La Gueule ouverte, mensuel écologique qui annonce la fin du monde, apparaît pour la première fois en novembre 1972 (3F50). Voici un résumé du premier éditorial, signé par Pierre Fournier :
« La GUEULE OUVERTE est virtuellement née le 28 avril 1969. J’étais dessinateur et chroniqueur à Hara-Kiri hebdo, payé pour faire de la subversion et lassé de subvertir des thèmes à mes yeux rebattus, attendus, désamorcés à l’avance. Prenant mon courage à deux mains, j’osai parler d’écologie à des gauchistes. Permettez que je me cite : « Pendant qu’on nous amuse avec des guerres et des révolutions qui s’engendrent les unes les autres en répétant toujours la même chose, l’homme est en train, à force d’exploitation technologique incontrôlée, de rendre la terre inhabitable, non seulement pour lui mais pour toutes les formes de vie supérieures. Le paradis concentrationnaire qui s’esquisse et que nous promettent ces cons de technocrates ne verra jamais le jour parce que leur ignorance et leur mépris des contingences biologiques le tueront dans l’œuf. La catastrophe, beaucoup plus prochaine que vous ne l’imaginez, ne pourrait être évitée que par une réforme des habitudes mentales encore plus radicale encore que celle jadis opérée par les rédacteurs de la Grande Encyclopédie. »
Pierre Fournier poursuit : « La grande fête à Bugey (ndlr, manif autour d’une usine atomique) fut un révélateur. Tout nous semble avoir concouru à sa réussite : l’ordre et le désordre, le refus des discours, le refus de la violence et le refus du spectacle, le nudisme ingénu, le partage et la rencontre. Tout y était en germe. Le sit-in de six semaines, face à l’usine, à ses esclaves et à ses victimes, enracina chez les participants à l’action le besoin irrépressible de CHANGER LA VIE. Après Bugey, mes deux pages hebdomadaires ne pouvaient suffire. Nous sommes conscients qu’un journal est une solution de compromis et qu’il risque, du seul fait qu’il existe, de démobiliser. Nous sommes conscients des contradictions quotidiennes dans lesquelles nous enfonce le journalisme professionnel. A peine sorti le premier numéro, voici que nous assaille la tentation de tout remettre en cause, de pousser plus loin, beaucoup plus loin que d’autres, un désengagement, tentation de se consacrer, enfin, à couper notre bois, à faire notre pain, à retourner à l’homme des bois : la disproportion des forces en présence impose, à qui refuse l’inéluctable, une radicalité sans cesse plus affirmée. Nous ne savons pas où nous allons. »
La Gueule ouverte est morte avec l’avènement du socialisme à la sauce Mitterrand ! Mais Pierre Fournier est mort bien avant, brutalement, à l’âge de trente-cinq ans, au bout de trois numéros, le 15 février 1973. La lecture de ses textes, trente-quatre ans plus tard, reste d’une lucidité et d’une intelligence remarquables. A sa mémoire, la Biosphère reconnaissante…
1/13) Le père Noël est un tueur (n° 3, janvier 1973)
Dans le numéro 3 du mensuel la Gueule ouverte, le journal qui annonce la fin du monde:
« Le Père Noël est un des pires flics de la terre et de l’au-delà, le Père Noël est le camelot immonde des marchands les plus fétides de ce monde. Les marchands de rêve et d’illusion, véritables pirates des aspirations enfantines, colporteurs mercantiles de l’idéologie du flic, du fric, du flingue… Face à la grisaille géométrique des cités-clapiers, bidonvilles de la croissance, face aux arbres rachitiques, aux peuples lessivés, essorés, contraints, s’étale la merde plaquée or-synthétique, la chimie vicieuse des monceaux de jouets, un dégueulis de panoplies criardes, avec, derrière la porte capitonnée le ricanement malin des marchands.
Noël est une chiotte ignoble et on va plonger nos gosses là-dedans ? Mais faut bien faire plaisir au gamin ! Rubrique « Filles » du catalogue des Nouvelles Galeries : 28 pages sur 30 exclusivement consacrées aux poupées, aux dînettes, avec trousses de toilette et fers à repasser miniatures. Les deux pages restantes sont consacrés au tissage, à la couture, à des panoplies de danseuse…et de majorette ! Si avec ça votre fifille n’a pas pigé quel est son rôle futur. Côté « les Garçons » : sur 40 pages, 32 seulement consacrées aux bagnoles, avions, panoplies de cow-boys et carabines à plomb ! Doivent retarder, aux Nouvelles Galeries, j’ai pas trouvé de panoplies de CRS ou de para. Par ailleurs ces jeux sollicitent de plus en plus de consommation électrique. Allez, tenez, on va fantasmer un peu : bientôt pour construire des centrales nucléaires, l’EDF s’adressera à nos gosses et leur proclamera la nécessité de l’atome pour fournir de l’électricité à leurs jouets !
Mais quelles sont les tendances d’enfants élevés dans un milieu naturel et n’ayant pas à souffrir du poids des divers modes d’intoxication ? Ils courent, ils jouent dans les flaques, se roulent dans la boue, ou tentent de percer les mystères de « papa-maman ». Ils vivent, pensent, créent. Refouler ces pulsions naturelles est donc le but criminel de notre société. Sauter à la corde ou jouer au ballon devient un exploit quasi contestataire sur des abords d’immeubles transformés en parking. Le système des marchands au pouvoir a dit : J’achète le Père Noël. Les marchands tuent l’enfant, tuent les parents, tuent le jouet. »
Devant la clarté du propos, la Biosphère n’a rien à ajouter…
2/13) In memoriam Pierre Fournier (n° 5, mars 1973)
La Gueule ouverte, mensuel écologique qui annonce la fin du monde, apparaît en novembre 1972. Pierre Fournier est mort brutalement d’une crise cardiaque, au bout de trois numéros, le 15 février 1973 ; il avait trente-cinq ans. Voici le salut de ceux qui restent:
« Ca t’aurait fait rigoler, mais le jour où tu nous as laissés dans la merde, tous les journaux titraient sur le rapt d’un maréchal plein d’asticots, et la mort édifiante à 82 ans, dans son lit s’il vous plaît, d’un honorable gangster de la mafia. Comme quoi le monde marche de plus en plus vite sur la tête et c’est pas encore fini. Dans les manifs, tu expliquais sans jamais te fâcher toujours les mêmes trucs : « La révolution est d’abord spirituelle, individuelle, personnelle, affective, etc., et c’est en vous libérant que vous donnerez aux autres l’envie d’en faire autant ». Tu as trouvé le chalet de ton enfance en Savoie, une merveille sans évier, sans chauffage et sans moquette que le vieux paysan vendait pour permettre à ses fils, nouveaux banlieusards, de se payer le coquet pavillon de leurs rêves. Comme tu nous disais : « J’avais l’impression de lui voler sa vie en lui signant un chèque. »
Oui, c’est pas simple de comprendre avant tout le monde et de nager à contre-courant. Quand viendra l’an 01, les gens discuteront enfin leur vie dans les rues et y’en a sûrement qui voudront t’élever une statue à toi aussi. Et toi tu diras une nouvelle fois : « Ah les cons, ils ont toujours rien compris ! ».
Mais le plus con pour la Biosphère, c’est que Pierre ne verra pas la fin du monde…
3/13) La publicité ou la vie (mai 1973)
Toujours d’actualité, le numéro 7 du mensuel la Gueule ouverte, le journal qui annonce la fin du monde: « La publicité nous prend pour des cons – La publicité nous rend cons ». Développement :
« La publicité est un monstre doux qui, par effraction séductrice, pénètre dans nos cerveaux, brouille sans douleur nos circuits intimes, hérisse de sondes nos profondeurs. Pourtant, quand Emile de Girardin accepte l’insertion d’annonces payantes le 29 avril 1845, elles doivent être selon ses propres termes franches et concises : « La publicité se réduit à dire : dans telle rue, à tel numéro, on vend telle chose à tel prix ». Un révolutionnaire raisonnable pourrait exiger, aujourd’hui, la stricte application de ce précepte-là.
Après plus d’un siècle de maturation, voici ce qu’il en est devenu : « Publicité, art d’exercer une action psychologique sur le public à des fins commerciales » (dictionnaire Robert). Autrement dit la même définition que celle du mot démagogie : « Politique par laquelle on flatte la multitude pour gagner et exploiter ses faveurs ». Le publiciste est donc, strictement, un démagogue professionnel. Prétendre que l’information soit le souci premier des publicistes est une farce triste. Qui sont ces professionnels ? Des psychosociologues. Pour quoi faire ? Pour imposer à l’homme des notions qu’il ne sollicite pas, et vis-à-vis desquelles il n’a aucune raison d’être bien disposé. Assurément, on s’achemine vers le décervelage total. Les techniciens de la vente plongent tous les jours leurs mains pleines de doigts dans nos inconscients et les endorment, les dépiautent, les programment à leur manière. Ils ont découvert un certain nombre de tendances à encourager : « Le besoin de certitude, le goût du moindre effort, l’envie, la vanité, le snobisme, le désir sexuel » - bref, tout ce qui peut encourager les gens à courir les chemins du crétinisme.
Alors, que faire ? Il faudra inventer des moyens d’action, arrêter tout et réfléchir sans tristesse, ouvrir la boîte à idées. Tiens, voilà : je l’ouvre. » (Henri Gougaud)
Depuis les défenseurs de la Biosphère savent ce qu’il faut faire, casser la pub…
4/13) La convivialité (juillet 1973).
Toujours d’actualité, le numéro 9 du mensuel la Gueule ouverte, le journal qui annonce la fin du monde Ivan Illich, de passage à Paris pour son prochain livre La convivialité, avait refusé de parler à la télé :
« Le discours télévisé est inévitablement démagogique. Un homme parle sur le petit écran, des millions d’hommes et de femmes l’écoutent. Dans le meilleur des cas, la réaction maximum du public ne peut être que bip bip je suis d’accord ou bip bip je ne suis pas d’accord. Aucun véritable échange n’est possible, mais je suis heureux de soumettre mon travail à la critique des lecteurs de La gueule ouverte, tous profondément préoccupés de ne se laisser enfermer dans aucun carcan idéologique. » Ivan Illich développe ensuite ses thèmes de prédilection, dont le rôle de l’outil :
« Je distingue deux sortes d’outils : ceux qui permettent à tout homme, plus ou moins quand il veut, de satisfaire les besoins qu’il éprouve, et ceux qui créent des besoins qu’eux seuls peuvent satisfaire. Le livre appartient à la première catégorie : qui veut lire le peut, n’importe où, quand il veut. L’automobile, par contre, crée un besoin (se déplacer rapidement) qu’elle seule peut satisfaire : elle appartient à la deuxième catégorie. De plus, pour l’utiliser, il faut une route, de l’essence, de l’argent, il faut une conquête de centaines de mètres d’espaces. Le besoin initial multiplie à l’infini les besoins secondaires. N’importe quel outil (y compris la médecine et l’école institutionnalisées) peut croître en efficacité jusqu’à franchir certains seuils au-delà desquels il détruit inévitablement toute possibilité de survie. Un outil peut croître jusqu’à priver les hommes d’une capacité naturelle. Dans ce cas il exerce un monopole naturel ; Los Angeles est construit autour de la voiture, ce qui rend impraticable la marche à pied.
Une société peut devenir si complexe que ses techniciens doivent passer plus de temps à étudier et se recycler qu’à exercer leur métier. J’appelle cela la surprogrammation. Enfin, plus on veut produire efficacement, plus il est nécessaire d’administrer de grands ensembles dans lesquels de moins en moins de personnes ont la possibilité de s’exprimer, de décider de la route à suivre. J’appelle cela polarisation par l’outil. Ainsi chaque outil, au-delà du seuil de tolérabilité, détruit le milieu physique par les pollutions, le milieu social par le monopole radical, le milieu psychologique par la surprogrammation et la polarisation par l’outil. Aujourd’hui l’homme est constamment modifié par son milieu alors qu’il devrait agir sur lui. L’outil industriel lui dénie ce pouvoir. A chacun de découvrir la puissance du renoncement, le véritable sens de la non-violence. »
Devant la clarté du propos, la Biosphère n’a rien à ajouter…
5/13) Refus de l’écologie ??? (février 1974)
Le numéro 16 de la Gueule ouverte perd non seulement sous sous-titre « le journal qui annonce la fin du monde », mais aussi son label de « mensuel écologique ». Isabelle, celle qui va devenir rédacteur en chef, commence à justifier ce tournant dans le numéro précédent :
« Le gâteau est finalement considérablement moins copieux qu’on ne l’imaginait, par contre les dîneurs sont de plus en plus nombreux. Seuls quelques-uns ont le droit de manier le grand couteau pour tailler et distribuer les parts. Ce sont ces quelques-uns qui gèreront la pénurie, en essayant d’en tirer autant de bénéficies que s’ils avaient géré l’abondance ». On est en train, tout doucement, d’habituer les masses à l’idée de restriction. Ce que les écologues n’étaient pas arrivés à faire entendre en parlant sagesse, à savoir : ralentissement de la consommation folle, les économistes vont l’obtenir. Pour avoir la bagnole, c’est facile, sois raisonnable, roule moins vite, pas tous les jours… Accepte sans broncher que l’électricité soit fournie par des centrales nucléaires, c’est tout simple, tu vois… On va pouvoir nous faire tout avaler, struggle for life, chacun pour soi mais tous pour la Société Moderne. Restriction de ceci, consommation de cela, racisme, délation, polices privées, on peut tout imaginer. On a des références et des souvenirs. Les écologues n’ont pas ouvert leur gueule assez tôt ni assez fort. »
Dans son édito du n° 17, Isabelle devient encore plus explicite : « Rédactrice en chef que me voici devenue, je commence par prendre une initiative : suppression du sous-titre mensuel écologique. Prise de distance avec une image débile de l’écologie, celle que donne certains doux farfelus qui prêtent le flanc à toutes les critiques. Erreur de prendre comme postulats de soi-disant règles inscrites dans une Nature mythique. Que d’aucuns passent agréablement (si aucun fascisme ne vient briser leur idylle) leur vie à se conforter en communauté, n’ayant d’autre souci que la pureté de leurs petits intestins ou la contemplation extatique du coucher du soleil sur le mille-pertuis de la dernière colline non polluée qu’ils ont trouvé, si ça les amuse, je n’ai rien contre. Mais je n’ai pas envie de me casser le chose à faire un journal avec leurs états d’âme. (…) Il n’y a pas de réponse politique ou scientifique toute prête aux questions que pose la crise actuelle de civilisation, il n’y a pas de réponse écologique définissable. Il nous faut chercher dans toutes les directions, un journal écologique devrait éviter la segmentation, sans étiquette. »
Isabelle annonçait ainsi la suspension temporaire de l’écologie, elle est en phase avec l’époque. Entre le 1er sommet de la Terre à Stockholm (1972) et le deuxième sommet à Rio de Janeiro (1992), nous avons attendu 20 ans sans rien faire, moi compris. Que de temps perdu pour la sauvegarde de la Biosphère alors que les coups de gueule de Pierre Fournier et des écologues restent toujours d’actualité en 2007, 2008, 2009…
6 /13) Trois milliards de terriens contre une poignée d’obèses (avril 1974)
Trois milliards de terriens contre une poignée d’obèses : le numéro 18 de la Gueule ouverte se centre sur la surpopulation :
« De plus en plus, nous serons obligés de penser globalement, au niveau planétaire, en termes de détérioration du milieu naturel et de ressources globales disponibles. Nous préférons donc une approche écologique de la question démographique. Mais la quasi-totalité des philosophies, des religions, ou des idéologies politiques ont été natalistes. La régulation des naissances s’est heurtée à une formidable coalition du passé : catholicisme, communisme, islam, nationalisme, tabous sexuels, etc. Voyez ces politiciens illuminés qui préconisent en France les 100 millions d’habitants comme si le nombre était garantie de bonheur accru. Contemplez ces dirigeants des pays en voie de développement qui magnifient leur vertigineuse ascension démographique. Admirez comment ceux qui prodiguent les conseils de modération à ces pays sont souvent ceux-là mêmes qui prônent la natalité chez eux. En France les natalistes les plus indécrottables, on les connaît, Michel Debré, Alfred Sauvy, Jérôme Monod, le Dr Tremblay et autres irresponsables de « Laissez-les vivre ».
La croissance démographique est peut-être moins un problème matériel immédiat qu’une question de valeurs : quel est le sens de la vie humaine dans un monde surpeuplé, encombré ? Cette vie a déjà commencé, on quitte la ville où l’on vit en troupeau, pour se retrouver en troupeau sur les lieux de vacances. Il finit par naître une pensée de troupeau, et nous savons tous que le troupeau postule le berger. L’homme qui pense librement n’aura plus sa place dans la société de demain, il n’aura même plus la possibilité d’aller vivre ailleurs parce qu’il n’y aura plus d’ailleurs. En définitive le dilemme est clair : soit nous complaire dans notre délire actuel et « après nous le déluge », soit prendre délibérément, lucidement les mesures qui s’imposent :
- contraception libre et gratuite, autorisation légale de la vasectomie ;
- suppression de tous les textes répressifs relatifs à l’avortement ;
- suppression des encouragements à la natalité (allocations familiales), suppression de la prime à la naissance ;
- Dire aux couples qu’au-delà de deux enfants, ils contribuent directement aux catastrophes futures ;
- Recours à une éducation en vue de la stabilisation démographique. »
La Biosphère ne peut qu’approuver ! Mais trente-trois ans nous ont fait passer de 3 à plus de six milliards !!
7/13) René Dumont, futur ex-président (mai 1974)
Elections, piège à cons. Je ne voulais pas voter. Mais en 1974 René Dumont représentait enfin à mes yeux un candidat aux présidentielles crédible, non par les masses à sa dévotion, mais par son projet radical de changer la vie : l’utopie ou la mort ! Son projet est celui d’un agronome devenu anti-productiviste, l’écologie grâce à lui et ses amis essayait de rentrer en politique par la grande porte. Il s’exprimait ainsi dans la Gueule ouverte :
« J’enseigne à l’Institut national d’agronomie. L’agronomie, d’après ma définition, c’est l’artificialisation du milieu naturel. Ce milieu naturel, en l’artificialisant, on peut l’améliorer ou le démolir. Très tôt dans ma carrière, j’ai vu les dégâts de l’érosion en Algérie, j’ai aussi vu les dégâts de la désertification du nord du Sénégal en 1951. J’étais donc en contact avec des problèmes écologiques. J’avais pédalé avec les Amis de la Terre, j’avais assisté à la manifestation annuelle « Combat pour la survie de l’homme ». Tous ces amis sont venus me chercher pour me présenter aux présidentielles au nom du Mouvement Ecologique. Jusqu’à présent, tout ce que pouvaient faire les écologistes, c’était d’aller frapper à la porte des candidats en leur disant, dites donc, soyez gentils, tenez compte de la gravité de la situation. Les candidats nous répondaient : « Oh ! Combien vous avez raison », et dès que nous avions tourné le dos, ils oubliaient tout ce que nous leur avions dit. Maintenant, devant le mouvement qui s’est très vite développé autour de ma candidature, je pense que notre utopie peut aboutir à des réalisations si nous parvenons à percer le mur d’incompréhension, le mur d’ignorance. D’où l’importance des mass média.
Après… je suis en ce moment le porte-parole parce qu’il en fallait un, mais je ne suis pas le leader. Mais pour le mouvement écologique, je fais un petit testament dans lequel je lui conseille de se structurer pour continuer un groupe ayant une possibilité de pression politique. Je ne dis pas la forme à trouver, mais cette action politique est destinée à faire un projet révolutionnaire de changement total de la société, condamnant l’économie de profit, l’économie capitaliste. Il n’y a pas de défense écologique qui ne passe par une solution politique. »
La Biosphère remercie René Dumont (1904-2001) d’avoir été la première figure de proue du mouvement politique de défense de la Terre. Comme disait aussi René, il faut écologiser les politiques et politiser les écologistes…
8/13) Premier tour des présidentielles de 1974(juin 1974)
Au premier tour des présidentielles françaises du 5 mai 1974, le candidat écologiste René Dumont a obtenu 1,32 % des suffrages exprimés. Dans son article de la Gueule ouverte, intitulé sobrement « mouvement inéluctable », le militant aux Amis de la Terre Roland Miller estimait que « le rassemblement créé par la campagne pour René Dumont doit survivre, le mouvement écologique doit s’organiser et s’interdire les exclusives extrémistes et les excommunications dérisoires que caractérisent tant de mouvements contestataires. » Son analyse de fond reste toujours d’actualité trente-quatre ans plus tard :
« Il faut vraiment être un banquier, un technocrate ou un président de la république pour affirmer que seule la croissance économique pourra financer la justice sociale et la protection de l’environnement. Nous devons nous battre contre cette illusion impardonnable, cette profonde perversion de la pensée qui consiste à faire de la politique de l’environnement un moteur de la croissance économique. En l’absence de la volonté de s’attaquer aux véritables causes de la dégradation de l’environnement, celle-ci ne peut que se poursuivre. La croissance illimitée ne repose pas seulement sur une recherche aveugle du profit capitaliste, elle dépend également d’une volonté de puissance profondément ancrée dans la mentalité collective de nos sociétés occidentales judéo-chrétiennes et conquérantes. L’écologie, dont le caractère global et synthétique en fait une science subversive, doit inspirer un mouvement de résistance à la société industrielle, et finalement une véritable contre-société décentralisée, autogérée et pluraliste. Le mouvement écologique doit souligner deux orientations essentielles : les changements de mentalité et les changements de style de vie. »
Trente-quatre ans plus tard ou trente-quatre ans trop tard ? La Biosphère te laisse répondre à cette question…
9/13) Assises de Montargis (juillet 1974)
Le mouvement écologiste a tenu ses assises à Montargis les 12 et 16 juin 1974. Mais la Gueule ouverte s’est empressée de noyer le nouveau-né avant même qu’il ait pu faire ses premières preuves par l’intermédiaire du penseur libertaire Bernard Charbonneau. Les deux parties de cette charge héroïque sont claires, 1) Ambiguïté du mouvement écologique, 2) Inconvénients de la candidature Dumont. Une autre tribune signée par Yann enfonce le clou : « l’écologie n’existe pas ». La tendance au Hara-Kiri est manifeste ! Bernard Charbonneau et Yann sont-il payés par le grand capital ? Voyons cela de plus près :
« 1) Ambiguïté du mouvement écologique : C’est en 1970 que tout a été brusquement mis en train par la caste dirigeante. On peut parler d’un véritable feu vert donné à la critique de la pollution et de la destruction de la nature. L’environnement devient subitement source de notoriété et de places. Le Club de Rome, dirigé par d’éminents industriels ou technocrates, publie son fameux rapport. La multiplication des comités de défense et la crise de l’énergie n’empêchent pas la croissance de s’accélérer, et avec elle, le ravage. »
« 2) Inconvénients de la candidature Dumont : Dumont est caractéristique de cette génération de notables intellectuels qui avaient l’autorité et qui n’en ont pas usé en leur temps. Ce n’est donc pas à nous de la lui donner. Il répète des slogans qu’il n’a pas inventé en les accommodant à la sauce gauchiste pour plaire à son public. Le mouvement écologique doit revenir à ses sources : pas d’idéologie, de slogans, de vedettes. »
« 3) L’écologie n’existe pas : Nous voulons un écosystème de luttes, mais ce n’est pas pour cela que notre combat est écologique. Acceptons la notion de dynamisme des prises de conscience réagissant les unes sur les autres dans un processus dialectique qui nous empêche de nous enfermer dans un dogme. »
Pourquoi taper ainsi sur un mouvement politique émergent alors que René Dumont n’avait rassemblé que 1,32 % des suffrages ? En lisant tout cela, la Biosphère comprend mieux pourquoi le mouvement écologiste n’a jamais pu accéder à un véritable pouvoir : ses amis de la Gueule ouverte ont été ses meilleurs ennemis. Trente-cinq ans plus tard, des mouvements comme « la Décroissance » font la même erreur, taper presque autant sur les amis de la Terre que sur les véritables ennemis de la planète. I’m a poor lonesome ecologist !
10/13) La Gueule Ouverte, écologiste ! (octobre 1974)
La Gueule Ouverte renoue dans ce numéro avec l’écologie politique. Ainsi de cet article de Pierre Samuel :
« Nous, les écologistes, sommes convaincus que la crise multiforme à laquelle la terre fait face ne se laisse pas décomposer en petits morceaux. Comment traiter la pollution sans tenir compte du gaspillage des ressources ? Comment s’occuper des ressources sans prendre en compte la démographie ? Comment défendre les espaces verts sans remettre en cause la société de profit, Comment contester cette société sans s’attaquer à l’un de ses principes fondamentaux, l’idéologie de la croissance indéfinie ? Comment lutter contre la pollution radioactive des centrales nucléaires sans voir que cette lutte s’attaque à une société à profil énergétique élevé ? Lorsque le diagnostic évident de la crise écologique nous montre que l’homme malmène la nature et perturbe gravement ses cycles, comment ne pas s’éloigner de l’idéologie de « l’antinature » pour en venir à une conception fondée sur la symbiose et le respect ?
« Cette nouvelle conception de la place de l’homme recherche sa symbolique dans des voies que ceux qui n’ont pas encore franchi le pas trouvent parfois déroutantes : la carotte biologique et le yaourt, le vélo, l’arbre, la baleine, le chauffe-eau solaire, l’homme complet… En contre-parties apparaissent les symboles opposés et abhorrés : la nourriture chimique, la voiture, le béton, le chasseur, la centrale nucléaire, le spécialiste… L’écologie telle qu’on l’entend dans la « Gueule Ouverte » est donc quelque chose de très ambitieux. Elle englobe la plupart des contestations actuelles : bien entendu la lutte contre les pollutions et le béton, celle pour le contrôle individuel des naissances, mais aussi la contestation de l’école, de la durée du travail, de la médecine, du scientisme. Des critiques d’origine marxiste nous reprochent de ne pas mettre d’ordre de priorité dans nos luttes alors que pour eux, la lutte de classes est prioritaire. Mais affirmer qu’il y a un secteur privilégié à jamais est une attitude caractéristique du scientisme qui veut résoudre les problèmes un par un, ce qui ignore les interactions. La pensée écologique est bien plus subtile et multiforme. »
Une pensée qui reste encore marginalisée trente-quatre ans après n’est pas forcément démodée aux yeux de la Biosphère…
11/13) Un ennemi invisible, l’amiante (octobre 1974)
Résumé d’un article de fond sur un ennemi invisible et partout présent, l’amiante (en marge du congrès de cancérologie), extrait du n° 25 de la Gueule ouverte, mensuel devenu un hebdomadaire de 16 pages :
« L’amiante est un minerai unique en son genre, imputrescible, incombustible, insensible aux acides et capable de résister cent fois mieux que l’acier à l’usure, bref un minerait miracle. Un échantillonner de roche frottée du bout de l’ongle détache des fils plus fins que des cheveux d’ange. On croit voir une seule fibre, mais il y en a plusieurs centaines, toutes creuses, mesurant à peine 2 à 300 millièmes de millimètres d’épaisseur : un kilogramme de ce matériau permet de filer jusqu’à 15 kilomètres de fil d’amiante. La médecine allait découvrir l’asbestose : la victime ayant inhalée ces fibres ne disparaît pas à la suite d’une pneumonie comme avec la silicose, elle meurt d’étouffement après des mois et parfois des années d’un véritable calvaire…
Voyez-vous me dit un manutentionnaire, le port du masque est inconfortable, il tient chaud et entretient autour de la bouche une humidité désagréable, due à la respiration. Et puis, il empêche de fumer… La direction sait qu’inévitablement un certain nombre de ses ouvriers finira asbestosique, mais elle n’impose pas le port du masque. Aucun panneau au moment de ma visite, ne rappelait cette obligation sur les murs des ateliers réputés dangereux (…). Dans notre pays, les cancers ne sont jamais pris en considération pour indemniser des veuves des malades atteints d’asbestose sous deux prétextes :
- le lien de causalité n’est pas établi ;
- le tableau des maladies professionnelles, dont on connaît les retards de mise à jour, n’en fait pas état.
Ne serait –il pas nécessaire que des faits démontrés aux Etats-Unis depuis 1962 soient enfin appliqués au niveau de la législation française en 1974 ? »
12/13) Des milliards pour les écraseurs (n° 31, 11 décembre 1974)
Question : La voiture est-elle une des principales sources du taux de mortalité en France ?
Réponse : On le dit, mais qui ne risque rien, n’a rien. On compte 16 000 morts par an et 300 000 blessés, un français sur deux mourra ou sera blessé dans un accident de circulation. Mais au regard de ces inconvénients, il faut porter en compte les 2 millions d’emplois qu’assure l’industrie automobile. Des chiffres à prendre en considération au moment où le spectre du chômage remet en cause les bienfaits de l’expansion.
Q : L’Etat n’aurait-il pas dû, au lieu de subventionner la voiture, porter son effort sur les transports en commun ?
R : Il convient de se garder des simplifications abusives. Le Français est individualiste. Il aura toujours du mal à s’habituer à la promiscuité des transports collectifs. La voiture reste un merveilleux moyen d’évasion même si tout le monde choisit de s’évader ensemble, au même moment.
Q : Les gauchistes prétendent qu’il vaut mieux adapter la voiture à la ville que la ville à la voiture…
R : Ceux-là même qui critiquent les projets circulatoires du gouvernement sont bien contents d’emprunter les nouvelles rocades ou autoroutes pour se rendre de leur lieu de travail à leur lieu de villégiature. Là comme ailleurs le compromis est souhaitable : les couloirs réservés aux piétons sur les trottoirs devraient contenter tout le monde.
Q : Le renchérissement du prix du pétrole condamne-t-il l’automobile ?
R : N’oublions pas que l’automobile rapporte chaque année pour près de 40 milliards à l’Etat. Si nous voulons nous en passer, il faudra bien trouver des sources de financement correspondantes.
Q : Ivan Illich a calculé que l’automobiliste se déplaçait moins vite que le piéton ou le cycliste, si l’on tient compte du temps passé à acheter et entretenir une voiture.
R : Il s’agit d’un calcul « engagé » qui remet en cause la substance même de notre société, nie la valeur morale du travail, conteste l’utilité de l’objet (la « marchandise » comme ils disent). Sans doute Illich prend-il pour référence les sociétés archaïques où l’on s’éclaire à la bougie et où l’on se déplace en tandem !
13/13) La mort de la GO (19 mars 1980)
L’hebdomadaire la Gueule ouverte, après interdiction de compte bancaire, se déclare en faillite dans son numéro 304 du 19 mars 1980, huit pages seulement. Il y a appel à souscription pour soutenir les derniers moments de ce mourant : ils ne tiennent pas à connaître le sort du journal Combat. L’année précédente, c’était Rouge (le quotidien) et antirouille qui durent se transformer ou cesser. Ils ne tenaient pas à finir dans les poubelles de l’histoire, et pourtant c’était bien fini : l’année suivante Mitterrand arrivait au pouvoir, l’Etat allait nationaliser et relancer l’économie, les lendemains allaient enfin chanter…
On connaît la suite, le mouvement écologiste a mis des années pour enfin refaire surface ! La Biosphère aime que les bonnes idées ressuscitent…