éducateur, un rite de passage obligé
Nous sommes tous des éducateurs par nécessité. Vivre en couple ou en famille, c’est s’éduquer à la vie commune, c’est apprendre à l’autre et de l’autre les bonnes manières. Faire un enfant, c’est acquérir préalablement et par la pratique un savoir-faire dans l’éveil d’une conscience.
Nous devrions tous suivre des stages de pédagogie et faire l’expérience d’être moniteur de vacances ou responsable de telle ou telle association. Le mieux-vivre ne s’improvise pas.
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Je veux devenir prof, mais l’expérience pédagogique me manque. Je n’ai pas l’habitude du contact avec les plus jeunes, je me lance dans la pratique pédagogique. Du 1er au 7 juillet 1971, je suis un stage « enseignant » avec les CEMEA (Centre d’entraînement aux méthodes d’éducation active). Je ne saisis pas tout de suite l’importance de la pédagogie active, je note seulement : « Presque rien à en dire personnellement, les CEMEA font très bien leur boulot, je crois m’être assez bien comporté. » Nous avons visité une exposition sur le surréalisme. J’ai compris qu’aux beaux-arts, on passe cinq ans à retrouver son imagination de cinq ans ! Nous avons analysé une émission télé qui montrait comment la télé nous manipulait. Mais je ne saisis pas encore le problème de la régulation de la parole : qui oriente le débat, qui décide ?
Je me lance dans une succession de colonies de vacances où il est plutôt question d’organiser un golf miniature ou de monter une pièce de théâtre. Fini le débat intellectuel. J’enchaîne une colonie dans les Pyrénées à Louvie-Juzon (juillet), puis dans le Médoc à Bégadan (août). A Louvie Juzon, j’ai trop insisté sur l’activité sportive, je n’étais pas au point pour les activités ludiques Le dernier jour de la colo de Bégadan, trois heures de réunion de synthèse à 12 personnes. La moitié du temps, silence absolu avec quelques questions existentielles du type « Pourquoi n’y a-t-il pas eu plus de contacts simples et directs entre filles et garçons ». Les deux monitrices formaient un bloc qui vivait sur lui-même dans une aura de féminisme mal compris assez déplaisant : les filles doivent rester entre elles… pour se libérer !? Mon adaptation a été assez difficile. J’avais complètement oublié la psychologie de mes 10 ans ; j’étais désarmé devant l’attitude presque adulte des colons et une désobéissance toujours latente. Les mômes m’ont reproché de ne pas être assez sévère. De mon côté, j’estime que l’autorité n’a pas à être imposée, elle doit au contraire faire appel à la réflexion personnelle de chacun. A la fin du séjour, j’étais un des moniteurs les moins « violents » et c’est à moi que se raccrochaient les cas les plus difficiles comme les sœurs Laïachi. Sur un plan plus technique, j’ai appris ou réappris (j’avais été scout dans mon enfance) l’importance des jeux et des veillées.
A la rentrée scolaire d’octobre 1971, je passe avec succès la deuxième session de ma dernière année de sciences économiques. Le surlendemain, j’embauche comme éducateur dans un lieu d'accueil à Moumour (Pyrénées Atlantiques). Je connaissais personnellement le directeur, Bernard Gaudens, cela a facilité mon embauche. Je devais y rester pour accomplir mon service civil d’objecteur de conscience dès que je serais affecté…. en juin 1972. L'épouse du général Massu, après la création de l'association Pyrénées Actions Jeunesse en 1958 à Alger, accueillait à Moumour depuis 1962 principalement de jeunes orphelins, pour la plupart enfants de harkis « morts pour la France ». Il y a Abdel, Illah, Ichy, Kouider, Medaoui, El Meddah, Selatnia et aussi Victor ou Radji. Dès mon entrée en fonction, je voulais adopter le tutoiement. La direction m’impose le voussoiement comme signe différenciant l’adulte de l’adolescent. Même le psy du centre, Yvon Morin, pourtant gauchiste à ce qu’il me semblait, était pour la mise à distance. Mes journées se déroulent mornes et monotones ; si ça continue, c’est pour moi qu’il va falloir trouver des activités. Je suis éducateur de nuit, je travaille à plein temps pour être payé à mi-temps.
Quelques précisions sur les jeunes du centre. Boutera avait été placé par la DASS de Pau à l’âge de 9 ans le 30 août 1962. Sa fratrie ? Mohamed, Lula, Aziz, Hocine, Zora, mais aussi Germaine. Je l’ai bien connu, il était le plus ancien au centre, il aura bientôt 19 ans. Il a connu le temps où la discipline était sévère, le footing tous les matins, en fait des marches forcées jusqu’à épuisement, douches froides dans les WC, lavage des dents au savon, le nez cassé d’un gars par un éducateur. Son père, enlevé par les HLL (Hors la loi), est porté disparu. Sa mère ne sait ni lire ni écrire. Boutera est soumis à de violentes colères, jusqu’à vouloir tuer au couteau. Mais il a aussi lu Libres enfants de Summerhill ou Makarenko. Au début, je ne suis pas rassuré, je garde mon argent personnel sur moi, 24 heures sur 24…. Benaouda a été déféré au parquet pour vols après avoir forcé plusieurs portes de voitures… On piquera aussi 100 francs aux éducateurs lors d’une sortie… on subtilisera les 400 francs du pécule des grands. La routine. J’ai trouvé Salem en train de fureter dans ma chambre.
Au point de vue matériel, le centre est parfait : assez de personnel, un car, une voiture de fonction, des skis, ping-pong, club sportif… J’allais avec les jeunes m’entraîner au karaté dans la ville voisine. En fait il y a trop de personnel, les jeunes sont assistés continuellement, femmes de ménage, lingère, factotum… Comme il n’y a plus rien à demander, on voudrait du jus de pomme au repas. Par contre, quand on propose de participer à la confection des menus, aucun volontaire. J’ai bien compris que le principal allait consister à préparer au CAP épreuve théorique en élevant le niveau de culture générale. Et je serai aussi un peu garde-chiourme. Entre les jeunes et moi, la confiance viendra, ils me trouvent sympa. En fait ces jeunes du centre, moitié algérien, moitié enfance en danger sont de bons petits gars. Mais ils se sentent séquestrés à Moumour. Nous faisons avec l’équipe d’encadrement des études de cas. Maurice B., orphelin, est resté dans une pouponnière ses deux premières années, sans attentions ni affection : retard pour tout, marche, langage… Son QI est de 78. Quand Maurice fut adopté, ses parents adoptifs disaient que Maurice n’était pas gai, et pour cause. L’éducateur, surveillant ou confident ? Medaoui se confie à moi. Sa mère s’est suicidée un 24 novembre alors qu’il n’avait que douze ans, il a marché à sa recherche dans la neige pour la retrouver pendue. Nous sommes en novembre, Medaoui en a marre de vivre ; déjà deux tentatives de suicide. Sa vie à lui, il s’en fout, seuls comptent ses trois petits frères restés dans la misère en Algérie. Je constate encore une fois que l’individu n’est rien, son milieu tout. On ne naît pas avec un comportement génétiquement programmé.
Début novembre 1971, je passe ma présélection comme éducateur. Obligé. Une heure et demi de test, entretien d’une heure avec un orienteur, ¾ d’heure avec une psychologue, ¼ d’heure avec un psychiatre. L’orienteur ne me trouvait pas de vocation pour ce métier. Il faut dire que j’avais traité ses questions écrites avec légèreté. « Quel avenir vous voyez-vous ? » Quel avenir peut-on avoir dans une société bloquée, si ce n’est débloquer. « Quels souvenirs vous ont marqués ? » Les jours où je me suis le plus emmerdé, par exemple pendant les cours de latin au lycée. Mais aussi les jours où j’ai eu le courage de dire merde à mes emmerdeurs. Au psy, je montrerai que j’ai les défauts de mes qualités et les qualités de mes défauts. Je n’ai pas été recalé.
Si mes débuts d’éducateur sont difficiles, c’est surtout avec les autres éducateurs. Le directeur général Desaphy, adjoint direct de la mère Massu, était sergent payeur en Algérie. Mais il a tenu aussi la gégène ! Le directeur du centre était instituteur, l’économe facteur. Les deux éducateurs spécialisés sont submergés par la problématique raciste alors qu’une attitude plus détendue de leur part résoudrait beaucoup de choses. D’ailleurs l’un des deux est parti en « maison de repos ». On vient au travail comme aux horaires d’un bureau. Un éducateur en a marre et va se barrer bientôt, une autre, rejetée par son groupe, se fout complètement de son travail, un autre frapperait trop facilement les jeunes ; d’ailleurs sa principale occupation est de boire, comme d’autres. L’équipe éducative se réunit fin janvier 1972, le constat est terrible. Invisibilité de la direction, absentéisme de l’éducateur-chef. Un éducateur a failli être étranglé par un jeune, il cherche une place ailleurs. Pour les jeunes aussi, c’est difficile. Un gosse arrive, renvoyé par son instit. Il revient à pied, sans chemise ni soulier, complètement mouillé. L’éducateur de son groupe ne veut même pas s’en occuper. Normalement nos gosses ont dans la journée un travail en entreprises. Mais au deuxième étage, ils sont 4 sans travail, et 2 de même au premier étage. Je suis toujours occupé, aller chercher un gars à la gare, des médicaments, conduire les mômes, faire du ski à Gourette, aller voir les patrons, régler les incessants problèmes interpersonnels entre jeunes. J’ai du passer mon permis de conducteur de bus le 18 novembre 1971 pour amener les mômes.
Je découvre une démarche pédagogique que mes études en faculté de sciences économiques ne pouvaient qu’occulter. Le psychothérapeute Yvon Morin essayait en effet de transformer le centre de Moumour en expérience de pédagogie institutionnelle. Je lis en décembre 1971 Vers une pédagogie institutionnelle d’Aïda Vasquez et Fernand Oury. Il faut placer enfants et adultes dans des situations nouvelles et variées qui favorisent la communication et les échanges tout en exigeant de chacun engagement personnel, initiative, action, continuité. L’enseignement de François Tosquelles, psychiatre catalan né en 1912, co-inventeur de la psychothérapie institutionnelle, devient un élément de notre formation interne d’éducateur. On me cite Jacob Levy Moreno : « L’expérimentation sociométrique vise à transformer en ordre nouveau l’ancien ordre social. C’est un plan pour rebâtir les groupes de manière à ce que la structure officielle ou de surface ressemble autant que possible à la structure en profondeur. » Moreno est un des grands chantres, sinon l’inventeur, de la spontanéité et du psychodrame : le langage est dans le groupe et par le groupe, plutôt que dans la tête ou dans la bouche. J’apprends que pour Durkheim, l’homme est double. En lui, à l’être individuel, se surajoute l’être social. Je découvre que la responsabilité de guérir appartient aux malades autant qu’aux infirmiers et aux médecins. En résumé, tout groupe social, s’il a la sagesse de se structurer dans un dispositif institutionnel, élaborera un tissu de complémentaires qui élèvera son propre degré d’existence et cimentera la solidarité commune de ses membres. La cohésion du sens du monde vécu concrètement est indispensable à la reconquête de la cohésion intérieure. Tout cela reste pour moi théorique, c’est même l’inverse de ce que je vis dans la « structure » de Moumour. Nos réunions d’équipe parlaient surtout de petits problèmes de transgression et surtout du contrôle de sorties des jeunes. Faire le mur est fréquent ! Mais mon esprit s’ouvre sur d’autres structures éducatives.
La pédagogie active facilite les interrelations et les échanges parmi les enfants afin qu’ils éprouvent leur capacité d’initiative. Pour que de tels événements arrivent et puissent être vécus, il faut toujours partir de l’événement concret et spontané engagé par l’enfant afin que, par le libre jeu interrelationnel de l’activité entre partenaires (l’éducateur ou l’instructeur étant un partenaire parmi d’autres), l’enfant participe à la naissance, à l’établissement puis au développement de l’institution. C’est le contraire de ce que mon enseignement de sciences éco, structure de passivité et de bourrage de crâne, m’avait fait vivre. D’un boulot d’éducateur que je trouvais chiant au début, j’en vois maintenant les perspectives lointaines. Nous faisons de plus en plus de réunions. Dans les rencontres pédagogiques, Morin parle, parle, de tout et de n’importe quoi, de l’inceste, de l’œdipe, du stade anal ou buccal… Il échappe au concret. Est-ce cela la pédagogie institutionnelle ? J’échoue à présenter aux autres stagiaires Psychologie de l’enfant d’Osterrieth, j’adopte en effet un ton trop polémique. Ce que j’apprécie surtout, ce sont les réunions avec les jeunes. Mais ils ressentent assez mal la trop grande liberté qui règne sur le centre. Ils ne se sentent plus assez (en)cadrés. On ne suit ni la ligne Massu (discipline, autorité, obéissance), ni la ligne Morin (self government à tous les niveaux compensés par ce qui se voudrait un intense travail d’équipe). C’est vrai que notre mode d’action en tant qu’éducateur reste indéfinie, on bricole au jour le jour, seule importe notre capacité personnelle de dialogue avec nos jeunes perturbés ou perturbateurs. Parfois l’éducateur-chef fait de la thérapie par le vide en virant l’un d’entre eux du centre.
Au fil des semaines les tentatives de notre médecin-psy Morin pour changer la pédagogie au centre va se heurter à la toute puissance de Mme Massu qui tient les cordons de la bourse. Notre directeur Bernard Gaudens est clair : « Nous sommes passés tout naturellement de l’autoritarisme à la participation de tout le personnel… On n’a oublié qu’une chose, Mme Massu. » Le problème de la formulation du règlement intérieur du centre va devenir crucial. Il y a reprise en main du centre de jeunesse par la mère Massu. Quelques extraits de la lettre ouverte d’Yvon Morin (7 février 1972) : « Madame la présidente, serait-ce par l’effet de votre grandeur, à moins que ce ne soit le fruit du comique troupier de votre fidèle et tortueux bras droit… J’admire vos efforts contre le mal que j’incarne dans mon travail et que je n’avais pourtant pas dissimulé lors de mon recrutement… Vous portez en tout cas la responsabilité du climat d’anxiété et d’insécurité qui règne à Moumour sur les garçons et le personnel… Vous confondez caserne, bataillon disciplinaire et établissement de rééducation… Ce que nous cherchons à faire à Moumour est pratiqué par les sommités psychiatriques et pédagogiques les plus reconnues en France… Je reste, comme vous le disiez dans votre dernière lettre, votre très bourgeois et très antipathique employé. » Soyons objectif, ce n’est pas avec un tel discours qu’on peut améliorer une situation ; l’expérience de pédagogie institutionnelle ne peut réussir qu’avec des éducateurs très très motivés et formés pour cela, ce qui n’était pas du tout le cas à Moumour. Il nous manquait un spécialiste de dynamique de groupe, qui puisse mettre les gens en situation difficile pour que leurs capacités de résilience soient révélées. Mais même la technique relationnelle ne suffit pas. J’ai fait un repas presque en tête-à-tête avec Mme Massu, situation difficile s’il en est. Je n’ai rien dit, j’étais paralysé. Une situation provoquée ne doit pas être trop difficile au point de bloquer toute réaction ! J’étais pris à mon propre piège puisqu’un de mes défauts, c’est aussi de bloquer les autres… Dans les relations habituelles, les gens restent figés dans leur rôle social ; on ne peut d’un claquement des doigts remettre en question tout un conditionnement culturel. Et les réalités des institutions qui préexistent sont les plus fortes.
Morin, après sa lettre jugée « injurieuse », est renvoyé. Mon protecteur et directeur Gaudens est lui aussi remercié ; son successeur désigné a comme spécificité de tondre tous les fugueurs de retour au bercail ! Je suis une victime collatérale de ce tsunami : viré avec mon mois de préavis, fin de contrat le 29 février 1972. Mme l’épouse du général avait découvert début décembre que j’avais un casier judiciaire de militant politique : un mois avec sursis, pas de quoi fouetter un chat, même s’il s’agissait de la destruction en partie d’un immeuble public, à savoir un commissariat de police. La juge de Pau fermait les yeux et les inspecteurs de Casteja avaient fourni un rapport favorable : « Emporté par sa générosité… » En fait j’avais au centre de Mme Massu peint en énormes lettres sur les quatre portières de ma 2 CV « OBJECTEUR DE CONSCIENCE ». La provocation est devenue pour moi une seconde nature. Cela ne pouvait plaire dans un milieu d’anciens cadres de la guerre d’Algérie. Le grand coup de balai est donc aussi pour moi.
Je recherche un autre point de chute où je puisse effectuer mon service civil d’objecteur. J’ai été aiguillé par Morin vers la clinique de La Borde à Cour Cheverny. Après avoir effectué en avril 1972 un test d’embauche sous forme d’un psychodrame collectif à Paris, je suis embauché. Je vais passer de la pédagogie institutionnelle à la psychothérapie. En attendant, je subis au CPO un WE de dynamique de groupe avec un psychosociologue, Marc Guiraud. Nous sommes 37, autant de filles que de garçons, en cercle. Nous resterons ensemble plusieurs jours, la télé-réalité sans la télé. Marc : « La parole à qui la voudra. » Silence. Un mec : « On ne voit pas où ça va, du tout. » Silence. Maïté : « Qu’est-ce que l’analyse institutionnelle, par qui est-elle pratiquée. » Marc : « Si quelqu’un a envie de répondre aux questions ! »… C’est confus, la réunion s’achève sur un problème très matériel, l’heure du coucher et celle du petit-déjeuner ! Le lendemain la discussion recommence. Marc : « Est inadapté tout être qui n’a pas accès à son désir propre. » Emilie : « Mais alors, qui est adapté ? » Comme d’habitude, Marc ne donnera aucune réponse. De Lacan à l’expression de son propre désir, nous tournons en rond. L’après-midi le débat ne se relancera pas. Nous nous interrogerons sur la difficulté de parler en groupe ! Blablabla. Je suis déçu. Le lendemain j’étudie la free press. Quand 50 millions de Français feront 50 millions de journaux, ça les obligera à penser par eux-mêmes… Je note que Fernand Deligny ne s’occupe jamais directement des enfants psychotiques. S’adresser à un tel enfant, c’est l’agresser, c’est lui adresser un Soi, vous, dont il n’a que faire. L’enfant peut venir à vous, pas le contraire. Les révéler, c’est leur révéler qu’ils ont leur propre chemin à découvrir… seuls. La pédagogie, c’est bien compliqué… surtout avec les psychotiques !
Un peu plus tard, je ferai un autre séminaire d’expression avec le psy Guy Lafargue. Si le contenu de ce stage a été plus affectif qu’intellectuel, il a contribué à me dérider. Savoir maîtriser le relationnel, cela s’apprend. Mais tout le monde n’a pas envie d’apprendre ! Marie-Annick, mariée, deux enfants, s’est exclue du groupe, ce que j’appelle l’exclusion de la bague au doigt. François est trop individualiste pour progresser. Nicole s’est mise en marge car elle se trouvait trop âgée. Etc. De toute façon la plupart des gens préfèrent la monotonie de leur existence à la recherche d’une vérité introuvable. L’esprit humain se satisfait volontiers du manichéisme, ça c’est beau ou c’est laid, c’est bon ou très mauvais. Mais la vérité n’est pas dans les extrêmes, elle est dans le cercle, tout ce qui fait le passage d’un extrême à l’autre. La vérité est dans le mouvement, le passage. Cheminement personnel, trop exigeant.
Juin 1972, j’arrive à la clinique psychiatrique de La Borde. C’est un centre expérimental vachement chouette : pas de hiérarchie, rotation des tâches, formation des stagiaires comme moi sur le tas, « fou » souvent attablé à une table du bistro du village. Difficile de distinguer malades et soignants, personne n’a ici l’habit de sa fonction. Parfois cependant, c’est évident. Bizarre ce fou joueur d’échecs (j’ai organisé un tournoi d’échecs à la clinique) qui prend une pièce, l’élève et dix minutes plus tard nous en sommes toujours au même point. Elle répète, « je suis angoissée… je suis angoissée… je suis angoissée… » Elle me demande si j’ai de la famille ici, puis hoquète et s’en va, brusquement. Il a composé au piano des merveilles, il écrit des livres, des poésies, il ne se rase plus, il se fout de tout. Il a une maîtrise d’histoire économique, mais il est là, ne sachant que faire… « J’ai tout vécu, Islam, Israël, Irlande, Islande, voyage… bon je vais dans ma chambre, je me sens nerveux ». Il est là depuis sept ans, vietnamien du nord, malade de voir mourir ses frères de race ; il n’est pas fou, il se sent à l’abri ici. Elle a envie de baiser, elle a envie d’une gauloise, elle se balance, une deux, et puis une deux…elle marche doigt tapant sans cesse dans sa paume, sans cesse. Elle est mystique, il n’y a que Jésus dans sa vie, elle rachète les péchés du monde, elle complète l’œuvre de Jésus, elle est mystique… elle a envie de se suicider. Ainsi va la vie à l’UTB, union thérapeutique de base, l’équivalence d’une famille.
Les « fous » viennent dormir dans le dortoir isolé au milieu du bois qui me sert de chambre, à n’importe quelle heure… J’ouvre un œil, en cas qu’il ait un couteau à la main, une lampe torche arrive, on l’a retrouvé, il est emmené. Névrotique cette jeune fille qui revient en permanence la nuit dans ma chambre, psychotique cette démarche bizarre. Efficacité de la psychothérapie institutionnelle ? Mon oeil ! Le malade reste attaché à son médecin personnel comme le bébé l’était à sa mère par le cordon ombilical. L’UTB ne rassemble le plus souvent le groupe qu’au repas. Mais quand il y a réunion de l’UTB, énorme apport des malades les uns envers les autres. CPC, commission paritaire centrale, débonnaire : un moindre mal. RM, réunion me(r)dicale, dans le bureau d’Oury. Je n’ai pas été formé, formation sur le tas comme on dit, faut se lancer. J’ai donc réalisé le 5 juin 1972 ma première piqûre intramusculaire sur une patiente qui a eu la gentillesse de ne rien sentir. Je possédais quand même le diplôme d’auxiliaire sanitaire acquis avec les CEMEA.
Les jours se suivent et ne se ressemblent pas, l’improbable peut survenir d’un moment à l’autre. Je suis réveillé tôt un matin. « Viens m’aider ». Celle qui se voulait ma copine, Maryvonne, qui m’avait fait visiter le château à mon arrivée, qui aimait tant discuter avec moi, que je prenais pour quelqu’un de tout à fait normal. Elle s’est jetée la nuit dans un étang peu profond six jours après mon arrivée. Hydrocution. Après bien d’autres tentatives, elle avait réussi son suicide, sans le vouloir sans doute. On causait souvent ensemble. Elle ne parlait que d’absolu, petite boule en équilibre instable entre l’infiniment grand et petit. J’ai habillé Maryvonne, cela m’a fait quelque chose. Le malade se sent seul, et plus il se sent seul, plus il ramène tout à lui. La maladie mentale enlève aux mots leur conception habituelle pour leur donner un sens asocial, souvent l’expression d’une répression intra-personnelle. Il y a souvent un fort égocentrisme qui empêche le déviant de mesurer les réalités sociales. Mais le discours ordinaire peut être aussi pathologique, au service d’une société instable ou suicidaire. J’arrive fort bien à parler avec les malades mentaux. Je réussis parfois à apaiser leurs angoisses, même si cela consiste le plus souvent à les écouter parler. A une soirée où j’amène 13 pensionnaires, il y a eu trois crises d’angoisse ; une parole apaisante avait suffi à ramener le calme. Le psychique se déglingue avec l’entourage, mais il est difficile de refaire ce qui a été défait. L’intériorisation et la lente fermentation d’une angoisse enracine le mal être. Les remèdes à la clinique : petite piqûre d’insuline, injection d’hormone, baisse du taux de glycémie, coma provoqué, maternage au réveil, restructuration du patient. Sont-ils discutables ?
J’ai assisté un jour à un électrochoc, c’est impressionnant. L’électrocutée fait un arc avec son corps. Normalement déstructuration du cerveau, maternage, restructuration du patient. Là, le mari venait chercher son épouse et il valait mieux laver eu peu le cerveau avant les retrouvailles ! Il y avait une cellule d’isolement, non utilisée. La camisole chimique suffit. Ma mère, qui m’avait amené à la clinique, croit en ma sensibilité, en ma fragilité. Sensible, moi, qui côtoie le suicide comme si c’était une évidence et qui connaît si bien la sinistre impasse dans laquelle s’engage l’humanité. Je me vois plutôt en acier bien trempé, plus précisément comme un vase sans fond selon l’expression d’un psy : les informations me traversent, elles ressortent améliorées (ou du moins je le crois), je ne suis que passage. Il n’y a pas de soignant et de soignés, il ne devrait y avoir que des gens de passage qui sont toujours bien reçus à quelque endroit qu’ils passent.
Il paraît que les Chinois sous Mao ne situent pas les altérations névrotiques ou psychotiques sur le plan personnel, mais sur le plan des relations humaines. Tout drame personnel est un drame collectif parce qu’il se situe dans les rapports de l’individu avec la société. Une personne devient malade parce qu’elle est incapable de trouver dans son milieu des réponses satisfaisant à son désarroi. Cela me semble vrai, toute thérapie devrait d’abord reposer sur une thérapie familiale. Mais que « la charge affective nécessaire à la guérison augmente sous l’autorité de Mao Tse Toung et se renforce par la volonté collective de servir le peuple et la révolution », faites-moi rire ! Le régime maoïste était chouette par certains de ses aspects comme « tirer sur le quartier général », immonde quand il affirme que le pouvoir est au bout du fusil… tenu par le grand timonier.
Mon dernier discours labordien le 6 juin avec une patiente épileptique est caractéristique. Sa timidité exacerbée lui a coupé les contacts avec l’extérieur. Elle a été très jalouse de sa sœur « aimée » qui se mariait, ce fut la cause de sa première crise. Et puis elle a découvert que son anxiété révélée permettait qu’on s’occupe d’elle ! Je trouve son raisonnement très perspicace. Mais quelques jours auparavant, elle me disait souffrir d’une obsession, que son avenir était d’être pute, mais que ce serait terrible si elle était pute… le soir même, elle s’était allongée sur mon lit la nuit pour s’exclamer « Oh, je suis sur ton lit ! ». J’avais répondu « Quelle importance ! » Elle était partie sur ces mots : « Toi au moins t’es pas con ! » Un discours peut recouvrir d’autres discours, notre cerveau est une machinerie bien trop compliquée. Et puis il y a tous ceux qui ne pouvaient plus tenir de discours socialisé. Celui qui parle tout seul, celui qui ne vous écoute jamais, celle qui pense uniquement à son improbable guérison (« Dites, est-ce que je vais guérir ? »), celui qui met deux heures pour manger, celle qui a un langage décousu dès qu’il s’agit d’autre chose que du MLF, celui qui reste toujours debout, indifférent à tout, et que je n’ai jamais entendu.
J’alterne dans mes notules des précisions sur ma vie psychiatrique et sur la non-violence. N’oublions pas que j’étais dans cette clinique pour y faire ma période d’objection de conscience… alors que les derniers textes ministériels parus m’affectaient aux Eaux et Forêts ! L’établissement est agréé, il ne peut donc me garder en situation illégale. A nouveau je dois partir après quinze jours seulement de stage d’infirmier psychiatrique. Je demande si je faisais ce qu’il fallait auprès des malades. Il paraît que je parlais trop aux schizo. Je trouve qu’on ne parle jamais assez au gens qui en ont besoin… La clinique de La Borde est un modèle de psychothérapie institutionnelle. En fait une belle merde entourée d’un très beau parc. On y prend beaucoup de neuroleptiques, sans doute autant que dans n’importe quel asile. Les institutions de participation, comités paritaires, malades à la cuisine ou à la vaisselle, sont bien en place mais fonctionnent mal. Les échanges se font par habitude et non pour répondre à un besoin, l’atelier poterie ne fonctionne que grâce à un artisan venu de l’extérieur, le journal du centre reste en panne… Pourquoi ? Les moniteurs infirmiers s’en foutent, ils viennent, font quelques clins d’œil aux malades, et repartent dans leur bagnole. Moi je suis resté 24 heures sur 24 au centre : cela crée des liens ! Comme je l’ai déjà perçu pour mon expérience de pédagogie institutionnelle à Moumour, rien ne peut se faire sans éducateurs/infirmiers très très motivés et formés pour faire de leur métier une passion… sans garantie de résultat. De toute façon une structure particulière, même à l’avant-garde, qui participe d’une société bloquée et malade, ne peut échapper au contexte général.
Ce n’est plus la peine que je me retrouve un autre point de chute avant mon incorporation officielle comme objecteur. L’administration nous incorpore d’office aux Eaux et Forêts, c’est la loi. Toute ma recherche depuis plusieurs mois d’une association librement choisie où je puisse exerce mon service civil était vaine. Je me suis retrouvé dans la position d'insoumis, puis de militaire !
Pour lire la suite, en choisissant son propre chemin :
01. Un préalable à l’action, se libérer de la religion
02. Une pensée en formation, avec des hauts et des bas
03. En faculté de sciences économiques, bof !
04. Premiers contacts avec l’écologie
05. Je deviens objecteur de conscience
06. Educateur, un rite de passage obligé
07. Insoumis… puis militaire !
08. Je deviens professeur de sciences économiques et sociales
09. Du féminisme à l’antispécisme
10. Avoir ou ne pas avoir des enfants
11. Le trou ludique dans mon emploi du temps, les échecs
12. Ma tentative d’écologiser la politique
13. L’écologie passe aussi par l’électronique
14. Mon engagement associatif au service de la nature
15. Mon engagement au service d’une communauté de résilience
16. Ma pratique de la simplicité volontaire
17. Objecteur de croissance, le militantisme des temps modernes
18. Techniques douces contre techniques dures
19. Je deviens journaliste pour la nature et l’écologie
21. Ma philosophie : l’écologie profonde