Joanna Macy pense que nous avons besoin d’un travail d’écologie profonde, besoin de nous appuyer sur le sentiment de l’interdépendance entre tous les êtres vivants. Parce que ce travail nous relie les uns les autres et avec tous les êtres vivants, nous pouvons l’appeler plus simplement le « travail qui relie ». J’imagine que les générations futures nommeront ce XXIe siècle le « Changement de cap ». Il s’agira d’un passage radical d’une société de croissance industrielle autodestructrice à une société compatible avec la vie. Dans le changement de cap vers une civilisation soutenable, nous, membres de la Société de croissance industrielle, devons nous rendre compte à quel point nous sommes coupés du monde naturel.
Molly Young Brown ajoute : « La plus grande destruction sur notre planète n’est pas infligée par des terroristes ou des tyrans psychopathes. Elle est le fait de personnes ordinaires, respectant la loi, allant à l’église, aimant leur famille, des personnes moralement normale qui profitent de leurs quatre-quatre, de leurs croisières et de leurs hamburgers, inconscientes de la provenance de ces plaisirs et de leur coût réel ».
Nous semblons penser que nous pourrions survivre sans le sol, les arbres et l’eau, le tissage complexe de la vie. Alors que la Terre est en train de mourir, nous avons oublié que sous sommes la terre de la terre, les os de ses os. En dépit de notre conditionnement issu de deux siècles de société industrielle, nous pouvons retrouver l’aspect sacré de la Biosphère.
1/2) les présupposés théoriques
La psychologie occidentale a échoué à poser la question évidente : « Pourquoi la société persiste-t-elle à détruire son habitat ? » Conditionnés à ne prendre au sérieux que les sentiments qui se rapportent à nos besoins et à nos désirs individuels, nous estimons difficile de croire que l’on peut souffrir au nom de la société et de notre planète, et qu’une telle souffrance serait réelle, valide et naturelle. Cette douleur pour le monde, faite de la tristesse et de la culpabilité que nous ressentons au nom de la vie sur Terre n’est dysfonctionnelle que dans la mesure où elle est incomprise et refoulée.
La pensée écologique demande une perspective traversant les frontières, la personne s’amplifie, la complexité de la nature est dans un continuum avec nous. Contrairement à un environnementaliste réformateur, qui traite les symptômes de la dégradation écologique, l’écologie profonde (deep ecology) questionne les postulats fondamentaux de la Société de croissance industrielle. Elle remet en question les théories, enracinées dans la pensée judéo-chrétienne et marxiste, dans lesquelles les humains sont l’apothéose de la création et l’ultime mesure de valeur. L’écologie profonde suggère que nous pouvons nous libérer de l’arrogance de notre espèce qui nous menace nous-mêmes mais aussi toutes les autres formes de vie complexes qui nous entourent.
L’anthropocentrisme est le chauvinisme humain. Il est similaire au sexisme, si l’on remplace homme par « espèce humaine » et femme par « toutes les autres espèces ». Quand les humains parviennent à voir au travers de leurs couches d’autosatisfaction anthropocentrique, un profond changement dans la conscience commence à s’opérer. L’aliénation diminue. Notre humanité est simplement reconnue comme l’étape la plus récente de notre existence, nous commençons à entrer en contact avec nous-même comme mammifère, comme vertébré, comme une espèce qui vient seulement d’émerger de la forêt tropicale. Lorsque le brouillard de l’amnésie se dissipe, une transformation s’effectue dans notre relation aux autres espèces, et dans notre engagement envers elles. Je protège la forêt tropicale se transforme en « Je fais partie de la forêt tropicale et je me protège moi-même ». Cette identité élargie au sens de John Seed, Arne Naess l’appelle le soi écologique.
Cette philosophie a évolué en une plate-forme d’écologie profonde, avec des principes tels que la reconnaissance de ce que les différentes formes de vie ont un droit d’exister intrinsèque et que la population humaine est excessive au regard de la capacité de charge écologique de la Terre. Mais l’écologie profonde n’est ni une idéologie, ni un dogme. D’un caractère essentiellement exploratoire, elle cherche à motiver les personnes à se poser, comme le dit Naess, des « questions plus profondes » à propos de leurs besoins réels, de leur relation à la vie sur Terre et de leur vision du futur.
Le vieux concept de pouvoir, dans lequel la plupart d’entre nous ont été socialisés, prend sa source dans le principe selon lequel la réalité serait composée d’entités séparées et distinctes, de pierres, de plantes, de personnes, d’atomes. Le pouvoir a été identifié à la domination, assimilé à l’exercice de la volonté de l’un sur les autres, limitant ainsi leurs choix. Le « pouvoir-avec » ou synergie, n’est pas une propriété que l’on peut posséder, mais un processus dans lequel on s’engage. L’efficacité est faite de transactions. Prenez un neurone dans un cerveau. S’il supposait que ses pouvoirs sont une propriété personnelle à protéger vis-à-vis des autres cellules nerveuses et qu’il s’isole derrière des murs pour se défendre, il s’atrophierait et mourrait. Sa santé est son pouvoir dépendent au contraire de sa capacité à s’ouvrir aux charges électriques en laissant les signaux le traverser. Ce n’est qu’alors que le système plus vaste dont il fait partie apprend à réfléchir et à réagir. Le corps social est assimilable à un réseau neuronal.
Notre inter-existence avec les autres êtres vivants dans la toile de la vie indique que nous ne devons pas tolérer un comportement destructif. Cela peut impliquer aussi bien d’entreprendre des actions de lobbying législatif, ou d’intervenir plus directement, de manière non violente, pour ôter l’autorité à ceux qui en font mauvais usage. Que nous soyons en train de restaurer un jardin ou de travailler pour une soupe populaire, nous avons parfois le sentiment d’être soutenu par quelque chose qui dépasse notre force individuelle et qui agit à travers nous. Ceux qui risquent leur vie pour protéger des mammifères marins, ceux qui risquent la prison en cessant de payer des impôts destinés à financer la fabrication d’armes, les lanceurs d’alerte qui risquent leur emploi pour « sonner l’alarme », eux aussi en retirent des pouvoirs de vie plus étendus.
2/2) Retrouver un lien avec la nature
Entretenues exclusivement par l’intellect, les idées manquent de force pour nous élever vers des perspectives nouvelles pour nos vies. Joanna Macy précise la genèse de ce travail qui relie. En 1997, au retour d’une conférence exposant les dangers à venir, elle se demandait que faire de ces informations insupportables, jusqu’à ce qu’elle préside l’année suivante un séminaire sur le thème de la survie de l’humanité sur Terre. Avant qu’ils ne présentent leurs sujets, elle suggéra aux chercheurs de les introduire de façon personnelle, en partageant un aspect du comment cela les avait touchés. Simple et poignant, cet élément transforma l’assistance : au fur et à mesure, ils laissèrent tomber leur style professionnel, et le découragement se changea en sollicitude au fil des sessions qui virent surgir des projets et des plans d’action. Une espèce de magie s’opérait, qu’il fut décidé de nommer despair work, ou travail sur le désespoir. Nos idées se matérialisent au travers de nos sens et de notre imagination, au moyen d’histoires, de rituels qui engagent notre capacité de dévotion, nos larmes et nos rires.
Nos armes sont la compassion et la prise de conscience. Nous avons besoin de prendre conscience de l’interdépendance radicale de tous les phénomènes. Il ne s’agit pas d’une bataille entre les bons et les méchants, parce que la démarcation entre le bien et le mal parcourt chaque cœur humain. Grâce à la perception de notre interdépendance profonde, notre écologie profonde, nous savons que nos actions entreprises dans une intention pure se répercutent sur l’ensemble de la toile de la vie, au-delà de ce qu’on peut mesurer ou discerner. Mais comme cette prise de conscience peut s’avérer trop froide, trop conceptuelle, vous avez besoin de la chaleur de la compassion. Notre force vient du fait de savoir que la souffrance que nous devons tous porter fait partie d’une souffrance plus grande partagée par tout ce qui vit.
Le livre de Joanna Macy et MY Brown est aussi une présentation de tous les exercices qui peuvent être accomplis pendant des stages plus ou moins longs, exercices qui permettent de retrouver un lien vivant avec la Terre. Trouver notre vocation, c’est trouver l’intersection entre notre joie profonde et les besoins profonds du monde. Quel que soit le lieu du stage de formation, il faut se souvenir que le véritable cadre du travail est la planète menacée, qui est notre corps plus large et notre maison.
(édition Le souffle d’or)