Paul Bedel, né en 1930 « à la ferme », est un des derniers exemplaires du paysannat à l’ancienne. Il a confié à Catherine Ecole-Boivin son Testament d’un paysan en voie de disparition : « C’est pas moi qui suis important dans le message, c’est nous tous, gens de la terre, qu’on regarde au travers de mon métier et de mon témoignage. »
Son témoignage est d’autant plus précieux qu’il ne s’agit pas de simplicité volontaire construite, mais de la simplicité telle qu’elle était vécue naturellement en France il n’y a pas encore très longtemps. Le retour à ce mode de vie ancestral risque fort de devenir une obligation dans les décennies qui viennent… sauf qu’il n’y a plus assez de fermes pour recevoir tous les urbains.
1/5) Un rapport étroit avec les animaux
Mes sœurs et moi, de l’amour on en avait pour nos vaches. Nous n’obéissons pas aux horaires de laiterie, sinon il nous aurait fallu trois ou quatre vaches de plus pour payer le camion, le transport, les taxes d’écrémage. Donc du boulot en plus. Nourrir une vache ça doit rien coûter. Bon sang, les vaches ça mange de l’herbe, leurs estomacs sont faits pour l’herbe, comme celui des veaux est fait pour le lait de vache. Sans maïs ni compléments je récoltais moins de lait, mais mon beurre, il avait le goût du goût, on n’avait pas besoin de « nettoyer » le lait pour enlever le goût du silo et du lisier ! Parce que si tu donne du maïs à ta vache, son fumier va puer, tout s’enchaîne, son lait prendra une mauvaise saveur. Et puis les vaches meurent jeunes maintenant, elles attrapent la cirrhose. C’est l’époque des vaches sans queue, sans cornes. Pauvres machines à lait… que l’on écorne pour qu’elles ne se blessent pas entre elles dans l’espace riquiqui qu’on leur alloue. Et les queues, c’est pour l’hygiène qu’il paraît qu’on la leur coupe. Les farines de poisson sont introduites en douce dans la nourriture des vaches, tu ne verrais pas des vaches d’elles-mêmes en train de brouter des carcasses. Elles dégustent et nous, les humains, on va déguster ! La vache folle n’a servi à rien, à rien du tout.
Faut savoir où est la richesse. Tout autour de nous les animaux sont enlevés des champs, on remplace leur fumier de bouse par du chimique… L’humus, c’est l’humain, tu n’es pas frais sous un mètre de terre ! J’ai un raisonnement bête, je laisse parler les savants mais quand même, l’or des étables, je le connais, le levain de la terre : le fumier.
2/5) Un rapport étroit avec la terre
Je ne me lasse pas de voir et observer cette nature survivant sans rien, sans rien d’autre que de se repasser les bons tuyaux à chacun pour sa survie. Y’en a qui comprennent même s’ils sont pas copains avec la religion, la terre c’est un tout de matériel et de spirituel. L’abandon de soi, tu ressens de toi dedans. T’as la brise légère, elle te souffle sur le corps, tu entends beaucoup de choses dans l’air. La paix t’envahit comme un beau paysage. Le vrai silence, ça te porte à l’apaisement de solitude
A la levée des graines, souvent je vais voir, je sens la terre, je ne m’explique pas, faut que je sente. Le sol de vers de terre et de petites bêtes, quand tu le sens, ça te fait comme un coup de frais, ça passe par ton corps. Si tu charrues la terre trop fort, tu la mets au cimetière directement, les bactéries n’ont plus d’air ! Si tu abîmes une poignée de terre, c’est comme une cicatrice, tu t’en sors mais ça prend des années pour réparer. Champignons, moisissures, bactéries, vers de terre ont beau essayer de travailler, tu creuses ta tombe. Parfois, en visite dans les exploitations modernes, je la sens gorgée de pesticides. Je mets ma main dans la terre, je gratte, je la fous sous mon nez, elle pue. Le sol empeste une odeur de cimetière. Tout pourri qu’il est, les bêtes, la faune sûrement sont à pourrir dedans. Mon blé monte à un mètre cinquante, on le raccourcit maintenant à soixante avec des hormones. Tellement rendu faiblard, pour qu’il tienne on l’empêche de monter. Il est faiblard à force d’avoir été traité, il ne se bat plus seul contre les maladies. Il se casse la figure, même à soixante centimètres.
En crise de foie, on a mis la terre à l’hôpital, un peu d’antibiotiques, de pesticides, un petit peu à force ça fait beaucoup. La terre en tombe malade, de ses médicaments, comme le corps humain. J’ai du mal à discuter avec les techniciens agricoles, ceux qui passent leur temps à soigner la terre plutôt qu’à la cultiver. On produit des choses en dépit du bon sens. Le roundup, tu peux en mettre tant que tu veux, d’autres plantes les remplacent, des plantes jamais vues dans la Hague, jamais, des fleurs qu’on ne voit pas par ici, des tiges bizarres, des machins dont tu ne sais même pas le nom. Les OGM ça fait peur comme les ovnis, comme la guerre, j’ai pas eu vraiment de vermine en soixante ans dans les champs, il y avait une harmonie. Si tu tues les taupes, les vermines vont pulluler, tu auras beau les « sous-soler », elles remonteront. Tu peux tout tuer, y aura du reste, du rabiot. Les petits, ça grossit plus vite que les gros ! On m’interpelle souvent pour savoir ce que je pense du bio. Bio est un mot inventé, moi je suis un agriculteur tel quel, sans rien d’ajouté. Toutefois, j’y ai réfléchi, bio, c’est le mot de la nature dans chaque main, pour moi ça veut dire « deux mains », deux mains pas plus. C’est au-delà de l’intelligence humaine comment on cultive la terre actuellement. Les tomates sur la laine de roche et j’en passe… Les hommes veulent dompter la nature, les bêtes y vivent, et bientôt la culbute ! On ne peut pas imiter la nature.
Je suppose que l’homme veut se prendre pour Dieu. Pourtant pour la création il a fallu des millénaires, des millénaires pour devenir ce que nous sommes, doucement, pas d’un coup à toute vitesse. Ca ne peut pas tenir. De moins en moins on gagne son pain à la sueur de son front. On nous promettait la fin de la famine avec les machines, ça n’a pas vraiment bougé. De ce que je vois on a toujours faim dans le monde et les prix grimpent. La nature a appris à pousser comme il faut, elle s’en sortira toute seule, mais faudrait quand même pas pousser !
3/5) La simplicité d’un mode de vie
Depuis toujours, je suis heureux avec rien, avec rien de ce qui s’achète mais aussi avec rien de ce qui se voit, je suis heureux dans ma vie qu’on m’a donnée. Nous vivions de débrouille et de pas grand chose. C’était notre force.
Ce n’est qu’après le café, vers huit heures, que je mets le chauffage. Ça frisquette un peu dès l’automne, mais au-dessus de quatorze degrés, pas besoin de se presser, le corps ne gèle pas ! Chez nous on a l’esprit de conservation. Les hameçons du père sont restés piqués dans sa hotte. Dans sa hotte fabriquée par ses mains. Rares sont les outils que j’utilise qui ne me viennent pas de mon père. On a toujours fait en sorte de ne pas utiliser de produits conservateurs, qui pourrissent les aliments. Dans une caisse, une couche de sciure, une couche de fruits (qui ne se touchent pas) une couche de sciure. Les châtaignes, elles, se conservent dans le sable sec. Les pommes de terre et les carottes restent dans le grenier à l’abri de la lumière, à l’ombre sèche, faut jamais les remuer. Les oignons, eux sèchent la tête en bas. Tu l’as compris, je conserve mes légumes et les fruits comme je conserve le bonhomme : pas d’emballage superflu, pas de vêtements en grande quantité.
Pour le sel, une grande marmite à bouillir de l’eau de mer et on attendait l’évaporation. On chauffait durant une journée entière, nuit comprise, l’eau dans la grande bassine, et on en profitait pour hisser le jambon dans la cheminée. Mes mauvaises dents broyées m’obligent à mâcher du côté droit, je devrais aller chez le dentiste, mais j’ignore si dès fois ça vaut le coup de réparer une bagnole en fin de course comme moi. La pendule, celle à piles, t’as pas le plaisir de lui redonner un coup de pouce au cul pour qu’elle remarche une semaine : en bref, la vie avant la mort.
On ne s’en rendait pas compte, on était quand même un peu des bêtes curieuses dans notre coin, à refuser les aides et le progrès. Mais le plus curieux, moi et mes sœurs, on pensait que c’était eux, les gens d’la ville, qui en avaient un peu un grain !
4/5) La simplicité dans les rapports avec la société
On a perdu notre patois, notre langue qui disait notre terre, notre coin même, car certains mots ne venaient pas dans certains villages. On était séparés comme dans nos petits champs avec nos petites manières, et pourtant quand on se retrouvait le patois valait des ponts d’or. Parce qu’il marquait notre appartenance à ici, par rapport aux gens venus d’ailleurs, aux politiques, aux regards de traviole qu’on supportait plus ou moins.
Les papiers, j’aime pas ça. Jusqu’en 2007, date à laquelle je suis allée à la garden party de l’Elysée, je n’avais toujours pas de papiers d’identité. Tu te rends compte qu’une comptabilité d’une ferme familiale, si tu n’as jamais demandé de subventions évidemment, tient sur deux pages par an ! Pas besoin d’y passer deux heures par semaine. J’achète à peine, je vends un peu. Pour le côté administratif de ma ferme, j’ai embauché à la fin des années 1960 une bonne secrétaire, elle s’appelle Mlle Martin. Impôts, demandes de primes agricoles, elle s’en occupe efficacement. Tu l’as compris, c’est mon fourneau à bois, de la marque Arthur Martin.
Si tu as des emprunts sur le dos (ce qui n’a jamais été mon cas), si tu penses à tes contrôles financiers à venir, si tu as des dettes, ton silence alors est brouillé et devient impossible. T’es jamais seul, t’es « poursuivi » si je puis dire, poursuivi en dedans de toi par tes dettes. La richesse c’est avoir et posséder des choses superflues et les montrer de préférence. Montrer qu’on a plus que les autres. Le « toujours plus ». Moi ça ne m’intéresse pas d’être mieux que les autres. On est riche en ne possédant rien de trop, en étant modeste dans le bonheur. La richesse, c’est de faire les choses soi-même. Car en cas d’ennuis, de crise de l’argent dingue, comme là aujourd’hui en 2009, si tu vis sur toi, avec ton savoir-faire qui t’est venu des ancêtres, alors tu continues à dormir sur tes deux oreilles.
On pense, nous les paysans, mais on ne réfléchit pas, ce sont les pauvres écrivains, et je les plains, qui réfléchissent. Tout le monde a accès à un certain savoir, il n’est pas réservé aux savants. D’ailleurs tu mets un savant dans un champ de patates à remuer la pelle, ou à traire avec ses mains, tu comprendras tout de suite où je veux en venir. Ce jour-là, ce sera à toi d’expliquer sans te moquer. La vraie question ce n’est pas de savoir si on est pour ou contre le nucléaire, mais c’est que certains savants pensent détenir la vérité comme s’ils étaient Dieu en personne, ces gens-là fichent les pétoches. Ces savants ne regardent qu’en avant, jamais en arrière, ne retirent pas la moisson de ce que les ancêtres nous ont appris.
5/5) quelques phrases-culte
- Quand on est élevé à la campagne on est allergique à rien, on est vacciné.
- Je n’ai pas été à l’école et parfois ça bloque, je suis lent à écrire, mais ça bloque pas dans la pensée !
- Quand tu travailles du corps, tu ne travailles pas du chapeau.
- Nous sommes liés par la mer et la terre, à côté l’homme reste un petit commis.
- Quand je quitte mon village je respire moins. Le raz Blanchard me manque.
- Le beau temps, pour un paysan, c’est le mauvais temps.
- On fait tous le même métier, on gratte la terre et les autres grattent le papier.
- C’est pas tes hectares qui font ta richesse, mais le nombre de kilos de vers de terre que t’as dedans.
- A faire des objets qui servent, tu te plonges dans tes pensées dans du vide plein. Ce sont des moments bien agréables.
- Je ne veux pas payer d’impôts. Ils nous bouffent du pognon avec leur folie des grandeurs.
- L’usine (AREVA à la Hague), des tas de gens critiquent, mais ils appuient sur le bouton quand même.
- J’ai un tracteur. Je ne connais pas beaucoup de personnes qui accepteraient de vivre sans électricité ou sans voiture.
- La guerre détruit tout, même le sentiment humain.
- La guerre, ça te laisse la frousse de la haine entre les hommes.
- A chaque bombardement pendant la guerre je me demandais : mais à quoi bon ?
- Avec la ferme, en temps de famine on aurait du mal à mourir de faim.
- La graine meurt en terre pour germer puis pousser de nouveau. Mourir pour revivre.
- Dans la vie on arrive dépouillé et on repart pareil. Ça ne sert pas à grand chose de se parer de richesse.
- Le temps est le même pour tous puisque, dans les cimetières, c’est plutôt dans le bas niveau pour tout le monde.
- J’apprécie vraiment la menuiserie et quand tu pars, tu fais toi-même ta boîte. Encore des économies !
- Je vais écrire sur un panneau : « Décédé, Paul Bedel parti en poussière, à tout à l’heure ! »
(éditions J’ai lu - Presse de la Renaissance, 2009)
223 pages - 6,30 euros