Une raison borgne, incapable de percevoir la profondeur des choses. » C’est ainsi que le philosophe anglo-saxon Alfred North Whitehead décrivait en 1925 la pensée scientifique du dix-huitième siècle. Dans leur réflexion sur la nature, les grands penseurs de cette époque, en cristallisant la philosophie mécaniste de Descartes, Galilée et Newton, ont réduit dogmatiquement toute expérience humaine à « des choses clairement définies avec des relations clairement définies ». Whitehead prévoyait l’événement prochain d’une « ère de reconstruction » dans la science et la culture. La forteresse du réductionnisme serait inversée ; bientôt la biologie et les créatures vivantes seraient entourées de beaucoup plus de respect. L’homme redécouvrirait la richesse et la diversité de la nature, sa liberté essentielle, la complexité, le mystère même de son caractère, sa valeur intrinsèque. L’interdépendance est tellement étroite entre les différentes parties de la nature, soutenait Whitehead, les êtres et les choses sont liés de façon si dense en un tissu vivant unique, comme dans un organisme vivant, que rien ne peut en être soustrait sous peine d’en altérer l’identité propre et celle de l’ensemble. Chaque élément naturel est relié à tous les autres, non pas en surface comme dans une machine, mais en essence comme dans le corps humain.
De nombreux écologistes de l’époque ne se faisaient pas faute de tirer argument de leur discipline pour contrer l’individualisme. En 1935, le naturaliste américain Walter Taylor faisait remarquer qu’une communauté biotique fonctionne comme « une république coopérative de plantes et d’animaux étroitement associés se rapprochant davantage d’un organisme individuel qu’aucune de ses parties constituantes ». Taylor rappelait que le ministre de l’agriculture Henry Wallace avait dit : « Une déclaration d’interdépendance serait aujourd’hui aussi nécessaire que la Déclaration d’indépendance de 1776. » La société humaine est chaotique et entraîne une fragmentation de l’être, alors que celui de la nature est une communauté étroitement soudée, une symbiose universelle, un organisme complexe unique qui transcende tous les conflits et toutes les mesquineries. L’anxiété provoquée par la détérioration des rapports de l’homme avec la nature constituait chez beaucoup une autre motivation pour retrouver une représentation organique du monde. Il n’existe aucun précédent dans la communauté naturelle, disent les nouveaux organicistes, d’une espèce qui se soit érigé en royaume souverain et indépendant. L’idée de l’autarcie humaine ne peut qu’être une illusion, une sorte de retraite schizophrénique dans un pays de chimères ; en vérité, on ne peut échapper à sa matrice écologique.
Une fois que l’homme aura accepté le simple fait scientifique de l’interdépendance, il pourra commencer à pratiquer une éthique du respect de la vie, il pourra apprendre à agir vraiment en tant que citoyen de sa communauté, selon l’expression d’Aldo Leopold. Les humains pourront entretenir des relations étroites avec leurs frères biologiques sur l’ensemble de la planète. Whitehead avait exprimé des idées morales comparables, comme beaucoup de biocentristes. Joseph Wood Krutch, mort en 1971, exprime une sensibilité de nature éthique : « Nous devons faire partie intégrante non seulement de la communauté humaine, mais aussi de la grande super-communauté des êtes vivants ; nous devons reconnaître une sorte d’unité non seulement avec nos prochains, mais aussi montrer du respect pour la communauté naturelle au même titre que pour la collectivité humaine. Notre monde est aussi une seule et unique planète. S’ils refusent de reconnaître cette réalité, les hommes ne pourront pas plus y vivre que s’ils refusaient d’admettre les relations d’interdépendances politiques et économiques existant entre les différentes sections du monde civilisé. Si nous ne partageons pas le globe terrestre avec les autres créatures, nous ne pourrons plus y vivre longtemps. »
Il était assez clairvoyant pour percevoir que l’écologie, « sans vénération et sans amour », pouvait devenir purement et simplement une « exploitation plus habile de ce qu’il vaudrait mieux admirer, apprécier et partager ». Toute science, même si elle s’intéresse uniquement aux faits, rencontrera immanquablement un jour ou l’autre des questions morales sur sa route. Peut-être le concept d’interdépendance est-il en fait une vérité morale. Pour beaucoup cette prise de conscience caractérise l’Age écologique. La caractéristique véritablement nouvelle de l’Age écologique était le sentiment que la nature était une victime sans défense. Soudainement toute l’ancienne rhétorique de la conquête et de la puissance se vida de sa substance ; le temps était enfin venu où l’homme devrait faire la paix avec cet adversaire vaincu. Comme dit le philosophe William James en parlant de sa maison de campagne, toutes ces portes s’ouvrent vers l’extérieur.
(Sang de la terre, 1998)