Ce livre devrait nous inciter à la décroissance de la vanité humaine, vanité d’imaginer une exception humaine, vanité de croire en notre transcendance par rapport à la Biosphère, vanité qui pousse l’activité humaine vers la destruction plutôt que vers une coexistence pacifique avec tout ce qui nous entoure. Nous devrions dépasser notre humanisme pour adopter un transhumanisme :
« Nos connaissances actuelles renvoient l’humanité à une histoire dont elle n’est pas le point d’origine, dont rien ne permet d’affirmer qu’elle est le point d’aboutissement, dont tout donne à penser qu’elle n’en est pas davantage la finalité que ne le sont les innombrables autres formes vivantes passées, présentes et à venir. Ces connaissances scellent donc la communauté de l’humanité avec l’ordre du vivant : nous interroger sur nous-mêmes revient à nous interroger sur « l’animal humain » que nous sommes. Le terme animalité ne vise nullement à abaisser l’être humain. D’abord, si quelque chose est susceptible de nous abaisser, ce sont nos comportements effectifs et il se trouve qu’une bonne partie de nos comportements les plus destructeurs et autodestructeurs ne relève pas des caractéristiques que nous partageons avec les autres animaux. Ensuite, considérer que l’appartenance à l’animalité équivaut à un abaissement témoigne tout autant d’une vision méprisante de la vie animale que d’une vision exaltée de l’humanité. Enfin reconnaître que l’humanité est une forme de vie animale ne change rien quant à la question du respect dû à la dignité humaine.
Que l’humanité appartienne à la vie animale terrestre n’est qu’une constatation banale. Toute analyse qui voudrait opposer le genre humain aux autres formes de la vie est condamnée à l’échec, parce que toute notre existence témoigne d’une communauté de destin avec les autres êtres vivants. L’évolution de la vie ne repose pas sur le déploiement d’une force vitale qui se développerait selon une logique purement interne. Elle est toujours le résultat hautement instable et provisoire d’un système complexe en interaction. Par exemple, les bactéries ne sont pas des survivances d’un passé révolu, mais une forme de vie tout aussi actuelle et contemporaine que les mammifères supérieurs. D’ailleurs les mammifères n’existeraient pas si à une époque très reculée il n’y avait pas eu formation de bactéries, et les mammifères actuels ne seraient pas ce qu’ils sont si les bactéries actuelles n’étaient pas ce qu’elles sont. La conclusion primordiale qui s’en dégage est sans conteste l’unité fondamentale de la vie. Les humains appartiennent à l’ordre de la vie et cette appartenance nous lie à un destin qui s’est noué en notre absence et dont tout indique qu’il va se dénouer sans nous. Cette unité englobe les plantes tout autant que les animaux. En l’absence de vie végétale aucune vie animale n’aurait pu se développer ni ne pourrait se maintenir puisque les plantes sont les pourvoyeuses de l’oxygène indispensable à la vie animale.
Dès lors qu’il y a unité du vivant, la stratégie cartésienne de rupture entre l’homme et les autres espèces ne fonctionne pas. Les faits que la stratégie cartésienne prétend exprimer – la conscience, la vie culturelle – peuvent être expliqués en tant qu’éléments qui, loin d’introduire une dimension d’incommensurabilité, sont l’aboutissement d’une complexification progressive et locale de mécanismes présents dès les premiers stades de l’évolution du vivant. Dès lors qu’on abandonne le présupposé dualiste cartésien, l’existence d’êtres vivants capables d’avoir des états conscients n’est pas plus extraordinaire que celle d’animaux ayant des ailes qui leur permettent de voler ou encore de micro-organismes se reproduisant pas des spores capables de survivre pendant des décennies. Aucune comparaison n’implique une hiérarchie : on peut étudier des différences et des parentés, voire établir des généalogies, mais non pas construire une hiérarchie téléologique. Il faut le répéter encore une fois : toutes les espèces qui vivent aujourd’hui sont évolutivement nos contemporains, ce qui veut dire qu’elles voyagent dans le même « train » que l’espèce humaine (ndlr : certains veulent des voyageurs en première classe, seconde clase ou dernière classe, d’autres veulent mettre dans le même wagon l’homme et les espèces animales, J.M Schaeffer nous montre qu’il n’y a qu’un seul wagon, notre planète la Terre).
Une conception de l’homme qui ferait l’impasse sur l’inscription de l’humanité dans un ordre du vivant qui la dépasse infiniment tout en la contraignant absolument, non seulement se donnerait un point de départ faussé, mais plus gravement, s’interdirait de comprendre les cultures qui sont des réponses à notre inscription dans la sphère écologique, et donc des réponses à la précarité radicale de l’humanité, précarité dont nos relations ambivalentes avec le monde des bactéries ne sont qu’un des exemples. Quatre Blancs avaient entrepris en 1860 de traverser l’Australie du nord au sud. Trois y laissèrent leur vie, le quatrième ne survécut que parce qu’il fut soigné et nourri par la tribu des Yantruwanta. Ces Européens disposaient de ressources cognitives écologiques moins développées que les peuples autochtones habitants ces régions inhospitalières. Un individu qui appartient à une société « moderne » n’a pas accès aux ressources complexes dont disposent les chasseurs-cueilleurs concernant le mode de subsistance.
La culture humaine n’est pas un simple intertexte, elle est l’interface entre l’homme et le monde dans lequel il vit. L’environnement des humains est toujours une séquence interactionnelle puisque les êtres humains et leur causalité intentionnelle constituent à leur tour un « environnement » pour les autres formes de vie. Le fait que l’érosion due à l’exploitation agricole s’est traduite par l’explosion démographique de « mauvaises herbes » démontrent bien que l’environnement s’adapte lui aussi activement aux transformations dues à l’homme. Les ressources naturelles (qu’il s’agisse de la nature des sols, du climat…) sont tout autant des éléments dynamiques que les ressources sociales et forment une chaîne causale interactionnelle avec ces dernières. En fait la notion même d’« environnement » est malheureuse : la relation de l’homme avec ce qui n’est pas humain n’est pas une relation entre une entité autonome et un « environnement » car l’homme lui-même est plongé dans un écosystème.
Etant donné son coût exorbitant, on peut penser que la thèse de l’exception humaine ne fait pas partie des tentatives les plus heureuses de transmission collective. »
(Gallimard)