupés des modes de réalisation de soi. Dans son livre Landscape and Memory (1996), Simon Schama dénonce le syllogisme obscène qui consiste à affirmer que l’environnementalisme actuel aurait quelque relation de parenté historique avec le totalitarisme. Il rappelle qu’aux Etats-Unis la wilderness a toujours été un emblème de la démocratie et que les mouvements verts européens sont nettement marqués à gauche. De son côté, Arne Naess n’affirme pas le besoin d’une éthique environnementale mais insiste sur l’impossibilité de séparer le sujet et l’objet, le soi et le monde dont il fait partie, et lie l’épanouissement des deux dans une même unité. Le biocentrisme consiste à reconnaître une valeur intrinsèque à chaque entité vivante, à chaque téléonomie en acte. Là où l’anthropocentrisme organise une représentation de la nature, instrumentalisée autour de la fin dernière qu’est l’humanité, le biocentrisme opère un décentrement efficace : on se trouve devant une pluralité, une infinie dispersion de centres de vie valorisant leur environnement et se valorisant eux-mêmes, tous à égalité. On a donc une pluralité de normes, qui décompose la vision anthropocentriste (telle que l’organise l’économie), mais on n’a pas, pour autant, le système qui ordonne ces normes, moins encore une éthique. La lutte pour la vie ignore la justice. La nature est neutre, nous avons seulement un devoir de la protéger. Ce qui n’implique nullement que l’on protège également tous les individus vivants. C’est au niveau des écosystèmes que l’on peut prendre en charge cette protection : il peut par exemple être opportun, pour le maintien de processus naturels en cours, de laisser se poursuivre des incendies spontanés dans des parcs naturels, ou de laisser périr un ours pris dans une rivière gelée.
Nous voudrions indiquer qu’une position écocentrée permet de prendre en compte une dimension politique, l’international (que l’anthropocentrisme dominant tend à sous-estimer) sans pour autant constituer une menace antihumaniste. On pourrait conclure à une triple vigilance, locale (notre territoire), nationale (la communauté des citoyens), internationale (dans un exercice commun de la raison).
7/6) quelques citations
- L’artificialisation complète de la nature est impossible, il faut y mettre un terme.
- Les démocraties représentatives sont bâties sur la rationalité politique du débat, non sur l’autorité du vrai.
- L’effort d’élaboration de normes dérive de la responsabilité que nous avons de léguer un domaine habitable aux générations futures.
- Etre chasseur, c’est une façon d’être, une manière d’agir dans la nature. Un bon chasseur, c’est une personne qui connaît les goûts, les habitudes, les comportements du gibier.
- Savoir chasser, savoir pêcher, c’est savoir penser comme un canard, une perdrix, ou une truite. C’est se mettre à leur place, c’est adopter leur point de vue. Aldo Leopold était un bon chasseur, ce qui lui a permis d’élaborer une land ethic.
- Toutes les éthiques reposent sur un seul présupposé : que l’individu est membre d’une communauté de parties interdépendantes. L’éthique de la Terre élargit simplement les frontières de la communauté de manière à y inclure le sol, l’eau, les plantes et les animaux.
- Comme les autres éthiques, la land ethic implique le respect des membres de la communauté. Donc Leopold cultivait les vertus de l’autolimitation du désir de capture. Il s’agit, par respect pour l’animal qu’on traque, d’imposer des freins à l’action des chasseurs ; il faut par exemple chasser léger, une cartouche seulement par animal, tirer les perdrix à la volée, etc.
- Une éthique, écologiquement parlant, est une « limite imposée à la liberté d’agir ».
(Flammarion 2009)