L’auteur du livre, Alain de Benoist, a un passé sulfureux. La Revue du MAUSS le décrit ainsi : « Ancien militant des groupes d’extrême droite qui militaient pour l’Algérie française, il se réclame désormais d’une Nouvelle Droite ayant abjuré des pans entiers de ses doctrines anciennes. Il a été raciste ; mais il ne l’est plus. Mieux, dans sa revue Krisis, d’excellente facture, la quasi-totalité des auteurs qu’il publiait était de gauche ou d’extrême gauche ». Après lecture du livre Demain, la décroissance !, je n’ai d’ailleurs rien trouvé de sulfureux, si ce n’est une rare compréhension des thèses de l’écologie profonde, une des thématiques favorites de ce site biosphere ! Voici quelques extraits pour mieux comprendre sa pensée :
1/2) Inéluctable décroissance
A chaque instant présent, les modernes ont appauvri l’avenir en consommant le passé. Sur la gravité de la situation, beaucoup sont d’accord. Mais les avis divergent sur la conduite à tenir. La notion de développement durable s’avère particulièrement trompeuse, puisqu’elle laisse croire qu’il est possible de remédier à cette crise sans remettre en question la logique marchande, l’imaginaire économique, le système de l’argent et l’expansion illimitée de la Forme-Capital. Qu’ils soient libéraux, marxistes, keynésiens, les économistes classiques ne sont toujours pas sortis de cette pensée du XIXe siècle qui considère que la nature est une source exploitable à merci. Au contraire la notion de décroissance soutenable (ou conviviale) part de ce constat très simple qu’il en peut y avoir de croissance infinie dans un espace fini. C’est évidemment la notion de limite qui est ici privilégiée. Les ressources naturelles, la capacité de transformation des biotopes, la biosphère ont des limites.
La thèse de la décroissance nécessaire date du début des années 1970, à l’occasion de la conférence des Nations unies sur l’environnement qui s’est tenue à Stockholm en 1972. L’économiste roumain Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994) a été le premier à présenter la décroissance comme une conséquence inévitable des limites imposées par la nature. L’idée de décroissance est aujourd’hui soutenue par Serge Latouche, Edward Goldsmith, Jacques Grinevald, Mauro Bonaiuti, l’Institut pour la décroissance, l’association des amis de François Partant, des revues comme L’Ecologiste, Silence, La Décroissance, etc. Les milieux écologistes devraient évidemment être plus réceptifs à l’idée de décroissance, mais ce n’est pas toujours le cas. Les gens seraient prêts à soutenir n’importe quel pouvoir qui prétendrait perpétuer notre mode de vie et de consommation par des mesures autoritaires, notamment en matière d’énergie.
Au clivage droite-gauche, l’écologie en substitue un autre, plus fondamental, entre productivisme et anti-productivisme, entre quantité de biens produits et qualité de vie. C’est la vieille opposition de l’être et de l’avoir, du maximum et de l’optimum, de la juste mesure et du « toujours plus ». A la base de l’écologisme, on trouve une critique fondamentale de l’idée selon laquelle l’économie serait la clé de notre destin.
2/2) Ecologie profonde / écologie superficielle
« Devant le pillage et l’épuisement inconditionné des ressources naturelles, deux démarches bien différentes se sont alors fait jour. L’une continue de véhiculer une conception instrumentaliste ou utilitariste de la nature ; elle se ramène à une simple gestion de l’environnement, et vise à concilier préoccupation écologique et productivité ; elle s’inscrit dans une perspective anthropocentriste. L’autre, qui est celle de l’écologisme, se propose à la faveur de la crise actuelle de modifier de façon radicale les rapports de l’homme et de la nature ; elle implique une critique de l’anthropocentrisme, l’homme est posé comme partie intégrante d’un tout dont il ne saurait s’abstraire ; elle professe que la nature mérite d’être protégée indépendamment de l’utilité qu’elle présente pour l’homme.
« La première de ces démarches correspond à ce que l’écologiste Arne Naess a appelé l’écologie superficielle (shallow ecology), par opposition à l’écologie profonde (deep ecology). L’écologie profonde récuse à la fois l’individualisme et l’anthropocentrisme. Cette philosophie prône une sagesse centrée sur la nature qui vise à restaurer des rapports de symbiose harmonieuse entre tous les êtres vivants. Ce faisant, cet écologisme prend acte d’un mouvement général des sciences qui, depuis les révolutions coperniciennes et darwiniennes, nous a appris que la Terre est une planète parmi d’autres et que l’espèce humaine était l’héritière d’une longue chaîne d’êtres vivants. Nous sommes une partie de cette Terre et elle est une partie de nous. Ce n’est pas l’homme qui a fait le tissu de la vie, il n’en est qu’un fil. Ce que vous ferez au tissu, vous le ferez à vous-même.
« L’enjeu du débat entre shallow ecology et deep ecology est essentiel. Il s’agit de savoir si les problèmes soulevés par l’écologie ne sont finalement qu’une question technique que le capitalisme libéral pourra régler sans avoir à se remettre en question, ou s’ils impliquent à terme un autre choix de société. L’image du monde qui résulte de l’écologisme rompt à la fois avec la conception linéaire du temps et avec la séparation radicale du sujet et de l’objet. L’écologisme naît de cette conscience que le monde d’aujourd’hui est un monde « plein », qui porte de part en part la marque de l’homme : plus de frontières à repousser, plus d’ailleurs à conquérir. Toutes les cultures humaines interagissent avec l’écosystème terrestre, toutes sont à même de constater que l’expansion illimitée nuit aux capacités de régénération de notre écosystème. Le point de vue réductionniste ne représente qu’un aspect des choses qui cède aujourd’hui du terrain devant des schémas de type holiste, fondés sur les notions de complexité, de réciprocité et de causalité circulaire. Une fois admis que l’homme et la nature sont pris dans un même rapport de co-appartenance, qui les rend inséparables sans pour autant les confondre, il n’y a plus à décider qui, de l’homme ou de la nature, est le sujet ou l’objet de l’autre. Au-delà même des devoirs de l’homme envers la nature, une éthique de l’environnement vise à contribuer à l’instauration d’un nouveau mode de rapport humain à la nature.
Baird Callicott explique que la théorie de la valeur intrinsèque permet d’échapper à l’utilitarisme économique et aux analyses en termes de coûts et de bénéfices dans lesquelles ce qui ne possède aucun prix ne représente pratiquement rien au regard des bénéfices matériels tiré d’une exploitation de la nature. Selon Arne Naess, « le bien-être de la vie non humaine sur Terre a une valeur en elle-même. Cette valeur est indépendante de toute utilité instrumentale pour des objectifs humains limités ». Cette acception est la bonne. Callicott ajoute que « la source de toute valeur est la conscience elle-même, mais il ne s’ensuit pas que le lieu de toute valeur soit la conscience elle-même ». La valeur est anthropogénique, mais non anthropocentrique. Aucune représentation de la nature ne saurait échapper à une certaine centralité humaine, puisque ce sont des hommes qui façonnent ces représentations. De même le dualisme cartésien qui sépare le monde des corps (la nature) et le monde des esprits (l’homme) reste lui-même une théorie. Mais le fait que seul l’homme soit capable de porter des jugements n’implique pas que la valeur réside uniquement dans son jugement. Il ne fait pas de doute que le défi écologique implique une réforme de notre mode de pensée, et notamment l’avènement d’une pensée plus globale, plus « reliante », moins anthropocentrique.
Il ne serait cependant pas honnête de passer sous silence les impasses dans lesquelles l’écologie pourrait s’engager. Le biocentrisme égalitaire, où la vie d’un homme ne vaudrait finalement rien de plus que celle d’une vache ou d’un puceron reviendrait à passer d’un excès à l’autre. Il s’agit de rejeter d’un même mouvement l’humanisme héritier des Lumières, qui croit qu’on ne peut reconnaître à l’homme sa dignité qu’en l’arrachant au monde naturel, et l’idéologie de ceux qui oublient ce qui fonde en propre le phénomène humain. Reconnaître la spécificité humaine ne légitime pas plus la domination et la destruction de la Terre que la défense et la préservation de la nature n’impliquent la négation de ce qu’il y a d’unique dans l’espèce humaine. La conscience du rapport de co-appartenance interdit tout aussi bien de faire de la nature un objet intégralement dominé par l’homme que de faire de l’homme un objet intégralement agi par la biosphère.
Une citation d’Haroun Tazieff pour conclure : « Pour moi, la Terre doit servir l’humanité. Si l’humanité disparaît, le sort de la Terre n’a plus aucune importance pour personne. » Car on pourrait aisément inverser la proposition : Pour moi, l’humanité doit servir la Terre. Car si la Terre disparaît, le sort de l’humanité n’a plus aucune importance.
(Edite)