Le 12 janvier 2009, Arne Naess est mort à l’âge de 96 ans. Philosophe atypique, Arne Naess s’est surtout fait connaître en tant que fondateur de l’« écologie profonde ». En Norvège, sa disparition a donné lieu à un hommage national. Considéré par les positivistes logiques comme un des éléments les plus prometteurs du Cercle de Vienne, Arne Naess ne se ralliera jamais à leur thèse d’une réduction de la philosophie à l’analyse logique du langage, et l’idée que l’on puisse congédier l’ensemble des énoncés de la métaphysique au rang de non-sens. En 1938, Naess est nommé professeur de philosophie à l’université d’Oslo. Débute alors pour lui à 27 ans une carrière universitaire des plus brillantes. Arne Naess y met fin en 1969, lorsqu’il abandonne prématurément l’université : il préfère « vivre plutôt que fonctionner ».
Il s’engage dans la cause écologiste et, dès 1970, élabore son concept d’écologie profonde, en opposition à l’écologie dite « superficielle » qui se focalise uniquement sur la réduction de la pollution et la sauvegarde des ressources matérielles en vue de garantir le niveau de vie actuel des sociétés riches. A l’inverse, l’écologie profonde s’inscrit dans le long terme et place la réflexion écologique au niveau métaphysique (elle est « écosophie ») afin de transformer durablement la conception moderne du rapport de l’homme à la nature. Naess propose ainsi de substituer à l’image de l’homme-dans-son-environnement une vision relationnelle du monde qui rejette l’anthropocentrisme, et défend la thèse de l’ « égalité biosphèrique », à savoir le droit égal pour tous les êtres vivants de vivre et de s’épanouir en raison de la valeur intrinsèque de chacun.
En sus de l’élaboration de ces grandes thèses philosophiques qui ont donné lieu à un très grand nombre de discussions relativement scolastiques dans le cadre du développement de l’éthique environnementale sur les campus américains, Naess aura toujours prôné la nécessité d’une action militante comme une donnée essentielle de l’écologie profonde. Il se distingue notamment lors des manifestations anti-barrage de Mardöla en 1970, et d’Alta en 1980. On pourra regretter que l’écologie profonde nous soit parvenue en France sous l’effet de la caricature absurde, réduisant l’égalitarisme biosphèrique à une forme d’antihumanisme fascisant*. Il n’en a pas fallu beaucoup non plus pour que la position, certes radicale, des écologistes profonds en faveur d’une réduction de la population humaine comme vecteur important de l’amélioration de la condition humaine et de la planète ne réveille chez certains les peurs génocidaires.
Espérons que la mort d’Arne Naess nous donnera l’occasion de relire une oeuvre jamais marquée par les certitudes, profondément ouverte et tolérante, humaine et pacifiste, fortement imprégnée de la pensée de Spinoza et de Gandhi – à l’heure ou l’écologie, récupérée par les sirènes du marketing, plonge de plus en plus dans l’impensé.
* Le Nouvel Ordre écologique de Luc Ferry est l’exemple le plus emblématique de cette interprétation.
(l’Ecologiste n° 28, avril-juin 2009)