Préface à l’édition française de Charles Ruelle : Arne Naess couche ses première idées en 1971 dans un polycopié rédigé en norvégien et intitulé « Ecologie et philosophie ». Une cinquième édition paraît en 1976 pour la première sous le titre « Ecologie, communauté et style de vie ». Il faut attendre 1989 pour qu’une nouvelle édition de l’ouvrage paraisse, cette fois en Anglais, avec la collaboration de David Rothenberg. Le texte a été retravaillé afin de le rendre plus lisible : Rothenberg souligne à plusieurs reprises les difficultés de la traduction du norvégien à l’anglais. Traduire de l’anglais (américain) au français ne va donc pas sans difficultés ni même, parfois sans une certaine perplexité.
Présentation d’Arne Naess : Après s’être livré durant trente ans à des recherches en sémantique et avoir exposé en tant qu’universitaire à Oslo la philosophie de Spinoza et Gandhi, Naess a abandonné son poste de professeur de philosophie en 1969. Pour lui la menace d’éco-catastrophe était devenue trop évidente et il pensait dorénavant que la philosophie n’était pas simplement « amour de la sagesse », mais amour de la sagesse liée à l’action. Car sans sagesse à l’appui, l’action reste vaine. Naess affirme : « J’ai commencé à écrire Ecologie, communauté et style de vie en raison de mon pessimisme. Et je voulais montrer que la joie permanente était possible, même dans un monde confronté au désastre. »
Dans son livre, Naess expose les fondements d’une nouvelle ontologie (étude de l’être en soi) qui rend l’humanité inséparable de la nature. Si nous saisissons cette ontologie, alors nous ne pourrons plus endommager gravement la nature, sans nuire en même temps à une partie de nous-mêmes. Ce point de départ doit permettre de mettre en place une éthique et d’agir en pratique. Voici un résumé de son livre à partir des phrases même d’Arne Naess. Les titres de chapitre ne sont là que pour classer son argumentation de façon simplifiée. Le texte d'origine est bien plus complexe.
Précision : Ecology, community and lifestyle was first published in 1989 by Cambridge University Press. According to Rothenberg, the work was "not a direct translation of Arne Naess' 1976 work Økologi, samfunn, og livsstil, but rather a new work in English, based on the Norwegian, with many sections revised and rewritten by Professor Naess and myself, in an attempt to clarify the original work as well as bring it up to date.
1/5) De la crise environnementale à l’écologie profonde
Une culture globale de nature essentiellement techno-industrielle s’étend actuellement partout dans le monde et détériore les conditions de vie des générations futures. L’ampleur de la crise est due en partie à ce qu’elle est largement incontrôlée : les évolutions se produisent à un rythme accéléré sans qu’aucun groupe ou aucune classe ait forcément prévu ou accepté la phase suivante. Il est important de réaliser que le pourcentage de croissance est exponentiel, et que 1 % ou 2 % de croissance annuelle induisent des transformations sociales et techniques de plus en plus importants qui s’ajoutent à celles, énormes, déjà accumulées. Aujourd’hui la formule « PNB = pollution nationale brute » tient toujours et la politique écologique continue chaque année de souffrir des actions menées pour faire croître le PNB.
La crise des conditions de vie sur Terre peut nous aider à choisir une nouvelle voie avec de nouveaux critères de progrès, d’efficacité et d’action rationnelle. Nous, qui somme responsables et participons à cette culture, nous avons la capacité intellectuelle de réduire notre nombre consciemment et de vivre dans un équilibre durable et dynamique avec les autres formes de vie. Nous, êtres humains, pouvons saisir la diversité de notre environnement et en prendre soin. Le terme d’écologie profonde a été introduit dans un article de 1973 « The shallow and the deep, long-range ecology movements ». A la fin des années 1970, George Sessions et moi-même avons formulé huit points, à l’aide de 179 mots (en anglais) pas plus, pour en faire une offre de « plate-forme de l’écologie profonde » :
1) L’épanouissement de la vie humaine et non humaine sur Terre a une valeur intrinsèque. La valeur des formes de vie non humaines est indépendante de l’utilité qu’elles peuvent avoir pour des fins humaines limitées.
2) La richesse et la diversité des formes de vie sont des valeurs en elles-mêmes et contribuent à l’épanouissement de la vie humaine et non humaine sur Terre.
3) Les humains n’ont pas le droit de réduire cette richesse et cette diversité sauf pour satisfaire des besoins vitaux.
4) Actuellement, les interventions humaines dans le monde non-humain sont excessives et détériorent rapidement la situation.
5) L’épanouissement de la vie humaine et des cultures est compatible avec une baisse substantielle de la population humaine. L’épanouissement de la vie non-humaine nécessite une telle baisse.
6) Une amélioration significative des conditions de vie requiert une réorientation de nos lignes de conduite. Cela concerne les structures économiques, technologiques et idéologiques fondamentales.
7) Le changement idéologique consiste surtout à apprécier la qualité de vie (en restant dans un état de valeur intrinsèque) plutôt que de s’en tenir à un haut niveau de vie. Il faut se concentrer sérieusement sur la différence entre ce qui est abondant et ce qui est magnifique.
8) Ceux qui adhèrent aux principes ci-dessus ont l’obligation morale de tenter d’essayer, directement ou non, de mettre en œuvre les changements nécessaires ».
2/5) Les valeurs de base de l’écologie profonde (EP)
L’EP prévoit de bouleverser les paradigmes dominants des sociétés industrielles. Une norme authentique est une norme dont la validité est indépendante de toute relation moyens/fin. Sa réalisation a une valeur intrinsèque. Mais toute franchise normative doit s’accompagner d’une élimination de tout absolutisme, de notre arrogance et de toute ambition d’universalité. Accepter une norme particulière en tant que fondamentale, ou norme de base, ne revient pas à affirmer son infaillibilité ni son indépendance par rapport à ses conséquences concrètes dans des situations pratiques.
La force de l’EP dépend de la volonté et de l’habileté de ses partisans à convaincre les experts à prendre part aux discussions environnementales en termes de valeurs et de priorité de valeurs. Nos normes sont dépendantes de nos croyances à propos des relations d’interdépendance au sein de la biosphère. Pour l’EP, il y a égalitarisme biosphèrique de principe. Les ressources du monde ne sont pas seulement des ressources pour les êtres humains. Légalement, nous pouvons posséder une forêt, mais si nous détruisons les conditions de vie en forêt, nous transgressons une forme de l’égalité. L’égalité de droit à vivre et à s’épanouir est un axiome éthique intuitivement évident. Sa restriction aux humains est un anthropocentrisme aux effets négatifs sur la qualité de vie des humains eux-mêmes. Cette qualité dépend en partie de la satisfaction que nous recevons de notre étroite association avec les autres formes de vie. Tenter d’ignorer notre dépendance et d’établir avec la nature un rôle de maître à esclave a contribué à l’aliénation de l’homme lui-même. Le combat pour la préservation et l’extension d’aires de vie sauvage (wilderness) ou proches de la vie sauvage doit continuer pour permettre la poursuite de la spéciation évolutive des animaux et des plantes.
C’est mon souhait que les êtres dotés d’un cerveau comme le nôtre, fruit d’un développement de plusieurs centaines de millions d’années en interaction avec toutes les formes de vie, défendent un mode de vie qui ne soit pas favorable uniquement à leur propre espèce mais à la totalité de l’écosphère dans toute sa diversité et sa complexité.
3/5) L’évolution des idées
Le mouvement écologique international de longue portée (deep ecology) est né au début des années 1960 avec la parution du printemps silencieux de Rachel Carlson. En 1975, dans plusieurs pays industrialisés, on croyait fermement qu’un changement dans le style de vie des individus serait nécessaire. On avait grossièrement conscience de ce qu’impliquerait l’adoption d’un style de vie écologiquement responsable : anti-consumérisme, utilisation des basses énergies, défense du slogan « ce qui est fait soi-même est bien fait », déplacement en bicyclette ou en transports collectifs, mise en place d’un planning familial, participation à l’agriculture biodynamique, etc. Mais depuis, les défaites ont été nombreuses et sévères : de plus en plus de personnes ont été incitées à rouler dans des voitures privées, la plus irresponsable forme de transport. Autour de 1980, « penser écologiquement » n’était plus à la mode. Plus grave : de nombreuses personnes ont désormais le sentiment d’être au courant de ce qui se passe, mais ne veulent pas en entendre parler. La critique systématique la plus efficace du capitalisme se trouve dans la littérature socialiste. Pour les partisans de l’écologie profonde, il est donc naturel d’utiliser les critiques socialistes du capitalisme. Mais d’un autre coté, il apparaît aussi clairement que certains des slogans socialistes que l’on entend actuellement ne sont pas compatibles avec un certain type de socialisme : « Maximiser la production ! », « Centralisation ! », « Haute énergie ! », « Forte consommation ! », « Matérialisme ! ».
Les conceptions philosophiques qui nous précèdent reconnaissent l’importance de la technique, mais considèrent les valeurs culturelles comme prioritaires. Elles ne rendent pas la vie « bonne » dépendant d’une consommation irréfléchie. Les contre-arguments les plus communs consistent à se référer à l’opinion publique. Le public exige de meilleurs salaires, moins de taxes, plus de gadgets, des vacances plus longues, un plus haut niveau de vie, moins de chômage : des gratifications à court terme ! Ils disent : « Le développement technique nécessite des aéroports toujours plus nombreux et toujours plus grands ». Ils ne disent pas : « Le progrès nécessite que n’importe lequel d’entre nous ait accès à la nature et à des milieux agréables pour ses enfants. »
En définitive, toutes nos actions et toutes nos pensées, même les plus privées, ont une importance politique. Si j’utilise une feuille de thé, un peu de sucre et de l’eau bouillante, puis que j’en bois le produit, je soutiens le prix du thé et du sucre et, plus indirectement, j’interfère dans les conditions de travail au sein des plantations de sucre et de thé dans les pays en voie de développement. Pour chauffer l’eau, j’ai probablement utilisé du bois ou de l’électricité ou un autre type d’énergie, et ce faisant, je prends part à la grande controverse concernant l’utilisation de l’énergie. J’utilise de l’eau et prends aussi part à une myriade de problèmes politiquement brûlants qui concernent les réserves d’eau. J’ai donc une influence politique quotidienne.
Je peux par exemple penser que les pays en voie de développement ne doivent pas exporter le thé, mais plutôt produire plus de nourriture. Concernant la pollution des océans, certains armateurs proclament leur soutien en faveur de règles strictes contre les dégazages mais affirment en même temps leur incapacité à rivaliser avec leurs concurrents tant que ceux-ci n’obéissent pas aux mêmes règles. Cela revient à fuir ses responsabilités.
4/5) Technologie et style de vie (p.148 et suivantes)
L’opposition de l’écologie profonde est évidente : la technologie industrielle moderne est un facteur centralisateur qui vise la « grosseur », restreint le champ de « ce qui est fait pas soi-même », nous lie aux lois du marché et nous pousse à rechercher un revenu toujours plus élevé. Les technologies administratives encouragent en outre les relations impersonnelles. On peut utiliser l’eau chaude en grande quantité sans que cela nous procure aucune joie ou nous donne l’impression d’être fabuleusement riche. Le progrès purement technique détermine en partie son propre développement, comme si elle était autonome. Ceux qui pensent que le développement technique doit suivre son cours que nous l’aimions ou pas se trompent. Une société est capable de rejeter une technique « plus avancée » sur la base de ses conséquences sociales ou de ses valeurs. La Chine ancienne a rejeté le système bancaire et certaines techniques agricoles.
Une hypothèse largement répandue dans les cercles influents est que le dépassement de la crise environnementale est un problème technique : il ne suppose aucun changement dans les consciences. Cette hypothèse est l’un des piliers de l’écologie superficielle. On pense que le développement technique réduira la pollution à des niveaux tolérables et empêchera l’épuisement des ressources. Les forêts actuelles peuvent mourir, mais nous pourrons créer des arbres capables de fleurir sous les pluies aides, voire trouver un moyen de nous passer entièrement des arbres pour vivre. On demandera sans cesse aux gouvernements de réaliser les bonnes conditions libérales propices au développement d’une haute industrie technique et centralisée. L’absence d’évaluation critique de la technique est un présage de dissolution sociale. Ce sont des considérations économiques bornées d’une petite élite qui nous guide. Les ingrédients essentiels à la technocratie sont réunis lorsque l’individu ou les organisations dans lesquelles l’individu agit se préoccupent plus des moyens que des fins. « La technologie de production de masse est en elle-même violente, nuisible du point de vue écologique, abrutissante pour l’esprit humain et, en fin de compte, autodestructrice en raison de sa consommation de ressources non-renouvelables » (E.F. Schumacher, 1973).
« Marchons sur Terre d’un pas léger » est un slogan très fort du mouvement de l’écologie profonde. Ceux qui résistent ont en commun la bicyclette, le pain cuit à domicile, le recyclage des biens. Aller ramasser et couper soi-même le bois de chauffage favorise une conscience énergétique joyeuse. Il s’agit de technologies légères alors que le marché exprime une préférence pour les technologies dures. Un objectif crucial des années à venir est d’accroître la décentralisation afin d’étendre l’autonomie locale et développer la richesse des potentialités de la personne humaine. La « technologie avancée » doit être vue comme une technologie qui fait progresser les fins fondamentales de chaque culture. Voici les questions que l’on doit se poser pour déterminer si une technique incarne ou pas une avancée :
- Est-elle bonne ou mauvaise pour la santé ?
- Est-elle favorable ou non à l’inventivité de l’ouvrier ?
- Quelles matières premières lui sont indispensables ? Sont-elles disponibles localement, comment les obtenir ?
- De quel type d’énergie cette technique a-t-elle besoin ? Quel est le niveau de déchets ?
- De quelle taille doit être l’entreprise ? Quelle est sa vulnérabilité en temps de crise ?
- Promeut-elle l’égalité ou les différences de classes ? Etc.
En 1978, John Galtung a montré comment se servir des structures alpha (grosses, centralisées, hiérarchiques) et des structures beta (« small is beautiful ») pour atteindre un état composite dans lequel les premières seraient mises progressivement hors service. Ce travail appelle à un mix technologique. Par exemple au niveau de la nourriture, il faut tenter de restaurer l’ancien système dans lequel la nourriture se trouve à portée d’horizon (autarcie locale) et faire disparaître l’agrobusiness et le commerce alimentaire. Au niveau des vêtements, restaurer les structures artisanales et faire disparaître progressivement le commerce textile international. Etc.
Face à la domination des technologies dures, certains éprouvent une certaine fierté à les généraliser. Le concept de pays « sous-développés », qui date des années 1940, laisse penser que toutes les cultures devraient développer une technique identique aux pays développés. Mais lorsqu’une avancée technique est faite dans un pays industrialisé leader, est-il naturel que des milliers de culture sur le globe finissent par s’adapter à ce « progrès » ? Est-il nécessaire de développer une technocratie de type occidental afin de survire en tant que nation autonome ? Si l’on adopte une technique issue des grandes sociétés industrielle, par exemple une méthode spécifique pour le traitement du cancer, l’expérience montre que l’on importe autre chose, de nouveaux modèles de comportement. En bref : une invasion culturelle et une dépendance accrue. On érode ainsi graduellement sa propre culture.
Une rupture qu’on ignore très largement, mais qui est très significative dans l’histoire du monde, entre les défenseurs des technologies douces et dures respectivement, s’est produite en Inde au lendemain de la Seconde guerre mondiale. D’un côté, se trouvait un groupe de politiciens réunis autour de Nehru et influencé par la philosophie industrielle de l’Union soviétique. De l’autre, il y avait Gandhi, dont la philosophie sociale, sarvodoya, « vers le meilleur pour tous », soulignait l’importance de la décentralisation de la vie industrielle et défendait l’autonomie des 500 000 grands villages d’Inde. On connaît bien l’engagement de Gandhi en faveur des métiers à tisser, mais celui-ci concernait aussi d’autres forces artisanales. L’urbanisation était pour lui démoniaque. La prolétarisation des villes accroîtrait la violence. D’aucuns ont dit que les deux plus grandes catastrophes qu’ait connu l’Inde ont été l’élimination du bouddhisme et le non respect des enseignements de Gandhi. Voilà qui est sans doute exagéré, mais si la priorité avait été donné au développement des communautés locales, les besoins matériels de l’Inde auraient en toute vraisemblance été satisfaits dans les années 1950.
Les objectifs du mouvement de l’écologie profonde n’impliquent aucunes dépréciations de la technologie et de l’industrie, mais impliquent un contrôle culturel général du développement. La base écosophique qui permet l’appréciation des techniques est la satisfaction des besoins vitaux dans les diverses communautés locales.
5/5) les modalités de l’action : la non-violence
L’un des principaux aspects de nos actions est d’attirer l’attention du public. La condition du succès est alors dépendante de notre capacité à confirmer l’hypothèse suivante : si seulement l’opinion publique savait ce que les écologistes défendent, alors la majorité des gens serait de leur côté. L’expérience accumulée ces dernières années indique que le point de vue écologique avance grâce à une communication politique non-violente qui mobilise à la racine. Historiquement, les voies de la non-violence sont étroitement associées aux philosophies de la totalité et de l’unicité.
La violence à court terme contredit la réduction universelle à long terme de la violence. L’expérience scandinave montre que la possibilité d’un succès est hautement dépendante du niveau de non-violence de nos actions. Maximiser le contact avec votre opposant est une norme centrale de l’approche gandhienne. Plus votre opposant comprend votre conduite, moins vous aurez de risques qu’il fasse usage de la violence. Vous gagnez au bout du compte quand vous ralliez votre opposant à votre cas et que vous en faites un allié. Quand on travaille pour un parti, on doit utiliser une terminologie qui encourage l’écoute de la part des personnes qui votent. Sur ce point, un parti vert aurait pu adopter un programme de décroissance, mais cela aurait immédiatement limité le nombre de voix en sa faveur. Il n’est pas bon d’exprimer des positions hostiles à l’industrie en général. Notre point de vue doit être que nous soutenons l’industrie, puis ensuite souligner que la grande industrie est une déviance historique. Pareillement, nous ne devons pas émettre de slogan général contre la technologie. Les technologies doivent être essentiellement légères ou « proches » ; les choses sont faites dans le voisinage, ou du moins de régions aussi proches que possibles. L’approche gandhienne est telle qu’on doit mener des actions illégales aussi rarement que possibles. La plupart des actions peuvent et doivent être menées dans la sphère de la légalité.
Conclusion
La direction est révolutionnaire, la voie est celle de la réforme. Les conditions de vie empireront sans doute de manière considérable avant qu’un parti politique majeur ne cherche à atteindre les buts que nous avons formulés.
(MF, 2008)