En regroupant pour la première fois des contributions des penseurs français et américains, l’ambition du présent ouvrage est d’exposer les enjeux actuels d’une philosophie de l’écologie. Il nous faut répondre d’urgence à cette question : « L’émancipation, la laïcisation de l’époque moderne qui commença par le refus, non pas de Dieu nécessairement, mais d’un Dieu Père dans les cieux, doit-elle s’achever sur la répudiation plus fatale encore d’une Terre Mère de toute créature vivante ? » (H.Arendt, Condition de l’homme moderne)
1/7) Augustin Berque : Les fondements terrestres de l’existence humaine, la perspective écouménale
En tant que science des écosystèmes et de la biosphère, c’est-à-dire de l’environnement comme objet, l’écologie soulève dans sa définition même la question de savoir quelle place donner à l’existence humaine ; question que l’on résumera ici par l’opposition entre holisme et anthropocentrisme. Cette opposition a donné lieu à des débats qui sont loin d’être clos, et qui ne peuvent pas l’être, car ils sont conceptuellement indémontrables. Ils découlent en effet du parti pris ontologique mis en place en Europe au moment de la révolution scientifique : celui du dualisme qui a institué corrélativement l’objet scientifique et le sujet individuel moderne. Désormais pour les modernes, monde extérieur (objectif) et monde intérieur (subjectif) ont de plus en plus divergé. Ce paradigme instauré au XVIIe siècle peut être nommé TOM, topos ontologique moderne : le sujet moderne s’est coupé de son milieu existentiel, réduit à une collection d’objets.
Pour le TOM, l’environnement étant par définition converti en un objet extérieur, tout – hors son propre topos – est virtuellement externalité. C’est ainsi que le capitalisme a pu se développer : en externalisant (socialisant et rejetant dans l’écosystème) les coûts pour mieux internaliser (privatiser) les profits. Le TOM est structurellement incapable de respecter, voire d’imaginer, quelque autre limite que ce soit si ce n’est celle qu’il définit lui-même ; car le reste, au présent comme dans l’avenir, est dans les ténèbres extérieures de son être. C’est ainsi qu’aujourd’hui encore (2009), pour la majorité de nos économistes et de nos politiques, « La Croissance » reste la panacée, alors même que depuis une quarantaine d’années, l’absurdité d’une croissance infinie sur une planète finie est devenue évidente. C’est là une aporie mortelle, puisqu’elle pousse le TOM toujours plus loin sur le chemin de la catastrophe écologique : la valeur infinie de sa propre existence (l’anthropocentrisme) confère absurdement une valeur infinie à cela même (la croissance infinie de la consommation) qui détruira son existence !
La gravité de la crise écologique devrait probablement, un jour ou l’autre, mener aux révisions déchirantes que nous savons nécessaires ; elles ne pourront pas ne pas retentir jusque sur notre manière de concevoir les fondements de l’existence humaine. Autrement dit, la présente crise écologique pourrait bien, tôt ou tard, entraîner le dépassement de notre paradigme ontologique, et refondre ainsi les valeurs humaines dans ce qui, en réalité, n’avait jamais cessé d’en être concrètement le terreau ; notre corps animal et son milieu, la biosphère, la Terre.
Le temps est venu de rebâtir dans la réalité de l’écoumène la demeure de l’être que le dualisme avait retranchée dans la transcendance.
2/7) John Baird Callicott : Aldo Leopold à l’époque du changement climatique global
L’essai précurseur de Leopold intitulé « The Land Ethic » a anticipé de plus de vingt ans (ndlr : J.Baird Callicott a délivré le premier cours universitaire au monde intitulé L’éthique de l’environnement en 1971) l’émergence de l’éthique de l’environnement. Les échelles spatiale et temporelle de la théorie leopoldienne de la land ethic sont clairement exposées dans le chapitre intitulé « Penser comme une montagne » de l’Almanach d’un comté des sables. Leopold écrit que « tandis qu’un vieux cerf tué par les loups peut être remplacé en deux ou trois ans, une montagne mise à mal par l’excès de cerfs a parfois besoin de deux ou trois décennies pour se reconstituer ». Aujourd’hui l’échelle spatiale du changement climatique est planétaire, et l’échelle temporelle des effets potentiellement calamiteux de ce changement mesure des phénomènes qui peuvent couvrir des siècles, voire des millénaires.
Le positivisme logique avait prononcé le divorce entre la science et l’éthique, les faits et les valeurs, l’être et le devoir-être. L’idée même qu’une éthique puisse reposer sur des fondements scientifiques contredit dorénavant l’un des lieux communs les plus paralysants du XXe siècle. Leopold écrivait : « Certains savants affirmeront d’emblée que l’écologie n’a rien à voir avec le bien ou le mal. A cela, je réponds que la science, sinon la philosophie, devrait nous avoir appris à nous méfier de ce genre de fin de non-recevoir. » A la liste des types de sociétés établies par Darwin – clan, tribu, nation, communauté mondiale -, Leopold ajoute la « communauté biotique », à laquelle l’espèce humaine participe pleinement ainsi que la science écologique du XXe siècle a pu l’établir. Lorsque nous admettrons que nous prenons aussi place au sein d’une communauté biotique, alors nous pourrons faire nôtre une land ethic qui transforme le rôle de l’homo sapiens de conquérant de la communauté-terre en membre et citoyen de cette communauté.
Mais la maxime morale qui résume la land ethic semble dépassée : « Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse. » En effet les communautés biotiques ne sont pas réellement dotées d’une solide intégrité et d’une forte stabilité. Je suggère de réécrire la règle d’or : « Une chose est juste quand elle tend à perturber la communauté biotique sur une échelle spatiale et temporelle normale. Elle est mauvaise quand il en va autrement. » En effet, les perturbations anthropiques – telles que celles qu’occasionnent l’agriculture industrielle, la gestion prédatrice des forêts, le développement industriel et résidentiel – sont bien plus fréquentes que celles qui se produisent dans la nature.
C’est pourquoi l’échelle spatiale du changement climatique mondial réclame une transformation majeure de notre ontologie morale. Mais les véritables agents moraux à l’échelle mondiale sont non pas des individus, mais des sociétés entières. Je dois avouer que j’ai été consterné par la fin du film documentaire d’Al Gore, par ailleurs excellent, intitulé Une vérité qui dérange, où l’on voit défiler sur l’écran une liste de choses que chacun d’entre nous, individuellement et volontairement, peut faire pour réduire son émission de carbone. Je suis douloureusement conscient que mes efforts individuels visant à diminuer la profondeur de mon empreinte carbone sont anéantis par la fronde tacite menée par la très récalcitrante majorité de mes concitoyens. Beaucoup d’entre eux n’ont jamais entendu parler du changement climatique mondial. Ceux qui en ont entendu parler sont convaincus que tout cela n’est qu’un canular monté par une élite d’écologistes bien-pensants qui ne supportent pas de voir des gens ordinaires se divertir en pratiquant des sports mécaniques. Mais le plus grave, c’est cette idée qui revient à dire que chacun d’entre nous, pris individuellement, est responsable en dernière instance de l’atténuation des effets néfastes du changement climatique et qu’il n’y a rien d’autre à faire.
Nul doute que les initiatives individuelles soient très importantes, mais certainement pas en raison des effets agrégés de ces actions individuelles. Mais l’action individuelle – et c’est cela qui compte – peut déboucher sur l’auto-organisation de phénomènes collectifs. De telles manifestations autonomes spontanées sont favorisées par l’existence d’Internet. Il y a tout lieu d’espérer qu’elles nous conduisent à la seule forme d’action vraiment efficace : l’action collective au moyen d’institutions collectives, à savoir les gouvernements nationaux et les institutions internationales. Ce qu’il faut, selon la conclusion de la tragédie des biens communs de Garret Hardin, c’est une « solution mutuellement coercitive approuvée unanimement ».
3/7) Dale Jamieson : Changement climatique, responsabilité et justice
Nous pouvons exercer une efficacité causale de différentes manières. Par exemple, je suis causalement efficace quand je choisis d’être végétarien ou quand je fonde une association de défense des droits des animaux. Je peux exercer une efficacité causale en tant que consommateur ou en tant que professeur. Puisque des agents peuvent être efficaces à la fois par des actions individuelles ou collectives, il est permis de supposer que la responsabilité pratique est plurielle et stratifiée. Or une responsabilité implique de considérer que toutes les préférences peuvent être monétarisées. Mais certaines des valeurs qui sont en jeu, telles que celle liée à la protection de la biodiversité et celle de la solidarité sociale, ne sont pas réductibles à des valeurs économiques. De même, il est absurde de chiffrer d’une façon pertinente les dégâts causés par le changement climatique. Il faut donc penser autrement.
Les émotions morales sont une exhortation à réagir. Mais alors que toutes les sociétés humaines ont des règles morales au sujet de l’alimentation et de la sexualité, il n’existe nulle part de règle relative à la chimie atmosphérique. C’est bien pourquoi n’importe quelle rupture d’accord international soulève notre indignation – à l’exception de celui de Kyoto. Certes, le réchauffement climatique est perçu comme une mauvaise chose, mais il ne nous rend pas malade, ulcéré ou honteux, et par conséquent nous ne nous croyons pas obligés de protester. Pour parvenir à considérer que le changement climatique relève de la responsabilité morale individuelle, il faut être prêt à réviser notre conception traditionnelle de la responsabilité morale. Si le respect de la nature en tant que valeur était adopté de tous, il devrait inciter à reconnaître que le changement climatique pose des problèmes moraux et qu’il est de notre responsabilité d’y répondre. Bien qu’il soit très difficile de dire exactement en quoi consiste le devoir de respecter la nature, il n’est pas douteux que la domination que les hommes exercent sur la nature constitue la violation d’un tel devoir. Il n’est pas abusif de considérer que, en tant que civilisation, nous traitons la Terre et ses systèmes fondamentaux à la façon de simples jouets, comme s’ils pouvaient être aisément remplacés par un minimum d’inventivité humaine. Tous se passe comme si on avait étendu à la planète tout entière la culture sur brûlis.
Le premier argument pouvant justifier l’hypothèse d’un devoir de respecter la nature relève du principe de précaution. Il faut protéger l’intégrité des écosystèmes eut égard à l’importance des services écologiques que ces derniers assurent. Le second argument est qu’un tel devoir contribue à donner du sens à notre vie. La nature fournit l’arrière-plan sur le fond duquel se déroule nos vies, nous fournissant par là même une source importante de significations. Le troisième argument s’inspire du souci de préserver notre propre équilibre psychologique. Le respect des autres et de la nature est essentiel à la compréhension de celui que nous sommes et est la condition du respect de soi. Bien que le concept de « devoir de respecter la nature » soit en l’attente d’une explicitation plus poussée, il me semble qu’aussi longtemps qu’il ne sera pas reconnu et accepté, nous n’aurons que peu d’espoir de traiter avec succès le problème du changement climatique.
4/7) Catherine Larrère : du local au global, la question de la justice environnementale
Au XIXe siècle, qui est la phase de la transformation de l’environnement naturel, on est dans le visible, dans une nature perçue, sentie, éprouvée par tous les sens. La deuxième phase à l’heure actuelle est celle de la transformation d’un milieu déjà transformé par les hommes. Cette nature-là n’est pas celle que perçoit l’homme ordinaire, c’est une nature qui n’est accessible qu’aux investigations scientifiques : elle fait intervenir des géophysiciens, des climatologues, des écologues. La crise est globalisée alors qu’on a affaire à une nature invisible.
La question de la justice environnementale surgit de la constatation des inégalités dans la distribution du fardeau environnemental. En effet les pauvres pâtissent de façon disproportionnée de la pollution environnementale produite par l’ensemble de la société. Mais si le fardeau environnemental est inégalement réparti entre les hommes, il pèse aussi sur l’ensemble de la Terre : les animaux, les végétaux, l’ensemble de la planète souffre du réchauffement climatique, de l’érosion de la biodiversité, de la diminution des réserves d’eau…
A la différence des signataires de l’appel d’Heidelberg en 1992 qui proclamaient que « l’Humanité a toujours progressé en mettant la Nature à son service et non l’inverse », les scientifiques du GIEC ne cherchent pas à dominer la nature, ils se mettent à son chevet et communiquent leurs résultats au public. En un sens, les experts du GIEC participent à la composition d’un « monde commun », un monde réunissant humains et non humains. Le GIEC, c’est un exemple de l’intégration des questions environnementalistes, naturalistes, dans la dimension sociale de l’existence humaine.
5/7) Virginie Maris : protection de la biodiversité et pragmatisme
C’est pour enrayer la sixième extinction des espèces que 188 pays ont signé la Convention sur la Diversité Biologique lors du sommet de la Terre à Rio de Janeiro en 1992. Pourtant, non seulement le taux d’extinction ne diminue pas, mais il augmente. En effet nous n’accordons de valeur au monde non-humain qu’en fonction des satisfactions qu’il apporte à des intérêts purement humains, c’est-à-dire une valeur purement instrumentale. De nombreux éthiciens de l’environnement dénoncent le chauvinisme de ces théories anthropocentriques qui n’ont pas la faculté de penser les nouveaux problèmes environnementaux. Ils proposent d’abandonner l’individualisme au cœur de la tradition occidentale au profit d’une conception holiste des valeurs.
Les critères d’attribution d’une valeur intrinsèque sont multiples. Pour Peter Singer ou Tom Regan, la capacité à éprouver du plaisir ou de la souffrance serait moralement bien plus significative que le fait d’appartenir à l’espèce Homo sapiens. Mais si le pathocentrisme permet de dépasser un anthropocentrisme, il ne se départit pas d’un certain anthropomorphisme. Si la sensibilité n’est qu’un des moyens pouvant assurer la satisfaction des besoins, tous les êtres vivants ont par contre des besoins biologiques. C’est cette voie qu’ont choisie les partisans des approches biocentristes, considérant que l’on doit élargir la sphère de la considération morale à l’ensemble des êtres vivants. Tout être vivant, parce qu’il tend à survivre et à se reproduire, possède un bien qui lui est propre, indépendant des finalités humaines. Cependant, si les théories biocentristes invitent à reconsidérer notre rapport aux êtres vivants, elles ne permettent pas de justifier de façon directe la protection de la biodiversité elle-même. Certains auteurs ont donc proposé une approche écocentriste, en filiation avec Aldo Leopold qui, le premier, insista sur l’importance de l’élaboration d’une éthique de la terre (land ethic). Pour Rolston et Callicott par exemple, des entités supra-individuelles telles que les espèces et les écosystèmes ont, comme les êtres vivants, un bien propre qui nous impose certaines obligations morales. C’est la communauté biotique dans son ensemble qu’il conviendrait de considérer et à laquelle pourrait être reconnue une valeur indépendante de son utilité. En adoptant une telle perspective, on pourrait viser la protection du potentiel de diversification du vivant.
Pour certains, seul un changement radical de notre vision du monde et de nos modes de valorisation de la nature permettrait de faire face à la crise contemporaine. S’atteler à la déconstruction d’un rapport anthropocentré à la nature afin de le remplacer par un respect du vivant serait donc une forme d’activisme, et qui plus est le plus efficace pour la cause environnementale. Cependant, chaque jour s’élaborent des décisions qui détruisent la biodiversité. Ma proposition pragmatiste relève d’un engagement pratique, d’une façon de concevoir le rôle du philosophe au sein de ce que Dewey appelle le « public » : « Les conséquences indirectes, étendues, persistantes et sérieuses d’un comportement collectif et interactif engendrent un public dont l’intérêt commun est le contrôle de ces conséquences ». Le politique naît de ce public. Comme le présageait déjà John Dewey en 1927, la globalisation contemporaine a pour effet une extension maximale du public. Or les modes de délibération qu’exige l’existence d’un public aussi large sont extrêmement difficiles à mettre en place, voire irréalisables. Il n’est pas nécessaire pour autant d’abandonner cette conception du public.
Le rôle du philosophe auprès de public restreints ne serait pas d’imposer de façon descendante des théories normatives abstraites telles que le biocentrisme ou l’écocentrisme, mais de faire le va-et-vient entre les intuitions des différents agents concernés. Le pragmatiste propose de partir des parties prenantes, dans des situations concrètes. Les intuitions de chacun vont alors être amenées à changer au cours du processus de dialogue. La conservation de la biodiversité nécessite l’adhésion d’un grand nombre d’acteurs dont les visions du monde et les valeurs peuvent être très différentes. Or l’urgence d’agir ne permet pas d’attendre l’adhésion de tous à des valeurs comme celles défendues par les théories non-anthropocentrées.
6/7) Andrew Light : pragmatisme méthodologique, pluralisme et éthique de l’environnement
J.B.Callicott a offert une vision du monde alternative en élaborant une théorie de la valeur intrinsèque des entités du monde naturel. Mais il existe de bonnes raisons de penser que l’approche qu’il défend n’a eu aucun impact réel sur le travail des défenseurs de l’environnement. J’ai donc développé au début des années 1990 une position pluraliste en éthique environnementale, que j’ai baptisée du nom de « pragmatisme environnemental ».
Par exemple, bien des partisans de la deep ecology (une des toutes premières théories ouvertement non anthropocentriques) ont eu le sentiment d’être connectés à quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes, de plus grand que leur foyer, leur famille, leurs caractéristiques individuelles – un sentiment que l’on qualifie parfois d’océanique parce qu’il est éprouvé le plus souvent au contact de l’océan. En l’absence d’une identification de ce genre, il est probable que l’on se sente très peu concerné par la deep ecology ! Quand bien même le partisan de la deep ecology poursuivrait un objectif situé dans une perspective à long terme – impliquant un changement dans notre conscience environnementale -, il peut et il doit garder sous la main quelques propositions immédiatement réalisables qui soient compatibles avec le système économique et politique actuellement en vigueur.
Cela ne signifie pas que le pragmatisme méthodologique doive renoncer à la tâche de concevoir des systèmes alternatifs, ni qu’il doive cesser de défendre ses positions au cours des débats portant sur les modalités de la redistribution des ressources. Mais dès lors qu’il s’agit de convaincre des interlocuteurs divers et multiples, il importe de se demander ce qui peut bien les inciter à agir ou à changer d’avis. Nous devons être prêts à piocher nos arguments dans une multiplicité de cadres conceptuels, puisque nous avons besoin de varier nos arguments en fonction du cadre conceptuel de notre auditoire.
NDLR : Andrew Light connaît bien mal la deep ecology car ce qui est écrit ci-dessus (le pragmatisme) est un argument déjà porté par Arne Naess, fondateur de la deep ecology, dans les années 1970 (voir ci-dessous)
7/7) l’apport d’Arne Naess
Voici une première preuve du pragmatisme d’Arne Naess (in Ecologie, communauté et style de vie) :
« Maximiser le contact avec votre opposant est une norme centrale de l’approche gandhienne. Plus votre opposant comprend votre conduite, moins vous aurez de risques qu’il fasse usage de la violence. Vous gagnez au bout du compte quand vous ralliez votre opposant à votre cas et que vous en faites un allié. Quand on travaille pour un parti, on doit utiliser une terminologie qui encourage l’écoute de la part des personnes qui votent. Sur ce point, un parti vert aurait pu adopter un programme de décroissance, mais cela aurait immédiatement limité le nombre de voix en sa faveur. Il n’est pas bon d’exprimer des positions hostiles à l’industrie en général. Notre point de vue doit être que nous soutenons l’industrie, puis ensuite souligner que la grande industrie est une déviance historique. Pareillement, nous ne devons pas émettre de slogan général contre la technologie. Les technologies doivent être essentiellement légères ou « proches » ; les choses sont faites dans le voisinage, ou du moins de régions aussi proches que possibles. Notre direction est révolutionnaire, mais la voie est celle de la réforme. »
Voici une autre preuve du pragmatisme d’Arne Naess (Vers l’écologie profonde, entretien avec David Rothenberg) :
- David Rothenberg : Peux-tu m’expliquer en quoi la philosophie peut aider : quelqu’un projette de construire une nouvelle centrale hydroélectrique…
Arne Naess : Oui, et il dit : « Nous nous attendons à une augmentation des besoins en électricité et, en tant que décideurs, nous risquons d’être fortement critiqués s’il y a une pénurie d’électricité. Il faut donc construire un nouveau barrage. » Tu dis alors : « Mais êtes-vous sûr qu’il y ait plus de besoin en électricité ? » Il dira : « Oh ! oui, regardez les chiffres. Il y a tant de pour cent d’augmentation. » Mais tu rétorques : « Il y a une augmentation de la demande sur le marché, et vous appelez ça un besoin ? » Ensuite, après quelques échanges, il répond : « Non, non, bien sûr. Nombre de demandes ne reflètent par des besoins réels. » « Mais alors, en tant qu’individu, vous accédez à une demande sans vous poser de questions ? Si toutes les nations consommaient autant d’électricité par personne que la Norvège, ce serait certainement une catastrophe. Notre consommation par tête est même plus élevée que celle des Etats-Unis. Quelle est la justification éthique ? Ne serait-il pas nécessaire de diminuer la consommation d’énergie en Norvège ? »
D’après mon expérience, ce serviteur zélé du peuple, qui avait dit oui à une centrale électrique, admettra à peu près tout ce que tu lui diras en tant que philosophe. Mais il ajoutera « C’est trop tôt, ce n’est pas encore possible politiquement. Vous voulez que je quitte la politique ? » Ce à quoi tu répondras : « Je comprends ce que vous voulez dire. Oui, je comprends. Mais notre objectif à long terme est construit sur la base de prémisses beaucoup plus profondes que celles sur lesquelles repose votre argumentation. Tout ce que nous pouvons vous demander, c’est que vous reconnaissiez au moins une fois par an que vous êtes d’accord avec nous. Adoptez la perspective du long terme ! »
Si cet homme politique soutient désormais de temps à autre quelques-uns des objectifs fondamentaux de l’écologie profonde, son schéma d’argumentation ne sera plus aussi superficiel. Il sera sauvé, si l’on peut dire. Mais l’énergie hydroélectrique n’est pas mauvaise en soi. Ce qui est sujet à caution, c’est le fait que, plus la centrale hydroélectrique sera grande, plus elle fera de dégâts.
(édition MF)