Je deviens journaliste-écrivain pour la nature et l'écologie
J’ai terminé ainsi une étude sur le traitement de la question environnementale par le quotidien LE MONDE : « La crise écologique qui nous menace ne sera bien traitée médiatiquement que dans la mesure où les contraintes réelles ou imaginaires de l’économie ne pèseront plus sur le contenu des articles des journalistes. Mais comme il faut préserver les convenances et les recettes publicitaires, les articles du MONDE cultive encore la croissance, le tout automobile et les néfastes futilités. La déformation de l’information tient aussi à la présentation systématique des différents points de vue, ce qui entraîne l’incapacité du lecteur à juger du fond. Il existe enfin une contradiction flagrante entre journalistes qui peuvent se contredire dans un même groupe de presse. Certains journalistes fondent leur optimisme sur les acquis du demi-siècle écoulé, les autres craignent, avec raison, celui qui vient. »
Difficile d’être journaliste dans la presse ordinaire. Aussi je suis devenu à l’âge de la retraite journaliste pour la nature et l’écologie, membre de la JNE… Normalement unis par l’écologie, nous devrions avoir un discours plus cohérent. Normalement ! Mais il a autant de perceptions de la nature qu’il y a d’environnementalistes.
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Septembre 2008. Je suis maintenant à la retraite, avec le temps de m’occuper d’écologie sept jours sur sept, mon blog, mon site, mes activités politiques. J’ai organisé dans les locaux de l’assemblée nationale un colloque sur le pic pétrolier le 25 janvier 2011. Quelques jours avant, Alain Hervé me téléphone pour me rencontrer à cette occasion… nous nous retrouvons dans un petit bistrot près de Notre Dame le lendemain du colloque. Extraordinaire, nous sommes toujours sur la même longueur d’onde. Alain Hervé, né en 1932, est un historique de l'écologie. Il fonde les Amis de la Terre en 1970, dirige le hors-série du Nouvel Observateur en 1972 : « La dernière chance de la Terre. »À partir de 1973, il fonde le mensuel écologique Le Sauvage. Lors de la candidature de René Dumont à la Présidence de la République en 1974, il est responsable du bureau de presse. Sa vocation remonte à l’enfance. Il est né à Granville, en Normandie, les pieds dans l’eau. Je vivais des séjours très fréquents à la campagne chez mes grands-parents. Il a souffert de l’environnement urbain, j’ai vécu jusqu’à ma vie active dan une chambre de centre-ville, les fenêtres des voisins à cinq mètres des miennes. Il ne croit pas du tout au progrès technique qui a entraîné cet âge industriel qui sévit sur notre planète et la ravage. Je ne peux qu’être d’accord. Il estime que nous sommes tous écologistes, car nous n’avons pas le choix, nous devons tous respirer, déféquer. C’est une évidence. C’est beaucoup plus qu’une approche de droite ou de gauche, il s’agit d’une vision globale de l’univers dans lequel nous sommes. Nous sommes tous les deux conscients des limites. Il nous faut observer, comprendre et se conformer aux lois de la nature. L’accord parfait entre nous
Au cours de notre conversation, Alain Hervé me propose de devenir membre de la JNE, association des journalistes-écrivains pour la nature et l’écologie. Il me parraine, il me trouvera un autre parrain en la personne de Laurent Samuel. Mes écrits, c’est le contenu de mon blog sur le serveur du monde.fr. La JNE est d’ailleurs en train de s’ouvrir sur les blogueurs. Je suis donc accepté. Mon autre rêve de jeunesse devient réalité, je suis reconnu comme journaliste et non pas simplement éducateur/formateur ! Mais en fait ces deux aspects devraient aller de pair… Je fais mon premier article de journaliste JNE après l’AG de Cassis en juin 2011 :
« Tout juste admis au sein de JNE, je fais le long voyage qui me mène d’Angoulême à la méditerranée. Je suis arrivé à Cassis le vendredi à six heures du matin, dans une gare excentrée qui montrait déjà l’isolement du bourg. En arrivant à pied dans la baie, pratiquement une seule route pour accéder à la ville, une seule pour en repartir : la voiture ne peut pas imposer sa loi dans un lieu si étroit. Je fus réconforté par l’étroitesse ancestrale des ruelles qui se protègent des voitures. Mais autour du port, centre névralgique de Cassis, je fus abasourdi par la succession interrompue des restaurants qui encerclaient la mer. Le touriste arrive partout en masse dès qu’il y a quelque chose à voir des restes de la nature. Mais laissons cela pour l’instant, j’ai passé un WE splendide avec mes nouveaux camarades de la JNE.
La thématique était prenante, comment protéger les Calanques, comment sauver les baleines, comment se sentir uni avec la nature… L’organisation était parfaite : conférence-débat sur le projet de parc national, exposé sur les ferries vers la Corse qui font des victimes parmi les cétacés, PowerPoint sur la récupération des déchets… Bien entendu tous les repas étaient bios et végétariens, nous avons mangé collectif et pensé écologique. Nous nous sommes naturellement déchaussés à l’entrée de la salle de réunion, nous avons religieusement respecté une minute de silence pour les dauphins, nous avons écouté dans le recueillement un son et lumière sur les mammifères de la mer. Dans les conversations privées, les divergences pouvaient s’exprimer en toute confiance, échec ou succès du Grenelle de l’environnement, pro ou anti-Hulot, ramasser les déchets ou faire du commerce avec, observer les éléphants en Afrique ou lutter contre le tourisme dans les calanques. Mais en filigrane de ce WE de loisirs et de réflexion, une opposition qui devrait se durcir dans les décennies à venir. D’un côté l’écologie superficielle, réparatrice, naturaliste et pleine de compromis. De l’autre une écologie plus profonde, axées sur la rupture des comportements, un ressourcement spirituel, le combat pour la Terre genre Earth First!. Appliquons cette grille de lecture à la protection de la nature.
Le parc naturel des Calanques voudrait s’étendre de la banlieue de Marseille à la Ciotat en passant par Cassis. Remarquons l’impuissance des procédures démocratiques à arriver à un consensus acceptable : plusieurs années de discussion pour une création officielle, et rien ne vient. On en arrive à espérer la toute puissance de la décision étatique. Il y a la méfiance de la bourgeoisie locale qui décrète que l’UICN voudrait imposer ses diktats à Cassis. Il y a les pêcheurs qui veulent pécher en tout temps et en tous lieux. Il y a les cabanons qui se transmettent de père en fils et qu’on ne voudrait pas voir disparaître. Il y a les viticulteurs qui ne savent toujours pas à quelle sauce bureaucratique ils vont être mangés. Il y a les prérogatives empilées, croisées et emmêlées des communes, du conseil général et du conservatoire du littoral. Il y a les amateurs de varappe qui veulent continuer à grimper en dehors de la foule. Il y a France Nature Environnement qui se débat au milieu de tout ça. Alors, un parc naturel, avec ou contre les hommes ?
Prenons une première expérience, éprouvante pour moi, le promène-couillons. Il s’agissait d’entrer dans un bateau de promenade pour faire le tour des Calanques à défaut de voir des dauphins vu le vent soudain. Mais la découverte de la nature accompagnée par le bruit incessant d’un moteur ne pouvait rien me dire de la nature. Je pouvais regarder les falaises de calcaire et les embruns sur notre proue, je ne sentais ni le rocher, ni la mer, je me contentais de communier avec ceux qui ont eu le mal de mer. Retour au port où les hommes regardent les hommes, nous sur le pont et les badauds au bar. Ce n’est pas ainsi que je vois un parc national. La nature se mérite.
Non au tourisme de masse qui s’accapare le port, ses falaises et ses habitants. Non à un parc naturel qui ressemblerait au zoo, qui empêcherait de vouloir la nature au plus près de son domicile. La nature et les hommes ne sont pas contradictoires, mais nous faisons comme si... il devait en être ainsi : nature-spectacle, nature payante, nature cadenassée, nature en définitive étrangère à notre être. Oui au parc naturel, mais pour ses autochtones, les pêcheurs professionnels, les vignerons à label bio, les artisans et les petits commerçants. Oui au parc naturel pour les voyageurs à pied ou en vélo, qui prennent le temps d’arriver sur les calanques, qui mangent avec l’habitant, qui savourent lentement le lieu et instaurent durablement des liens. C’est ainsi que je vois la nature et les hommes. »
A Cassis, j’ai partagé ma chambrée avec Roger Cans. Grâce à nos longues discussions, j’ai pu mettre sur pied mon premier article de journaliste « reconnu ». Roger m’a donné l’adresse Internet de Marc Ambroise-Rendu, je connaissais déjà Hervé Kempf, j’avais le point de vue des trois journalistes que se sont succédés sous la rubrique environnement du quotidien LE MONDE. Je pouvais brosser un historique de la sensibilité écologique de ce média. Avant 1971-1972, c’est le mépris et la désinvolture. Dans les années 1970, une bonne mobilisation des associations environnementalistes mobilise la presse et incite à la création de périodiques comme la Gueule Ouverte ou Le Sauvage ; l’écologie politique devient aussi une réalité. Mais les années 1980 sont un éteignoir sous l’effet conjugué de la victoire en France du socialisme productiviste (Mitterrand, 1981) et du triomphe de la mondialisation libérale avec Reagan et Thatcher. Ce n’est que très récemment que l’écologie refait surface grâce à la popularisation du réchauffement climatique et les succès électoraux des écologistes. Mon article est passé en cinq fois dans les chroniques d’abonnés du monde.fr, nous n’avons pas droit à plus de 5000 caractères par article :
1/5) l’ignorance de la question écologique par LE MONDE (1945-1973)
Les journalistes Marc Ambroise-Rendu, Roger Cans et Hervé Kempf ont été successivement en charge de la rubrique environnement au MONDE. Ils saluent tous l’amélioration de plus en plus visible de leur employeur en matière de traitement de l’enjeu écologique. Il est vrai qu’en la matière, les débuts du quotidien ont été désastreux. Dans son numéro 199 du 8 août 1945, le quotidien annonçait le largage de la première bombe atomique en manchette sur trois colonnes avec, en surtitre, cette formule ingénue et terrible : « Une révolution scientifique ». Il est vrai aussi que l’ensemble de la presse fut unanime pour oublier les êtres humains carbonisés ou irradiés. Pourtant Albert Camus pouvait écrire à la même date dans l’éditorial de Combat : « Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l’avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. » Il était donc possible à l’époque de porter sur ce terrible événement un regard sans concession, Albert Camus l’a fait. L’enjeu pour un journal qui est devenu « de référence », c’était d’aller au-delà des apparences dictées par les puissants, de ne pas choisir une impossible neutralité, de savoir se positionner comme un véritable journaliste d’investigation, d’éclairer le lecteur. LE MONDE avait encore beaucoup de chemin à parcourir pour bien mesurer l’importance croissante de la détérioration de notre environnement.
En 1952, on inaugure le barrage de Donzères-Mondragon ; l’envoyé spécial du MONDE ne dira rien concernant l’impact environnemental de ce « colossal ouvrage ». En 1953 pour le barrage de Tignes, le reporter du MONDE s’émerveille devant l’ouvrage d’art qui « offre une ligne extrêmement harmonieuse ». Pas un mot sur le village englouti par le barrage, mais une constatation confondante de naïveté et de cynisme : « Le site n’en souffre pas ». En 1957, la critique du projet de tracé de l’autoroute du sud à travers la forêt de Fontainebleau fait simplement l’objet d’une libre opinion qui constate : « Il est triste de penser que l’autorité des naturalistes, des artistes et des sociétés savantes est impuissante contre le vandalisme ». Plus de vingt ans après Hiroshima, LE MONDE n’a pas beaucoup progressé dans son analyse. Le naufrage du Torrey Canyon le 18 mars 1967 échappe complètement à l’attention du quotidien pendant plusieurs semaines, c’est la première marée noire sur nos côtes. Il faut attendre le 21 avril pour que soit publié en Une un bulletin intitulé « les dangers du progrès ». La conversion écologique de ce quotidien « de référence » va être lente, aussi lente que la prise de conscience générale dans une société où priment l’économique et le socio-politique.
C’est seulement à partir de 1969 que LE MONDE ouvre un dossier « Environnement » au service de documentation. Mais il n’y a toujours pas de journaliste spécialisé. Quotidien institutionnel dont la rédaction était constituée de spécialistes restant dans leur domaine pendant des années, LE MONDE n'a commencé à traiter spécifiquement d'environnement qu’en 1971, lorsque le ministère de la protection de la nature et de l'environnement a été crée. Dès ce moment un rédacteur, qui venait du service Economie et couvrait jusque-là la vie des entreprises, a suivi l'action de Robert Poujade. Versé au service « Equipements et régions » (on ne savait trop où caser l'environnement), il a immédiatement reçu de ses anciens interlocuteurs les jérémiades classiques selon lesquelles, si on obligeait les entreprises à quoi que ce soit, ils allaient licencier leur personnel. En 1972, c’est la première conférence des Nations unies « pour l’homme et son environnement » qui contraint LE MONDE à créer une rubrique sous ce nom. Mais les rédactions se méfiaient encore de ce type d’information et l’écologie est restée un gros mot encore longtemps pour bien des personnes.
NB : Nous avons été aidés dans nos recherches par les archives de l’association JNE (Journalistes pour l’environnement et l’écologie).
2/5) avec Marc Ambroise-Rendu, l’environnement devient une rubrique au MONDE (1974-1981)
Nous avons interrogé le journaliste Marc Ambroise-Rendu, le premier en charge d’une rubrique environnement au MONDE depuis mars 1974. Son directeur, Jacques Fauvet, n'avait aucune idée de la manière dont il fallait traiter la nouvelle rubrique environnement, mais comme il y avait un ministère du même nom depuis le 7 janvier 1971, un ministre (Robert Poujade), des officines diverses, des salons de l'environnement et des réactions patronales, il fallait « couvrir ». Ambroise-Rendu a proposé de nourrir la rubrique avec 50 % de nouvelles institutionnelles et 50 % d'infos provenant de la vague associative en train de monter. Fauvet a dit OK.
Les reportages d’Ambroise-Rendu sur les protestations et propositions associatives de terrain convenaient bien au service « Equipement et régions » dont il dépendait et l’audience était là. Mais ses collègues des autres services étaient étonnés, et même, pour certains, scandalisés qu'on donne dans leur journal « si sérieux » autant de place à l'environnement - sujet marginal et jugé parfois réactionnaire. Un rédacteur en chef s’est même exclamé: « L'écologie, c'est Pétain »… Il s'en est excusé plus tard. Quand René Dumont a fait acte de candidature aux présidentielles de 1974, le service politique n'a même pas envoyé un stagiaire pour voir à quoi ressemblait ce « zozo ». C'est Ambroise-Rendu qui a couvert les premiers balbutiements de sa campagne lors d’une conférence de presse dans une salle de cours poussiéreuse de l' Agro. Voyant qu'un « étranger » mettait les pieds dans son espace réservé, le service politique a fini par reprendre la main.
Le seul président de la République qui a osé s’exprimer longuement sur la politique écologique est Valéry Giscard d’Estaing… fin 1977 ! L'interview, avec le labrador roupillant sur le tapis, a été longuette et "molle". Il a fallu attendre deux mois pour que cet entretien avec Marc Ambroise-Rendu, après ré-écriture, paraisse dans LE MONDE du 26 janvier 1978. La première question était déjà incisive : « La France peut-elle continuer à donner l’exemple d’une croissance accélérée, alors que celle-ci est fondée sur la sur-exploitation du monde, le gaspillage et les risques technologiques ? » Il est significatif que la réponse de VGE pourrait aussi bien être faite par le président actuel : « Je préconise une nouvelle croissance qui économise l’énergie et qui réponde à des aspirations plus qualitatives. Mon objectif est que nous retrouvions un taux de croissance supérieur à celui de ces quatre dernières années, ne serait-ce que pour résoudre le problème de l’emploi. Cette nouvelle croissance n’est ni une croissance sauvage ni une croissance zéro. » La troisième question montrait que le journaliste savait poser les bonnes questions : « L’opinion paraît de moins en moins favorable à un développement ambitieux du programme électronucléaire. Comment réintroduire la démocratie dans le choix nucléaire ? » La réponse de Giscard est un véritable déni de la réalité : « Le gouvernement respecte la démocratie dans le domaine nucléaire, comme dans les autres. Il a la responsabilité devant le pays de prendre les décisions qui engagent la politique de la France. Il le fait sous le contrôle du Parlement (…) La vraie question n’est pas oui ou non au nucléaire. La question c’est : oui, mais comment ? »
Au cours des 3000 jours pendant lesquels Marc Ambroise-Rendu a tenu sa rubrique « Environnement », il a aligné plus de 1200 papiers dans tous les registres. Il n’a jamais été rappelé à l'ordre pour « engagement excessif » ou « commentaires orientés ». Il avait l'impression de parler allègrement - et utilement - de sujets sérieux et cela avec une totale liberté (dans les limites d’un quotidien national). Sous des dehors austères et même sévères, Fauvet était, au fond, un vrai libéral. Les pressions venaient d’ailleurs. Ambroise-Rendu avait participé avec ses collègues des sciences et de l'économie à une série sur le parti pris nucléaire. En trois livraisons les journalistes avaient essayé de discerner où menait l'aventure nucléaire décidée par de Gaulle-Pompidou-Messmer et les technocrates du CEA et d'EDF. Les articles ont fait grand bruit. Ambroise-Rendu a été appelé par le patron d'EDF qui lui a demandé « Mais M. Rendu qu'est-ce qu'on vous à fait ? » Il était vraiment stupéfait qu'on puisse envisager de réexaminer le choix du nucléaire. Les seuls qui n'ont pas participé à cette série, ce sont les gens du service politique qui se sont bien gardés de titrer la réalité : « Le nucléaire enjambe la démocratie ».
Marc Ambroise-Rendu a vécu au MONDE les meilleures années de sa carrière journalistique mais son successeur Roger Cans, nommé en 1982, a été moins chanceux.
3/5) l’environnementaliste Roger Cans, bien isolé au MONDE (1981-1998 )
Le journaliste Roger Cans succède à Marc Ambroise-Rendu sur la rubrique environnement au journal LE MONDE en 1982. Mais l’élection de Mitterrand en 1981 avait été un coup d'arrêt à la politique environnementale et surtout à la mobilisation associative qui était traitée précédemment par Marc Ambroise-Rendu. Toute la France avait cru que le socialisme au pouvoir résoudrait toutes les difficultés. Or, sous la direction de Jacques Fauvet, ancien chef du service politique, l'environnement ne prenait vraiment sens que si un mouvement politique l'assumait ; c’est pourquoi, quand Roger Cans reprend la rubrique environnement au MONDE, il se retrouve seul et isolé. Son chef de service lui dit carrément que l’important était la décentralisation et la régionalisation, qui devraient occuper 80 % de son temps. Mais très vite, Cans a pu de sa propre volonté consacrer 90 % de son temps à la rubrique environnement. Avec quelques revers.
En 1984, Cans avait pris l’initiative d’un reportage sur l'agriculture biologique. Durant une semaine, il avait visité une ferme de Beauce en cours de conversion, une autre de la communauté Lanza del Vasto, un petit élevage de Mayenne et un jeune couple d'éleveurs de l'Orne. Il a eu l'impudence (l'imprudence) d'en faire une série de trois papiers, afin d’en montrer l'intérêt et la diversité. Le directeur de la rédaction d'alors, Daniel Vernet, le croise dans le couloir et lui demande « l'agriculture bio, combien de divisions ? » (par analogie avec la blague de Staline sur le Pape...). Le journaliste répond un peu trop vite « moins de 1 % », ce qui était vrai… et les articles passent à la trappe. Toujours en 1984, Cans avait proposé de couvrir une AG des Verts dans un gymnase de Dijon. Le service politique lui avait dit alors qu’il "avait du temps à perdre".
En 1985, l'affaire Greenpeace passionne LE MONDE parce que c'est une affaire politiquement sérieuse (la bombe atomique, la Polynésie, Charles Hernu, les plongeurs d'Aspretto, le coulage du Rainbow Warrior en Nouvelle Zélande, Mitterrand, etc.). La totale. Le quotidien mobilise Cans pour passer six semaines à bord du Greenpeace (embarquement à Curaçao, débarquement à Papeete) afin de couvrir la campagne des "écolo-pacifistes" contre les essais nucléaires français. Un arrangement a été conclu avec Gamma TV pour associer nos forces durant cette campagne. LE MONDE mobilise aussi son rédacteur défense, Jacques Isnard, qui embarque dans le navire de la Marine française. Ainsi, la couverture est totale sur l'océan, avec la vision binoculaire écolos/Marine française. Pendant ce temps, à Paris, deux fins limiers du service Justice (Bertrand Le Gendre) et Police (Edwy Plenel), se mobilisent pour corser l'affaire, découvrir une 3e équipe et pousser Hernu à la démission. L'aspect environnemental de la bombe atomique n'intéresse toujours pas LE MONDE. C’est seulement quand la politique s’en empare que la rédaction suit.
Même avec des catastrophes écologiques, la rubrique environnement a du mal à s’imposer. L'affaire de Bhopal, cette fuite de gaz mortel qui tue ou blesse des milliers d'habitants d'une grande ville indienne en décembre 1984 ne donne lieu qu'à une brève le premier jour. Et le correspondant à New-Delhi n'ira à Bhopal que plusieurs mois après la catastrophe, lorsque l'affaire deviendra politique. Idem pour Tchernobyl, en avril 1986 : le correspondant à Moscou n'ira jamais enquêter sur place, la couverture de l'événement est donc minimale. Il faut attendre octobre 1986 pour que le journal propose à Cans un reportage pas cher : accompagner Pierre Mauroy, ancien Premier ministre et président des cités unies, qui va présider un congrès à Kiev et qui invite quelques journalistes politiques. LE MONDE publiera le reportage à Kiev mais aussi un petit papier politique sur le PS vu par Pierre Mauroy, qui enchantera André Fontaine, alors rédacteur en chef. On n’ira à Tchernobyl que par inadvertance : ce sont des congressistes italiens du PCI, parmi lesquels des médecins, qui ont demandé à enquêter sur Tchernobyl en marge du congrès.
Il a fallu le succès de l’écologie politique lors des élections municipales de 1988 et des européennes de 1989 pour que le quotidien s’y intéresse un peu. Un nouvel élan est donné avec la préparation du sommet de Rio en 1992. Une petite chronique « l’avenir de la planète », n’a eu qu’un temps. Mais l’écologie n’est toujours pas un service ni un département rédactionnel, l'environnement reste un problème technique. Et l'écologie politique reste considérée comme une nuisance puisqu'elle affaiblit la gauche dans les élections (comme aux USA Ralph Nader qui fait élire Bush au lieu de John Kerry). Colombani considérait même Antoine Waechter comme « à droite de la droite ».
4/5) Hervé Kempf accompagne l’écologisation du MONDE (1998-2011)
Hervé Kempf succède à Marc Ambroise-Rendu et Roger Cans sur la rubrique environnement au journal LE MONDE. Mais il n’est plus isolé, l’écologie prend de l’importance dans ce quotidien de référence. Edwy Plenel, influencé sans doute par le directeur adjoint de la rédaction, Jean-Paul Besset, a voulu doubler la couverture de l'environnement. Hervé Kempf été embauché en septembre 1998 pour renforcer à l'international Sylvia Zappi, en poste depuis le départ de Cans en 2005. Zappi est partie vers le service politique (pour couvrir notamment l’écologie politique) mais a tout de suite été remplacée par Benoit Hopquin, puis par Gaëlle Dupont. Grâce à cette multiplication des journalistes, LE MONDE a joué un rôle important notamment dans :
- le suivi des négociations climatiques. A côté du binôme Kempf-Zappi puis Kempf-Hopquin, puis Kempf-Dupont, le service Sciences a suivi de plus en plus l'environnement, notamment en ce qui concerne la climatologie. Avec Stéphane Foucart, LE MONDE a une des meilleures expertises de vulgarisation scientifique sur la question. Les journalistes ont par exemple durement bataillé contre Allègre et les climato-sceptiques début 2010.
- la bataille des OGM (LE MONDE a été bien utile à José Bové ou Arnaud Apoteker) ;
- le nucléaire (même si la ligne générale du journal est pro-nucléaire, beaucoup de papiers "critiques" ont pu passer) ;
- la décroissance (qui a trouvé ses premiers relais grand-public dans LE MONDE) ;
et des dizaines d'autres sujets que les journalistes ont été les premiers ou parmi les premiers à révéler en France, comme l'Arctique ouvert par le réchauffement (27 octobre 2004), les sables bitumineux (26 septembre 2007), la déforestation à cause de l'huile de palme (9 janvier 2008), les gaz de schiste (22 mars 2010)…
L’« environnement » est donc de mieux en mieux traité, l’évolution s’étant amplifiée avec l'arrivée à la direction d'Eric Fottorino en juin 2007. Fottorino a mobilisé davantage de rédacteurs à la chose environnementale (Laurence Caramel, Laetitia Clavreul, Stéphane Foucard) en plus des rédacteurs patentés (Hervé Kempf à l'international, Gaëlle Dupont au national et Sylvia Zappi à l'écologie politique). Six ou sept rédacteurs au lieu d'un seul, durant presque 25 années (1974-1998), cela fait une sacrée différence. Fottorino a aussi ouvert clairement les colonnes du quotidien à l’écologie à partir du numéro du 23 septembre 2008. Cette page 4 consacrée à la Planète, au même titre que les pages International ou France, est un bel effort pour faire prendre conscience aux lecteurs que, si rien n'est perdu encore (mais c'est tout juste), rien n'est gagné. Planète est un véritable service comptant plus de dix journalistes, un cas unique en France. Hervé Kempf assure dorénavant une chronique hebdomadaire sur l'écologie souvent percutante et assure le pivot de l'information sur l'environnement. Depuis 1998, il a écrit plus de 1250 articles. LE MONDE est donc devenu écolo, son engagement en matière d'information environnementale tranche avec le reste de la presse.
Mais sous la rubrique Planète, nous retrouvons l’ancienne page Environnement & Sciences et le même type d’articles… en moins optimiste : c’est sous le mode de la contemplation et de la désolation que sont traités les faits écologiques. Depuis 2008, la tonalité des pages Planète reste similaire. Les titres du 31 octobre 2008 étaient caractéristiques du fatalisme dominant : « A la frontière jordanienne, l’exploitation effrénée d’une mine d’or bleu » ; « L’amiante devrait échapper à l’inscription sur une liste internationale de produits dangereux ». Planète du 3 septembre 2011 confirme notre diagnostic : « Les océans sont plus bruyants qu’il n’y paraît, et le sont toujours plus » ; « La Chine accueille les procédés les plus polluants de l’industrie chimique mondiale ». La planète tourne à l’envers, on ne sait plus par quel bout s’attaquer à cette farce tragique... alors, on constate qu’on ne peut rien changer ! Un quotidien, même d’envergure (inter)nationale, ne fait que refléter l’état présent de la société. Il ne s’engage pas, il laisse la société telle qu’elle est. Un autre « MONDE » est nécessaire, il est possible, encore faut-il éradiquer les blocages que nous analyserons dans l’article suivant…
5/5) L’écologie au MONDE, les blocages journalistiques subsistent
Nous avons reflété dans nos articles précédents le point de vue des journalistes Marc Ambroise-Rendu, Roger Cans et Hervé Kempf, successivement en charge de la rubrique environnement au journal LE MONDE de 1974 à nos jours. Ils en ont témoigné, l’écologie a pris de l’importance dans ce quotidien de référence. Mais comme il faut préserver les convenances et les recettes publicitaires, LE MONDE cultive encore la croissance, le tout automobile et les néfastes futilités. J’avais écrit en 2007 au chroniqueur Eric Le Boucher : « Vous restez un fervent adepte de la croissance économique... » J’ai reçu cette réponse : « La croissance est la seule façon de résoudre le problème social et elle peut être propre. » J’ai obtenu un jour cette réponse de Nadine Avelange, à l’époque responsable du Courrier des lecteurs : « Cher lecteur, notre situation financière ne nous autorise pas à refuser des publicités pour des voitures.Bien cordialement ». Un blog invité du MONDE, qui nous avertit du pic pétrolier, fait pourtant de la publicité pour les voyages en avion ! La crise écologique qui nous menace ne sera bien traitée médiatiquement que dans la mesure où les contraintes réelles ou imaginaires de l’économie ne pèseront plus sur le contenu des articles des journalistes.
La déformation de l’information tient aussi à la présentation systématique des différents points de vue, ce qui entraîne l’incapacité du lecteur à juger du fond. Par exemple, l'autorisation de mise sur le marché du Cruiser OSR avait été accordée le 3 juin 2011 par le ministre de l'agriculture. L'Union nationale de l'apiculture française (UNAF) a alors adressé aux ministres concernés un courrier soulignant que « cet insecticide systémique (le Cruiser), utilisé en enrobage de semences de colza et véhiculé par la sève jusque dans les fleurs, est composé de trois substances actives d'une extrême toxicité pour les abeilles » (LE MONDE du 30 juillet 2011). Mais dans le même numéro, le danger est récusé par Syngenta, qui affirme qu'il n'existe « pas de risques pour les populations d'abeilles ». Déjà, dans l’édition du MONDE du 24 juillet, sous le titre Le fabricant de l'insecticide Cruiser contre-attaque, il n’y avait qu’un simple entrefilet qui ne prouvait rien : « Syngenta a affirmé qu'il allait « combattre toute allégation » contre l'insecticide Cruiser OSR, car il « ne comporte pas de risques pour les populations d'abeilles ». Le Conseil d'Etat, statuant en référé le vendredi 29 juillet, s'appuie sur un point de droit purement formel sans trancher sur le fond pour rejeter la requête de l'UNAF. A suivre ces infos du MONDE, le lecteur ne peut qu’en conclure que l’enjeu écologique est bien trop compliqué pour être pris en considération. Syngenta va pouvoir continuer à commercialiser son insecticide.
Il existe enfin une contradiction flagrante entre journalistes qui peuvent se contredire dans un même numéro. Dans LE MONDE du 29 juillet 2011, Stéphane Foucart s’intéresse à l’état de la planète : « Tandis que les uns fondent leur optimisme sur les acquis du demi-siècle écoulé, les autres craignent, avec raison, celui qui vient. Les effets négatifs du système technique commencent à en concurrencer les effets bénéfiques car ses dimensions sont désormais telles qu’elles se heurtent aux limites physiques de la terre. Arrivé au sommet des courbes, on peut voir le déclin se profiler. De manière croissante, les services rendus au système technique par la biosphère s’érodent sous l’effet du même système technique. » Mais Jean-Philippe Rémy appelle de ses vœux une voiture made in Africa : « Vite, il faut rouler africain ». Il s’attache ainsi à une conception dépassée de l’économie qui repose sur la production manufacturière et les « retombées bénéfiques de l’exploitation des ressources naturelles ». Jean-Philippe Rémy contemple l’évolution passée des courbes, Stéphane Foucart l’évolution prévisible.
Sortons du MONDE papier. Si on consulte les blogs des journalistes du MONDE début septembre 2011, deux seulement sont intitulés « Planète » pour 44 au total, mais trois sont consacrés au sport ! Pour les blogs « invités par la rédaction », 7 sur 34 sont consacrés au sport, 2 à la gastronomie et un seul à notre Planète. Sur les 35 blogs des abonnés « sélectionnés », 5 Planète dont 3 qui ne traitent pas directement d’écologie (humanitaire, lutte contre le SIDA, droits de l’homme). Le thème des rapports entre l’homme et son environnement naturel représente à peine 4 % des blogs du MONDE et sans doute beaucoup moins globalement sur lemonde.fr. Dans LE MONDE et ailleurs, l’urgence écologique ne relève pas encore d’une conception globale et systémique. Pas encore… Car la dimension et l’ampleur des problèmes environnementaux devraient bientôt transformer les journalistes ordinaires en militants des vérités qui nous sont dissimulées. L’analyse journalistique deviendra alors un commentaire (im)pertinent, la société se transformera.
Pour se transformer, la société aurait besoin d’un mythe mobilisateur comme le manifeste du parti communiste de Karl Marx l’a été au XIXe siècle. Mais le mouvement écolo est encore balbutiant et il n’y a pas de classes sociales qui se sentent porteur d’un projet global. J’ai été obligé de me fabriquer moi-même mon propre projet de société, l’Utopie 2050.
Pour lire la suite, en choisissant son propre chemin :
01. Un préalable à l’action, se libérer de la religion
02. Une pensée en formation, avec des hauts et des bas
03. En faculté de sciences économiques, bof !
04. Premiers contacts avec l’écologie
05. Je deviens objecteur de conscience
06. Educateur, un rite de passage obligé
07. Insoumis… puis militaire !
08. Je deviens professeur de sciences économiques et sociales
09. Du féminisme à l’antispécisme
10. Avoir ou ne pas avoir des enfants
11. Le trou ludique dans mon emploi du temps, les échecs
12. Ma tentative d’écologiser la politique
13. L’écologie passe aussi par l’électronique
14. Mon engagement associatif au service de la nature
15. Mon engagement au service d’une communauté de résilience
16. Ma pratique de la simplicité volontaire
17. Objecteur de croissance, le militantisme des temps modernes
18. Techniques douces contre techniques dures
19. Je deviens journaliste pour la nature et l’écologie
21. Ma philosophie : l’écologie profonde