1/3) Résumé du chapitre Objections d’ici et d’ailleurs à l’éthique de la croissance de Pierre Charbonnier
Les étapes de la modernité sont bien connues : l’éthique anthropocentrée des religions du livre et le désenchantement de la nature qu’elle implique ; le mouvement d’objectivation de la nature au tournant du XVIIe siècle, ainsi que les révolutions techniques qu’il a suscitées ; la mise en place progressive d’institutions juridiques et économiques garantissant l’accès des individus aux espaces et ressources à exploiter ainsi qu’aux moyens de les échanger. Mais comme tout ce qui domine, l’éthique moderne de la croissance a dû gagner sa place contre des morales et des pratiques rebelles. L’ethnologie accumule depuis un bon siècle les témoignages d’hommes et de femmes qui ne regardent pas leur environnement comme un espace étranger à eux et offert à leur emprise. On a affaire à des éthiques et pratiques profondément marquées par l’idée de sobriété.
Le fait qu’une société donnée se reconnaisse une identité avec les non humains en général, avec une partie d’entre eux, ou même avec aucun d’entre eux, comme c’est le cas de notre société, est le fait de l’arbitraire des constructions symboliques humaines. Autrement dit, chaque être humain dispose des aptitudes mentales qui peuvent faire de lui un occidental, un Achuar (de l’ethnie Jivaro), ou un membre de n’importe quelle société. Une fois ces dispositions éduquées et spécialisées, l’individu perd son humanité générique pour endosser celle, plus restreinte, qui domine à l’endroit et au moment où il vit.
La neutralisation éthique du rapport à la nature dans l’Occident moderne, qu’Aldo Leopold identifie comme la raison principale de l’absence d’une véritable « éthique de la terre » dans notre société, doit s’inverser. Au modèle dualiste qui suppose l’extériorité réciproque entre le milieu exploité et la société qui l’exploite, doit succéder un modèle moniste, où les activités humaines prennent place comme un des aspects intégrés d’un ensemble plus vaste de relations. Informée et guidée par la science écologique, cette praxis socio-environnementale doit s’accompagner d’une représentation de l’homme où celui-ci n’est qu’un segment du cycle total des dons et contre-dons que se font entre eux les êtres naturels. La formule de communauté biotique est l’appui nécessaire d’une redéfinition radicale de ce qu’est la vie bonne, et cela à l’échelle collective.
Mais que peut valoir ce manifeste pour reconnaître la valeur culturelle de la nature sauvage ? Entre l’expérience individuelle d’un écologue philosophe et la mutation historique qui se fait attendre, l’écart est immense. Que peut-on faire de l’écho que se renvoient anthropologie et éthique environnementale ? Le constat des crises environnementales présentes et à venir ne semble avoir pour l’instant fait son effet qu’au niveau des dispositions psychiques, suscitant un décalage ontologique. La justification écologique des choix individuels se répand aujourd’hui autour de nous sans que son corrélat institutionnel n’intègre ces représentations à une légitimité publique. Il est légitime d’espérer que de la culture moderne naîtra une autre culture, pour laquelle la responsabilité écologique sera tout autre chose qu’un compromis factice avec le système actuel.
2/3) Résumé du chapitre Vie et Lumière, Croissance et Décroissance de Philippe Leconte
Ernst Schumacher avait tiré la sonnette d’alarme : « Toute multiplication des besoins tend à augmenter la dépendance à l’égard des forces extérieures qui échappent à notre contrôle et alimente par conséquent la peur existentielle. Ce n’est qu’en réduisant ses besoins que l’on peut encourager une authentique réduction des tensions fondamentalement responsables des luttes et des guerres (in Small is beautiful) ».
La nature a le pouvoir d’arrêter les processus de croissance. Chez l’animal supérieur par exemple, la croissance est très finement contrôlée. Seuls la peau, les ongles et les poils croissent sans cesse comme chez des végétaux. Après une blessure, une intense activité de division cellulaire reconstitue la peau. Puis une fois la plaie refermée, le processus cesse. Une cellule normale a constamment besoin que l’organisme lui envoie des signaux pour confirmer son utilité. Elle peut mourir sur ordre, c’est l’apoptose. Ainsi la beauté de la vie s’épanouit à chaque instant dans un équilibre entre l’impulsion de croissance et sa retenue. De même des peuples entiers ne sont pas entrés dans la course à la croissance. Et Pierre Rabhi pose justement la question de la décroissance en terme de sens : « Je préconise une réorganisation dans laquelle la satisfaction d’être et la satisfaction d’agir puissent avoir du sens. Ce qui a du sens, c’est d’avoir l’impression que notre vie n’est pas en train d’être gaspillée à faire des choses inutiles, voire du rebut et des déchets. »
Il est très difficile de dire ce que signifie le mot sens. Le sens est en effet un concept source puisque la conscience du sens précède l’action. Vaclav Havel, quelques mois après sa nomination comme président de la Tchécoslovaquie, ose cette affirmation extraordinaire : « La Conscience précède l’Existence et non le contraire, comme le prétendent les marxistes. Pour cette raison, le salut de ce monde des hommes ne se situe nulle part ailleurs que dans le cœur humain, dans une douceur humaine, dans le pouvoir humain de penser et dans une responsabilité humaine… » Mais la cosmogonie moderne est fondée sur le postulat d’absence de téléonomie, d’absence de projet propre au monde. Le pouvoir totalisant du mode de pensée scientifique nous condamne au corps à corps avec un désert éthique. Comme l’écrivait Jacques Monod, « Et l’homme sait enfin qu’il est seul, dans l’immensité indifférente de l’univers d’où il émerge par hasard ». Vouloir implanter du sens dans un monde conçu comme absurde, c’est comme tenter une greffe sur un arbre mort. Donc la décroissance vue comme un réflexe de survie devant un constat de pénurie, n’a aucune chance de produire un effet sérieux.
Pourtant le fait que la vie et l’évolution n’aient pas de finalité ne signifie pas que nous ne devons pas donner un sens à la nôtre et à celle de l’humanité. Penser la décroissance pose la question du sens de sa propre vie comme de celui du monde. Le Sens ne peut se manifester que là où s’exprime le Logos, c’est-à-dire au plus profond de chaque individu. Au fond de lui-même, l’être humain prend conscience de l’existence de biens qui ne sont pas pour lui seul, de trésors qui ne lui appartiennent pas, mais auxquels il s’attache. Ce sont les biens communs. Chaque bien commun nous parvient gratuitement, les biens communs sont une multitude. Que ce soient l’air, l’eau, la terre, la paix, la justice, les semences, la diversité biologique, la liberté d’opinion, l’art de vivre, l’art d’aimer, le silence, la beauté… Et l’extraordinaire est que chaque bien commun a ses gardiens, ses défenseurs, ses lanceurs d’alerte et ses guérisseurs. A chacun de découvrir en lui-même quel est le bien commun pour lequel il est prêt à agir et peut-être même à mourir.
Il y a une vérité concernant les biens communs. Je n’ai jamais vu deux êtres vraiment libres, animés par une impulsion sincère de défense d’un bien commun, se trouver en collision frontale et ne pas trouver un terrain d’entente. La bonne marche des choses est aussi un bien commun. Les biens communs sont les points d’ancrage où s’agrippe l’humanité pour entretenir et déployer le tissu du sens. L’Etat ne peut s’en charger, ils sont trop nombreux et divers. Le monde économique, quand il prétend s’en occuper, sert bien mal les biens communs : les conflits d’intérêt sont inextricables. L’essentiel repose donc sur des initiatives individuelles. La véritable maison des biens communs est la société civile, c’est-à-dire le lieu où se rassemblent les individus pour traiter en commun des questions d’identité, de valeurs et de sens.
3/3) Résumé du chapitre Vers le postconsumérisme de Kate Soper
Au beau milieu d’une crise écologique et financière de plus en plus grave, le modèle économique est à peine remis en cause. Cependant, plus longtemps nous le maintiendrons en place, plus intense sera la compétition pour des ressources déclinantes, et plus les méthodes auxquelles les sociétés riches auront recours pour défendre leur position privilégiée seront violentes. Ce contexte serait susceptible de favoriser des formes de plus en plus désespérées d’activités terroristes et pourraient tout à fait déboucher sur des guerres mondiales. Si la perspective est inquiétante pour le futur, le présent est déjà sombre. Des inégalités abyssales ont donné naissance à ce que Mike Davis nomme Le pire des mondes possibles, un régime économique de survie informelle centré sur le développement toujours croissant de bidonvilles urbains dans lesquels plus d’un milliard de personnes connaît déjà la situation matérielle la plus précaire.
Je me propose d’explorer certains indices qui permettent de penser qu’un changement pourrait se profiler à l’horizon. Il est de fait déjà possible de détecter un certain degré d’ambivalence de la part des consommateurs au sens où il existe un large sentiment de désenchantement par rapport aux bienfaits supposés de la consommation, compromis qu’ils sont désormais par le stress, la pollution, les problèmes de circulation, l’obésité. Une bonne part du style de vie « riche » se trouve remise en question non pas tellement en raison de ses conséquences environnementales, mais en raison de son impact négatif sur les gens eux-mêmes. L’intérêt est souvent exprimé pour des biens moins tangibles que sont le temps libre, des relations personnelles plus nombreuses et un rythme de vie plus lent. Les expressions de mécontentement restent encore feutrées, diffuses et peu articulées politiquement. Ce sont les murmures de frustration de ceux qui sont conscients de leur impuissance à défier les grandes corporations et qui n’ont pas d’idée cohérente ce que qu’il conviendrait de mettre à la place de l’ordre existant.
Nous devons inverser la dynamique enclenchée par l’éthique du travail et la réorienter dans le sens d’un hédonisme alternatif pour que, travaillant moins, nous soyons finalement capables de nous détendre. Travailler moins devrait à son tour déboucher sur une réduction bienvenue de la vitesse à laquelle les biens et les informations doivent être acheminés ou transmis. La circulation des avions et poids lourds serait réduite et les distances parcourues significativement réduites. Confrontés aux effets catastrophiques du changement climatique sur les régions les plus pauvres du globe et sur les générations futures, on ne voit pas pourquoi des formes hautement gaspilleuses et polluantes de consommation personnelle continueraient à être épargnées par le type de critique auquel on s’entend désormais à l’encontre de comportements racistes, sexistes ou ouvertement antidémocratiques. Nous devons voir advenir un changement d’attitude à l’égard du travail, de la consommation, du plaisir et de la réalisation personnelle. Une telle révolution sera sans doute comparable à celles qui furent exigées par les mouvements féministes, antiracistes et anticolonialistes de notre histoire récente.
(Entropia n° 6) Entropia, terme grec signifiant « se retourner », a été introduit dans le vocabulaire scientifique en 1874 par le physicien Clausius pour désigner la dégradation de l’énergie, ce qui condamne l’humanité à limiter sa consommation aux capacités de régénération de la biosphère. Ce nom était donc tout indiqué pour désigner la muse inspiratrice d’une revue des objecteurs de croissance.