Premiers contacts avec l'écologie
Le mot écologie a été inventé en 1866 pour désigner une science naissante qui étudie le biotope (territoire offrant des possibilités de vie durable pour une espèce) et la biocénose (ensembles des êtres vivants dans un même milieu). Etude longtemps limitée à des milieux spécifiques, l’écologie est devenue une approche globale des problèmes de la planète qui a débordé le niveau spécifiquement scientifique.
Le réchauffement climatique, la destruction de la couche d’ozone, la perte de la biodiversité, tout concourt à faire en sorte que l’écologie soit prise en compte par les politiques : les équilibres naturels sont trop fragiles face à la puissance techno-industrielle des humains pour que l’économie demeure une approche ignorante de l’écologie. L’écologie devient politique.
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Je n’ai perçu cette évolution que progressivement.
Nous allions dans la propriété de mes grands-parents maternels sur les hauts de Lormont. Une grande maison, « La verdurette », arbres centenaires et verger, allées bordées de haies, des baies à ramasser, des escargots à dénicher, le paradis. Ma mère a pleuré quand on a vendu cette partie d’elle-même. Est-ce la raison de mon goût pour la nature ? Nous rendions souvent visite à mes grands-parents paternels. Une vieille maison en plein milieu des Landes, en plein milieu des bois. Le jardin potager, le puits avec un balancier, les mulets de l’agriculteur voisin. Les promenades en vélo au milieu des pins, sur les chemins de sable. Le paradis. Mon grand-père était un chasseur. Il faisait lui-même ses cartouches. Il m’amenait à l’affût. Nous restions des heures à savourer la nature. Et à tuer ! Le fusil était à l’honneur dans la famille. Pas pour mon père. Les influences sont contradictoires et c’est ce qui permet à l’enfant de choisir. Puis les lapins ont eu la myxomatose. Et le faisan ne s’envolait plus devant moi, il était apprivoisé. J’ai arrêté de chasser. Ainsi commençait mon écologisme.
On ne naît pas révolté. On ne naît pas plus écolo, on le devient. La société française à la fin des années 1960 ne sait même pas que l’écologie existe. Si j’adore les fleurs, leur odeur de merde dénaturée, c’est pour faire quelques effets dans une de mes innombrables missives. En 1969, j’envisage de rouler en vélo en ville, mais uniquement pour lutter contre les embouteillages de Bordeaux. Il n’y avait à ma connaissance aucun discours établi en écologie, tout commençait à zéro. Début 1970, c’est la BD de Gébé, l’an 01 ! A cette époque, je recopie quelques arguments de Bertrand de Jouvenel trouvés dans l’Expansion : « La science économique s’intéresse à la transformation et consommation de matière et non aux emprunts et rejets. Elle sera démodée. Elle était valable quand l’homme grattait la terre de façon si légère que cela n’avait pas d’importance (…) Les pollutions ne s’échappent pas. Nous sommes dans une hutte où il n’y a pas de cheminée. » Mais j’étais bien le seul en fac de sciences éco pour qui cette pensée obtenait un écho. Il me semblait préférable de savoir où va la merde que je libère en chiant dans un réseau connecté au tout-à-l’égout plutôt que de savoir que Keynes a pondu une théorie sur la monnaie. Un temps, j’ai même voulu devenir éboueur !
Je vais multiplier depuis lors les notules à consonance écolo : « En 1896, on croyait que les gens des villes allaient mourir puisqu’on avait remplacé le crottin par le gaz carbonique… L’érosion du sol coûte chaque année 200 000 hectares à la Colombie… » Mais je n’ai toujours pas intégré l’importance de l’enjeu écologique. Je crois encore que le travail est une lutte de l’homme contre la nature, de la société tout entière à la conquête de l’univers. Je vois des fusées qui partent très loin pour bâtir un monde nouveau, plus beau, à la sexualité libre et à la morale pure. C’est même le thème le plus fréquent de mes rêves éveillés. Cependant, le 19 mai 1970, j’ai la révélation, j’écris : « Mon dieu à moi, c’est la nature. Par elle je retrouve les hommes et en respectant la nature, je respecte les hommes. Nos ancêtres divinisaient la nature, le judéo-christianisme a fait de dieu une abstraction, un dieu invisible alors que toute la nature nous chante dieu, mon orteil qui remue et le frisson d’une feuille. Pourquoi s’inventer un monde magique, expliquer l’évidence du monde par l’inexplicable ? L’homme, élu de dieu ? Pouah ! Je suis, et ça me suffit. Je ne vis pas par intermédiaire divin. » En fait ma critique de la religion, qui a été la première affirmation de ma pensée, se transcende en assimilant le sacré et la nature. Je rejoins Spinoza sans le savoir encore. Pourtant c’est clair. L’idée de dieu n’est d’aucun secours, on arrive même à se foutre sur la gueule au nom du même dieu nommé différemment. La nature au contraire est la même pour tout le monde, un milieu où normalement il ferait bon vivre.
Si je pense tagger des affiches publicitaires, c’est d’abord par réaction. Je n’ai pas encore conscience du caractère totalitaire de la propagande des marchands. Mais j’ai des idées. Sur une affiche suggestive, inscrire « l’érotisme ne passera pas ». Sur une pub contre les publiphobes rajouter « J’en suis un, et vous ? ». Mon problème est encore le passage à l’acte. Il n’y a pas de casseurs de pub à l’époque, pas de mouvement constitué. Le 8 juin 1970 j’écrivais ce qui me semble toujours d’actualité : « Qu’est-ce que la violence quand les affiches publicitaires agressent l’homme qui pense. La publicité, c’est un conditionnement absurde à acheter l’inutile, l’appel au sexe subi, à l’orgueil, à la puissance et à l’envie. C’est nuisible. » En mars 1971, j’étudie La persuasion clandestine de Vance Packard : « Il est impossible d’établir comme postulat que les gens savent ce qu’ils veulent. Il est même dangereux de croire les gens capables d’une conduite rationnelle… Par homme, femme ou enfant d’Amérique, 53 dollars furent dépensés en 1955 pour le ou la persuader d’acheter… Certaines sociétés de produits de beauté se mirent à dépenser en publicité ¼ de ce que rapportaient leurs ventes… La publicité vient de créer le vieillissement psychologique des choses, grâce entre autre au phénomène de mode. Plus est grande la similitude des produits, moins le rôle joué par la raison dans le choix de la marque est important… » Ernest Dichter constate qu’il ne faut plus vendre des souliers aux femmes, mais de jolis pieds. La politique spectacle commence à apparaître. Richard Nixon envisage son métier de la même manière qu’un agent de publicité. Le candidat devient un produit qui se vend au public.
Début décembre 1970, je découvre avec Bombard que « dans dix ans, le thon de la Méditerranée aura totalement disparu. Pour cette espèce, on a atteint le point de non-retour. Pour l’homme, le point de non-retour sera atteint lorsque l’eau qui sert à nourrir nos cellules sera polluée à son tour. » Jusqu’au XVIIIe siècle, l’homme a vécu en harmonie avec la nature. Depuis 150 ans, nous vivons dans un univers physico-chimique ! J’étudie en janvier 1971 la physique contemporaine au travers de Werner Heisenberg. Pour lui, pour moi, la science n’est qu’un maillon de la chaîne infinie des dialogues entre l’homme et la nature. Mais comme on ne peut plus parler du comportement de la particule élémentaire sans tenir compte du processus d’observation, la division conventionnelle entre sujet et objet, entre monde intérieur et extérieur ne peut plus s’appliquer. Pour la première fois au cours de l’histoire, l’homme se retrouve seul avec lui-même sur cette terre, sans partenaire ni adversaire, ayant dompté les forces naturelles. « Par l’accroissement apparemment illimité de son pouvoir matériel, l’humanité se retrouve dans la situation d’un bateau construit avec une si grande quantité d’acier que la boussole n’indique plus le nord, mais s’oriente vers la masse du bateau. Un tel bateau n’arrivera nulle part, il tournera en rond. » Mes études d’économétrie en quatrième année de fac me semblent désormais voguer dans une autre galaxie.
Mais je vois encore l’espèce humaine comme un corps solidaire qui devrait se battre coude à coude CONTRE la nature, une humanité vouée à conquérir l’univers (février 1971). Teilhard de Chardin n’aide pas à me faire prendre conscience de mon anthropocentrisme, lui qui voit l’organisation de l’esprit succéder à celle de la matière. L’homme sur terre ne serait qu’un élément destiné à s’achever cosmiquement dans une conscience supérieure en formation : « n’est finalement bon que ce qui concourt à l’accroissement de l’esprit sur terre. » Photons, protons, électrons et autres éléments de la matière n’auraient pas plus ni moins de réalité en dehors de notre pensée que les couleurs en dehors de nos yeux. Teilhard de Chardin préfigure sans doute le transhumanisme, il envisage une mécanisation du monde qui puisse déborder le plan de la matière. Il s’agit d’une mystique de la science dont je vais assez rapidement me libérer. J’éprouve confusément le sentiment que la préoccupation émergente pour l’environnement montre avec quelle force combien l’action de l’homme n’est plus centrée sur l’homme seulement, mais relève aussi d’une conscience globale du milieu physique.
En mars 1971, je réalise que l’agriculture est vraiment le secteur primaire, au sens de fondamental, absolument nécessaire à notre subsistance, ce sans quoi il n’est rien d’autre possible. Or d’une part il y a destruction de la terre nourricière, d’autre part il y a coupure de plus en plus radicale de l’homme envers la terre. Le circuit de distribution est de plus en plus complexe, donc de plus en plus fragile ; une désorganisation pourrait entraîner panique et peut-être même famine. Je commence à maîtriser les rudiments de l’agriculture biologique. Les produits chimiques s’adressent directement aux végétaux auxquels ils amènent des produits synthétiques qui donne des produits fragiles. On augmente les doses d’engrais pour aboutir finalement à des rendements décroissants. De plus toute possibilité d’autodéfense de la terre contre les destructeurs disparaît. Par contre la culture biologique favorise le développement des microorganismes qui peuvent alors apporter aux végétaux un aliment complet. Il y a rendement optimum et continu puisque le tissu nutritif du sol peut se reconstituer naturellement. Je pense que la culture maraîchère sur de petites surfaces est plus avantageuse que la culture intensive. Il est d’ailleurs bien clair pour moi que les ressources entières de la terre ne suffiraient pas aujourd’hui à procurer à tous les habitants de notre planète le niveau de vie de messieurs les Américains… Ce n’est pas mes cours de fac qui peuvent amener à de telles idées ! Les physiocrates peut-être, qui considèrent que seule l’agriculture est productive ?
Le 8 avril 1971, je note grâce à Historia que le CO2 est en principe inoffensif. Il ne constitue que 0,5 pour mille de l’atmosphère. Mais l’humanité en déverse 100 millions de tonnes supplémentaires chaque année. Or le CO2 est opaque à l’infrarouge, rayonnement par lequel la terre renvoie une grande partie de l’énergie solaire qu’elle reçoit. Une trop grande croissance du CO2 dans l’atmosphère pourrait faire en sorte que la température du globe s’élève ; les glaces polaires pourraient fondre. Je savais donc déjà cela en 1971, le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) ne sera fondé qu’en novembre 1988 et les climato-sceptiques se sont déchaînés au début des années 2000 !
Je note aussi en 1971 qu’une fusée comme Saturne abandonne 200 tonnes d’hydrogène dans la haute atmosphère. Or cet atome détruit l’ozone qui enveloppe le globe et nous protège des radiations ultraviolettes du soleil. On ne parlera que bien plus tard du trou dans la couche d’ozone ! Le comité pour l’environnement du sénat américain a calculé que la chaleur qui serait diffusée dans l’atmosphère en l’an 2000 si chaque citoyen du monde en venait à dépenser la même quantité d’énergie que l’Américain moyen en 1970, alors les glaces du pôle fondraient. Je prends vraiment conscience que c’est un suicide collectif que de vouloir rattraper le niveau de vie américain.
Une autre de mes notules : « Pourquoi la croissance, pourquoi consommer, pourquoi toujours plus, pourquoi faire des enfants ? Pourquoi se déplacer, pourquoi ne pas trouver le bonheur avec sa voisine de palier ? A quoi sert-il de consacrer des millions de francs pour découvrir un nouveau produit pharmaceutique quand on sait par ailleurs que le cancer est causé en grande partie par la multiplication des substances carcinogènes ! La solution, remplacer le plus avoir par le plus être. Jusqu’ici les médias diffusent les mythes de la société moderne, la richesse, le développement, l’exhibitionnisme et le gaspillage Des savants proposent la régression industrielle systématique. Je considère même personnellement la décroissance possible. » Je pense en 1971 qu’une inquiétude plus profonde est en train de naître au cœur des hommes ; notre actuelle course à l’argent peut faire sans tarder place à autre chose. Je perçois aussi que les pays industriels sont plus vulnérables que les pays du tiers-monde à une désorganisation structurelle.
Le 13 avril 1971, j’écris à Pierre Fournier, l’écolo de service à Hara-Kiri : « Avec l’urbanisation de la campagne, la vie s’accorde de moins en moins directement aux rythmes biologiques et naturels. L’obligation faite de se mouvoir dans un espace plus restreint et artificiellement construit amèneront progressivement l’individu à perdre son autonomie individuelle. Quant à ton régime végétarien, c’est une profession de foi. Tu n’as pas expliqué en quoi ce serait une rationalisation de la conduite individuelle. Pour moi, un brin d’herbe est aussi respectable qu’un agneau, et il faut bien marcher et bouffer… Mais j’aime bien ce que tu écris… » J’estime avec Fournier que l’équilibre écologique de notre planète est définitivement rompu. Je pense dorénavant que la paysannerie est le fondement biologique de l’humanité, l’urbanisation trop poussé un génocide différé.
Dans LE MONDE du 18-19 avril 1971, le ministre de l’environnement Poujade : « On a dit que les pollueurs seront les payeurs. C’est une bonne formule qui n’est pas à écarter, mais il faut comprendre que les pollueurs paient aussi les ouvriers. Si on les étrangle économiquement, ils risquent de ne plus pouvoir payer ni le coût de la lutte contre la pollution, ni leurs investissements, ni leurs ouvriers. » Déjà l’économie joue politiquement gagnant face à l’écologie, déjà un ministre oppose l’emploi et le respect des écosystèmes. Qui donc nous protégera contre les ministres de l’environnement ? Je me pose des questions du genre « Pourquoi développer constamment la production d’énergie ? » Je trouve que la demande d’électricité ne correspond plus à des besoins véritables. Je constate que la consommation ne peut plus fonder le nébuleux concept de « niveau de vie » ; elle correspond plutôt à la production de déchets et à la dégradation de la qualité de l’environnement. Il est difficile de suivre les effets d’un polluant dans le temps et il y a aussi une synergie des différents polluants. J’en déduis qu’il faut maintenant maîtriser les phénomènes de la vie (les écosystèmes) et non plus seulement ceux de la matière.
Je découvre donc en cette fin de quatrième année de sciences économiques (l’équivalent d’une maîtrise) que l’écologie va se dresser contre l’économie. Ce sera la recherche de l’optimum contre le culte du maximum. L’économie demande des réponses à brèves échéances, l’écologie envisage le long terme. Peut-être que quand on réalisera cette contraction, il sera trop tard pour agir. En économétrie, on préfère encore étudier le modèle fifi (physico-financier). L’information sur la pollution donnée par les mass media est en général présentée de façon déformée, inspirée par de puissants intérêts économiques ou par l’ignorance des fondamentaux par les journalistes. En mai 1971, je m’abonne à « Survivre », par le biais duquel j’ai des contacts personnels avec le fils Mendes-France, Michel. Il a une belle petite Volkswagen, peinturluré façon hippie. Mais pas un grand sens de l’organisation. Le 14 juin 1971, je découpe des coupures de presse, sur les actions de la SEPANSO (« La nature, elle, n’attend pas »), sur « Alerte à l’accroissement du bruit dans les villes », sur « L’incinération d’une bouteille en matière plastique qui pollue 30 m3 d’air »… Le 15 juin 1971, j’écris à Grothendieck, de « Survivre journal ». Grothendieck, un mathématicien célèbre qui a tout compris de l’inanité des études scientifiques sans conscience et des menaces qui pèsent sur notre survie. Ma lettre n’était pas à sa hauteur !
Bientôt le PNB va s’accroître parce que l’eau et l’air seront des bien rares et donc monétarisés. Déjà le PNB commence à signifier Pollution nationale brute. Je questionne les emballages plastiques qu’on retrouve partout, l’évacuation des produits dangereux dans la nature, les nappes de mazout, les containers éclatés contenant des déchets radioactifs, la diffusion du DDT… Je questionne l’atomisation de l’habitat où la vie n’est saisie que dans sa matérialité, l’embouteillage qu’on subit patiemment seul à son volant… Il faudrait intégrer les déséconomies externes dans le tableau de Leontief ! Mais l’analyse coût-avantage n’en est qu’à ses premiers balbutiements. On peut d’ailleurs douter qu’elle dépassera jamais ce stade. Car il me paraît impossible d’évaluer objectivement les déséconomies externes ou de formaliser des seuils de sécurité. Je rêve cependant d’une planification pour la sauvegarde de l’environnement. Je consulte le bulletin interministériel sur la RCB (rationalisation des choix budgétaires) qui s’interroge doctement sur la valeur de l’environnement. Par exemple comment cerner la valeur des forêts suburbaines ? Mais on fait seulement référence à leur valeur récréative en envisageant des études de fréquentation et des enquêtes de motivation !
Fin juin 1971, je me déclare solidaire des objectifs du CSFR (Comité pour la sauvegarde de Fessenheim et de la plaine du Rhin, à savoir :
- opposition par tous les moyens légaux au projet de construction, à la construction ou au fonctionnement de la centrale nucléaire de Fessenheim ;
- création d’un courant populaire en faveur de la sauvegarde de la santé publique pour la non implantation de centrales nucléaire dans la plaine du Rhin.
J’ai maintenant ma licence de sciences économiques, je commence ma vie active… en tant qu’éducateur ! Mais je continue ma réflexion écologique sans être encore écologiste. Tout autour de moi on ne jure que par la croissance, je commence vraiment à penser qu’on a été trop loin. Je lis en mars 1972 le livre de Jean Dorst Avant que nature meure (1965). Tout est déjà dit : « Si l’on envisage l’histoire du globe, l’apparition de l’homme prend aux yeux des biologistes la même signification que les grands cataclysmes à l’échelle du temps géologique... A l’époque contemporaine la situation atteint un niveau de gravité inégalé… Tous les phénomènes auxquels l’homme est mêlé se déroulent à une vitesse accélérée et à un rythme qui les rend presque incontrôlables… L’homme dilapide d’un cœur léger les ressources non renouvelables, ce qui risque de provoquer la ruine de la civilisation actuelle. »
Je découvre cette vérité profonde : il est facile en théorie d’abattre la société moderne, il suffit de ne pas consommer. Vivre à la campagne, devenir végétarien et artisan, se vêtir, se nourrir, se loger par l’auto-production artisanale. Tout le reste devient inutile ville, usine, cinéma, auto, télé… Or cela apparaît impossible, parce que nous sommes coupés de la campagne, parce que les gens se nourrissent en échange de métiers inutiles, parce que les gens sont habitués au « confort »… Grothendieck s’est retiré du monde à cette époque, c’est une attitude que je comprends tout à fait. Il me faudra personnellement attendre 2011 pour que j’agisse en faveur des communautés de transition (dite aussi de résilience) pour une autonomie locale, alimentaire et énergétique.
Avril 1972, j’assiste à une conférence sur la pollution atomique. 20 000 instituteurs girondins étaient invités, il n’y en a qu’une vingtaine à peine qui s’est déplacée. Sans commentaire ! Hier je discutais avec un presque médecin. Pour guérir une angine, pas besoin de médicaments. Un peu de jeûne et 15 jours de lit suffisent. Le médecin sait cela, mais l’ouvrier qu’il soigne doit vite reprendre son travail. Alors on le dope et il est remis sur pied en deux jours !
Mai 1972, je suis visionnaire : « Le mode de satisfaction des besoins dans les pays dits développés ne peut pas être appliqué à la population du monde entier car les ressources naturelles sont trop limitées ; l’équilibre écologique devient trop difficile à maintenir puisque l’industrialisation technicienne a acquis une supériorité inaccessible à la critique. » Je cite Ivan Illich : « Davantage de marchandises peut signifier moins d’avantages… Plus grande est la vitesse à laquelle un homme se déplace aujourd’hui, plus important est le temps qu’il met pour se rendre d’un endroit à un autre… Une politique de limites supérieures donnerait à l’individu un pouvoir maximal pour déterminer quels outils sont adaptés à son existence, pour les produire et les utiliser à sa manière et pour ses propres buts, au service de sa vie et de celle des autres. » Je crois que la pollution nous donne un délai de trente ans seulement pour abandonner notre consensus de croissance économique au profit d’un consensus « angélique », où notre entourage n’est plus fait d’objets, mais d’amour et de sentiments, d’un attachement palpable à la terre et à notre planète. Quarante ans après, nous ne sommes toujours qu’une poignée à tenir ce discours. La planète a encore l’air de tenir le coup en 2012 … Notre chute n’en sera que plus brutale.
15 Juin 1972, je découpe un entrefilet sur la conférence des nations unies sur l’environnement qui se tient à Stockholm. La France a eu le mauvais goût de faire un essai nucléaire dans l’atmosphère à la veille de cette conférence… certains pays voudraient condamner ce genre d’exploit. La France montre qu’elle se fout complètement de ce qui se passe à Stockholm. Même jour, un article sur le nouveau cri d’alarme de Sicco Mansholt, président de la commission du Marché commun : « La race humaine, menacée par la pollution, l’accroissement démographique et la consommation désordonnée de l’énergie, doit modifier son comportement, si elle veut tout simplement ne pas disparaître… La grande crise devrait culminer autour de l’an 2020. » Cette déclaration se base sur l’enquête effectuée par le Massachusetts Institut of Technologie (le rapport du club de Rome sur les limites de la croissance), publié en juillet 1971, évoqué en février 1972 par une lettre de Mansholt. La planète est déjà peuplée de 3,7 milliards de personnes. Que faut-il faire ? Mansholt répond : « Il faut réduire notre croissance purement matérielle, pour y substituer la notion d’une autre croissance, celle de la culture, du bonheur, du bien-être. C’est pourquoi j’ai proposé de substituer au PNB « l’Utilité nationale brute » ou, comme on le dit plus poétiquement en français, le Bonheur national brut. » Même jour, un autre article où s’exprime Philippe Saint Marc : « Nous sommes dans un train qui roule à 150 km/h vers un pont coupé. Le monde court à la catastrophe écologique s’il ne procède pas rapidement à une réorientation fondamentale de la croissance économique. »
Je lis Le choc du futur de Toffler. Angoissant. « L’expérience individuelle dans le futur sera modelée et programmée par des psychotrusts, comme déjà n’importe quel bien de consommation courante est surchargé d’un pouvoir affectif par la publicité. Le jour naîtra où les consommateurs ne réussiront plus à faire une nette distinction entre le réel et le simulé… Le jour où des pans entiers de la vie seront programmés commercialement, nous nous serons fourrés dans un guêpier de problèmes psychologiques d’une complexité effarante. Jusqu’à maintenance, la santé mentale était caractérisée entre autres par l’aptitude à discerner le réel de l’irréel. Nous faudra-t-il inventer une nouvelle définition ? » Mais Toffler, lui, n’est pas angoissé. Il considère que les drop out contestataires n’ont pas pu s’adapter au rythme du changement et que ce n’est nullement une dénonciation du système. Jacques Ellul est plus critique. Il considère que l’homme de demain sera sans doute réduit à l’état d’appareil enregistreur. Il vivra dans un Etat totalitaire dirigé par une gestapo aux gants de velours.
Un peu de science fiction , j’imagine le monde à venir dans mon petit carnet le 16 septembre 1972 :
- Trouvé à l’angle de la 78e avenue et de la 496e rue un mégot de cigarette. L’inconscient qui a laissé cette ordure est prié de se présenter au commissariat pour verser la taxe forfaitaire afférente à cet acte anti-social…
- Les vapeurs toxiques commencent à diminuer d’intensité. Les foyers peuvent dès à présent ouvrir l’électricité, mais pas plus de 3mn et 45 secondes…
- Nous apprenons que nous avons enfin pu reconstituer un spécimen d’une espèce de poisson jadis appelée sardine. Nos prévisions de repeuplement permettent d’anticiper la pêche des sardines dans environ 350 années…
- Deux fusées intergalactiques viennent de se percuter près de l’astre 91. Heureusement nous n’avons à déplorer que 37 485 victimes. Par contre les dégâts en capital sont si importants que les familles des disparus sont priées d’apportées leur contribution à sa reconstitution.
Nous sommes en 1972, je n’ai encore aucune idée de l’importance que prendra l’écologie politique. Les partis de l’époque non plus ! Faudra attendre 1974 avec René Dumont… Il est vrai qu’à l’époque mon engagement d’objecteur de conscience occupe mes pensées et mes actions.
Pour aller au chapitre de ton choix :
01. Un préalable à l’action, se libérer de la religion
02. Une pensée en formation, avec des hauts et des bas
03. En faculté de sciences économiques, bof !
04. Premiers contacts avec l’écologie
05. Je deviens objecteur de conscience
06. Educateur, un rite de passage obligé
07. Insoumis… puis militaire !
08. Je deviens professeur de sciences économiques et sociales
09. Du féminisme à l’antispécisme
10. Avoir ou ne pas avoir des enfants
11. Le trou ludique dans mon emploi du temps, les échecs
12. Ma tentative d’écologiser la politique
13. L’écologie passe aussi par l’électronique
14. Mon engagement associatif au service de la nature
15. Mon engagement au service d’une communauté de résilience
16. Ma pratique de la simplicité volontaire
17. Objecteur de croissance, le militantisme des temps modernes
18. Techniques douces contre techniques dures
19. Je deviens journaliste pour la nature et l’écologie
21. Ma philosophie : l’écologie profonde