Bi-mensuel 16 au 31 mars 2013
On ne naît pas écolo, on le devient. Cela nécessite donc une formation, et le plus souvent la remise en cause de notre mode de pensée habituel. Ce n’est pas facile. Nous pouvons faire un apprentissage direct, lire le rapport du Club de Rome sur les limites de la croissance (1972) ou un des nombreux ouvrages actuels sur la question écologique. Mais nous apprenons aussi par la confrontation avec l’opinion adverse ; par exemple la lecture du livre de Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique (1992). Au-delà des outrances de ce philosophe de droite, il fallait y voir à l’époque une des rares présentations en langue française de l’écologie profonde.
En fait, ceux qui se déclarent comme des opposants de l’écologie sont des amis potentiels. La condition du succès des écologistes dépend en effet de leurs capacités à confirmer l’hypothèse suivante : si seulement l’opinion publique savait ce que les écologistes défendent, alors la majorité des gens serait de leur côté. Nous analysons dans ce Biosphere-Info le cas de Pascal Bruckner au travers de son livre, « Le fanatisme de l’apocalypse » : ce qui empêche Pascal de rejoindre le rang des écologistes, c’est le mécanisme de dissonance cognitive. Ce n’est pas une pathologie, simplement un symptôme qui frappe la plupart d’entre nous.
introduction
Pascal Bruckner cite à tout va les penseurs de l’écologisme comme Hans Jonas, Arne Naess, Ivan Illich, Jacques Ellul, Yves Cochet, Yves Paccalet, Theodore Kaczynski, Jared Diamond, Harald Welzer, Pierre Rabhi, Rob Hopkins, Colin Beavan, Paul Taylor, etc. Pourtant son livre, « Le fanatisme de l’apocalypse », ne fait que reprendre les tartes à la crème de l’écoloscepticisme déjà étalées dans des livres aux titres redondants : « Arrêtons d’avoir peur ! », de Maurice Tubiana, « L’apocalypse n’est pas pour demain » de Bruno Tertrais, « Les prêcheurs de l’apocalypse » de Jean de Kervasdouén, etc. Car Bruckner maîtrise parfaitement tous les éléments de langage que propagent les écolosceptiques. Il est anti-malthusien, climato-sceptique, contre l’interdiction du DDT, et bien sûr pro-OGM et pro-nucléaire. Il écrit : « Benoît Rittaud appelle la climatologie la climatomancie : art divinatoire visant à déduire du comportement humain l’avenir climatique de la terre, dans l’idée de prescrire à chacun des attisons de pénitence… Après tout, le climat de la Riviera en Bretagne, des vignes au bord de la Tamise, des palmiers en Suède, qui s’en plaindrait ?… La prohibition du DDT a provoqué une recrudescence du paludisme dans le Sud, c’est-à-dire des millions de morts… Comment savoir si l’interdiction des OGM, dans un contexte de baisse mondiale des rendements agricoles, ne sera pas au final criminelle et ne condamnera pas à la sous-alimentation des nations entières ? … Il n’est pas sûr que l’atome ait dit son dernier mot, contrairement à ce que proclament ses détracteurs… » Pascal Bruckner souffre donc de dissonance cognitive.
Dans une première partie, nous montrerons que Pascal Bruckner est carrément anti-écolo. Mais dans une deuxième partie, il paraît évident que Pascal est très au fait de l’urgence écologique. Comportement schizophrène ? Pour ne pas médicaliser son cas, peaufinons le diagnostic : Bruckner fait preuve de dissonance cognitive. Le psychosociologue Leon Festinger a appelé ainsi la situation de notre psyché lorsque se mettent à l’habiter deux croyances contradictoires, ce qui entraîne un malaise profond. De ce sentiment d’inconfort, nous tendons inconsciemment vers un état dans lequel cette tension puisse être résolue. Que fait la conscience ? Ou bien elle intègre les informations nouvelles et veille à en tirer les conséquences ; Bruckner pourrait agir comme un écolo puisqu’il en a les connaissances. Ou bien la conscience refoule ces informations et trouve ainsi le moyen d’éviter d’y penser. Comme beaucoup d’entre nous, Bruckner choisit la voie du moindre effort. Il attaque les écolos pour se dédouaner de sa soumission au système techno-industriel.
1ère partie : un anti-écolo, Pascal Bruckner
Pascal Bruckner accompagne systématiquement ses considérations objective sur l’écologie (partie suivante) par des commentaires à la fois désobligeants et bien dans l’air du temps. Par exemple : « Nouer un pacte de courtoisie avec les éléments ? demande Michel Serres. Essayez donc la courtoise avec un tsunami ! » Ou bien : « Célébrer le chatoiement du monde, la mousseline des nuages, l’incroyable profusion des vies minuscules ne veut pas dire renoncer à toute action industrielle ou agricole. Nous continuerons à édifier des villes, nous ne cesserons pas de construire des barrages, de creuser des galeries de mines… »
Voici un florilège de ses accusations gratuites de l’écologie tout au cours de son livre:
- Il n’est pas surprenant que l’apogée du film d’horreur soit contemporain de l’émergence de l’écologie depuis trente ans.
- L’exhibition de l’horrible finit par engendrer une certaine accoutumance, on voudrait nos alarmer, on ne réussit qu’à nous désarmer.
- Qui aurait pu prévoir il y a trente ans le formidable décollage indien, chinois… Mais pour les écologistes ce miracle est une calamité.
- Tout immoler à cet ectoplasme conceptuel de « générations futures », c’est s’acheter une conscience à bas prix, fermer les yeux sur les scandales actuels.
- L’écologie est la philosophie du crépuscule, du blafard.
- A quoi reconnaît-on un écologiste ? A ce qu’il est contre tout, le charbon, le gaz de schiste, l’éthanol, le pétrole, le nucléaire, le TGV, l’avion… Comme la poupée de la chanson de Polnareff, il dit toujours non et non.
- Les écologistes, tout à leur science-fiction éthique, se soucient plus de nos méfaits éventuels que des injustices présentes.
- Un slogan fait fureur chez les néo-puritains verts : la simplicité volontaire. Il faut aimer l’indigence, la chérir comme notre bien le plus précieux.
- Pour nos Robespierre de la bougie, il faudra donc renoncer au luxe, au consumérisme, aux voyages exotiques pour contribuer de manière infime mais décisive à la bonne marche de l’univers.
- Ici triomphe l’usage de l’oxymore : la frugalité heureuse, l’abondance frugale et pourquoi pas « la misère riante » et la « famine sympa » ?
- Le projet (de Serge Latouche) est autoritaire : il faut imposer la gêne matérielle, voire le retour à la bougie et à la traction animale et les présenter comme une avancée inouïe de l’espèce humaine.
- Les liens de l’écologie et du fascisme ont souvent été soulignés et mériteraient une étude spécifique.
- Les amis de la terre ont été trop longtemps les ennemis de l’humanité.
- Ne prévoit-on pas de distribuer des tickets de rationnement climatique qui pénaliseraient les personnes coupables d’avoir dépassé leur bilan carbone ? C’est là que l’aimable verbiage de quelques originaux pourrait tourner facilement au fascisme si, par malheur, ils arrivaient au pouvoir.
- Voitures, portables, écrans sont à tous égards non des gadgets, mais des agrandissements de nous-mêmes.
- Rien ne serait plus triste que des objets increvables qui nous priveraient de la frénésie d’achat, nous épargneraient la séduction folle de la nouveauté.
- Il faut accéder à l’abondance pour en combattre les maux. Le meilleur remède contre la dégradation de l’environnement, c’est l’enrichissement matériel du plus grand nombre, c’est l’industrialisation à marche forcée.
- C’est à repousser les frontières de l’impossible qu’il faut travailler, jet hypersonique qui volera dans la stratosphère, fusion de l’hydrogène, mini-centrales nucléaires sous-marines, etc.
- La vie continue. C’est cet énoncé banal qui faut opposer à tous les prophètes de malheur.
2ème partie : Pascal Bruckner, l’éloge de l’écologie
Seule force originale du demi-siècle écoulé, l’écologie, c’est son mérite, a remis en cause les finalités du progrès, posé la question des limites. Elle a réveillé notre sensibilité à la nature, souligné les effets du dérèglement climatique, constaté l’épuisement des ressources fossiles. Elle est devenue l’humeur dominante de ce début de siècle. L’écologie est devenue une idéologie globale qui couvre l’intégralité de l’existence, les modes de production autant que les manières de vivre. En effet notre vie quotidienne provoque chaque jour d’effroyables dégâts. Se soucier de son confort égoïste peut tuer autant qu’un meurtre prémédité. Manger, se loger, voyager fait de nous des assassins en puissance dont les actes les plus anodins ont des répercussions incalculables. L’appétit du superflu est à la fois diabolique et médiocre ; outre qu’il engendre une abondance factice, il suscite l’envie du plus grand nombre qui s’efforce de rattraper en vain l’aisance des plus prospères. Des millions d’individus sont saisis par le démon de la rapacité. Quant à la viande, elle entraîne dans sa production intensive déforestation, ruine des sols, maintien de centaines de millions de têtes de bétail dont les gaz intestinaux contribuent à l’effet de serre.
Forêts tronçonnées, montagnes éventrées, animaux décimés, océans pollués, mégapoles invivables, notre époque est en pleine faillite, son naufrage ne laisse aucune place au doute. Au-delà d’un certain seuil critique, les systèmes les plus performants basculent dans des configurations hautement indésirables et se retournent contre leurs utilisateurs. Des conquêtes irréfutables, l’éradication d’un certain nombre de maladies, sont remises en cause par le retour d’anciens virus ou bacilles plus agressifs sans compter l’apparition de nouvelles souches ultra-résistantes face auxquelles les antibiotiques n’agissent plus. D’où le caractère potentiellement tragique de toute innovation. En voulant se libérer des contraintes naturelles, l’homme s’est soumis au joug d’un nouveau maître, les machines. Une domination technique inouïe va de pair avec l’impossibilité d’endiguer cette même puissance. L’homme est un démiurge pathétique. Nous nous conduisons en parasites qui détruisent leur hôte en l’envahissant. L’éclipse du meilleur et la persistance du pire : voilà ce que nous vivons. Les hommes se retrouvent dans l’enfer du développement dont ils doivent sortir sous peine de désintégrer leur planète.
Plus la terre se rétrécit et s’unifie sous l’effet des moyens de communications, moins nous en maîtrisons le cours. Les tribus humaines ne cessent de déborder les unes sur les autres, entraînant en retour un violent désir de séparation et de frontières. Mieux vaut pour les pouvoirs publics se tromper par défiance excessive que s’aveugler par crédulité. On ne pardonnera jamais à un gouvernement de ne pas réagir de manière efficace à une calamité publique. La terre n’est jamais courroucée ou heureuse : elle obéit à ses lois propres qu’il vaut mieux connaître pour ne pas y succomber. Il y aurait une pensée de type H qui tourne autour de l’homme, anthropocentrique, et une pensée de type non-H, biocentrique voire écosphérique, c’est-à-dire incluant la totalité des êtres vivants. Pourquoi pas ? Rabaisser la morgue de l’homme, ne plus en faire le seigneur du monde mais un habitant parmi d’autres. Des personnes sensibles peuvent plaider la cause des animaux ou des plantes. La valeur du lézard de Komodo, du puma de Floride, c’est leur profonde gratuité. Ils ne « servent » à rien au sens utilitaire du terme, même s’ils protègent à leur façon les écosystèmes et c’est pourquoi ils nous sont précieux. Ils manifestent l’exubérance baroque du vivant, poussant ses créatures dans tous les sens.
Le chef indien Seattle : « L’homme blanc traite sa mère la Terre et son frère le Ciel comme des choses à acheter, piller ou vendre. Son appétit dévorera la Terre et ne laissera derrière lui qu’un désert… Ce n’est pas l’Homme qui a tissé la trame de la vie, il en est seulement un fil. Tout ce qu’il fait à la terre, il le fait à lui-même. » Nous lisons ces lignes le cœur serré : elles résonnent à nos oreilles comme un avertissement que nous ne voulons pas entendre. Alors que notre culture inonde la planète sous sa trivialité, ne produit que taudis, bidonvilles et dépotoirs, les indigènes du monde entier, dans leur résistance à notre civilisation, ont beaucoup à nous apprendre.
conclusion
Pour l’instant, Pascal Bruckner fait le lit de l’écofascisme. Il laisse croire en effet qu’il y a deux écologies, l’une de raison, l’autre de divagation, l’une démocratique, l’autre totalitaire. Or, ces deux écologies ne sont pas simultanées, elles se suivent dans le temps : si la raison ne l’emporte pas, la démesure s’installera. Si nous n’adoptons pas dès maintenant un comportement écologique (avoir le sens des limites), demain naîtront des dictatures qui nous feront faire n’importe quoi. Comme Bruckner le constate d’ailleurs, « la culture de la peur a toujours constitué l’instrument favori des dictatures » (p.48). Déjà, ici et là, les populistes font de plus en plus entendre leur voix pour engranger des voix. Pascal Bruckner fait leur jeu en nous incitant à l’inertie : pourquoi adopter un comportement écolo puisque les écolos sont des fanatiques de l’apocalypse ?!
Si les écrits de Pascal Bruckner et consorts sont dangereux pour la démocratie, la personne de Bruckner mérite la considération. On ne naît pas écolo, on le devient ; chacun de nous peut prendre conscience. En 2007, Pascal Bruckner s’était amusé de la fascination ambiguë que Nicolas Sarkozy exerçait alors sur les intellectuels de gauche, lui compris. Cinq ans plus tard, il faisait partie du comité de soutien de François Hollande. Pascal Bruckner a changé au niveau politique. Il peut changer face à l’urgence écologique. Il faut miser sur l’intelligence des personnes, pas faire de fixation sur leurs errements passagers.