1/7) Introduction
Selon l’idée fondatrice des Lumières, le progrès de l’homme ne saurait se réaliser sans une certaine forme de domination et d’asservissement de la nature. Une idée que Francis Bacon résume assez bien dans La Nouvelle Atlantide (1627) lorsqu’il compare la nature à une « femme publique » : « Nous devons la mater, pénétrer ses secrets et l’enchaîner selon nos désirs ». Le programme fut remarquablement appliqué avec l’émergence de la révolution industrielle. Les percées de la science vont d’abord permettre, dès la fin du XVIIIe siècle, de « pénétrer » de plus en plus profondément les « secrets » de la nature. Avec les avancées de la technologie, l’homme va trouver rapidement la capacité de la « mater » et de « l’enchaîner selon ses désirs ». Sans doute, mais à quel prix ! Car à partir de la seconde moitié du XXe siècle, le rêve des Lumières tourne peu à peu au cauchemar : de plus en plus mutilée, souillée, surexploitée, la planète s’est mise à montrer de sérieux signe de faiblesse.
Disposant d’une puissance sans précédents, s’étant rendu maître et possesseur de la nature (René Descartes), l’homme est devenu une menace pour l’équilibre écologique de la planète. Un tel changement ne manque pas de placer l’humanité dans une situation de responsabilité inédite (Hans Jonas, 1979). Ce fut sans doute le principal mérite de la première Conférence des Nations unies sur l’environnement humain, tenue à Stockholm (1972) que de souligner cette nécessité de réconcilier à l’échelle planétaire les exigences de protection de l’environnement et de développement socioéconomique.
2/7) Econosphère et biosphère
L’économie humaine (« éconosphère ») est un sous-système de la biosphère. Contrairement à celles de l’écologie, les règles de l’économie n’ont rien de naturel ou de systématique : elles sont avant tout le fruit de choix humains. Parmi ces choix, c’est aujourd’hui celui de l’économie dite de marché qui prédomine. Le système d’échange de biens et de services n’est pas un système clos. Il lui faut des institutions politique pour fonctionner, il doit opérer une ouverture sur la sphère sociale. Mais pendant de longues décennies, ce système socioéconomique a été considéré comme un système autonome, une mécanique « hors sol », c’est-à-dire sans considération particulière pour son environnement naturel.
Pourtant, en comparaison de la biosphère, il manque à l’éconosphère (le circuit économique) une source d’énergie et de matières premières, et des organismes décomposeurs (recyclage pour assimiler les déchets qu’elle produit). On notera que tout un secteur d’activité, traitement des eaux usées…, joue le rôle des décomposeurs. Mais le zéro déchet n’existe pas dans la sphère anthropique : les professionnels des déchets génèrent eux-mêmes des résidus, qui doivent en bout de course être stockés dans le milieu naturel. Cela revient à dire que l’éconosphère n’est pas un système clos. La sphère des activités économiques est donc incluse dans la sphère des activités humaines, elle-même comprise dans la biosphère. Comme le remarquait René Passet (1979), la conséquence de cette relation d’inclusion est que l’activité économique ne saurait continuer à se développer sur le long terme si la biosphère venait à être trop gravement endommagée. C’est évidemment cette inquiétude qui est à l’origine des réflexions sur la soutenabilité.
3/7) La soutenabilité
La commission Brundtland (1983) publie une synthèse en 1987 qui consacre définitivement la notion de soutenabilité. Mais, alors que le Club de Rome (1972, les limites de la croissance) n’hésitait pas à remettre explicitement en cause le dogme de la croissance économique, le rapport Brundtland tend au contraire à la réhabiliter vigoureusement. Cela n’empêche pas en contrepartie les auteurs d’admettre que « nombre d’entre nous vivons au-dessus des moyens écologiques de la planète… » (Commission mondiale sur l’environnement et le développement, 1989). Entre environnement et développement, les membres de la commission Brundtland ménagent sans cesse la chèvre et le chou.
Il y a en effet divergence entre deux écoles de pensée. Un certain nombre d’économistes néoclassiques ont fini par se rallier à la cause du développement soutenable en proposant une théorie de la soutenabilité dite faible. L’hypothèse centrale consiste à supposer que les différentes formes de capitaux qui participent à l’économie humaine sont substituables les unes aux autres. Autrement dit, le capital naturel pourrait être remplacé par d’autres formes de capitaux artificiels. C’est un capital financier et technologique qui sera légué aux générations futures, en lieu et place du capital naturel dégradé. Les tenants de la soutenabilité faible misent en particulier sur l’émergence d’hypothétiques capacités technologiques qui permettront, le moment venu, de passer outre la disparition de certaines ressources.
Les tenants de l’approche systémique ont développé de leur côté la théorie de la soutenabilité forte. Le capital naturel intègre un certain nombre de caractéristiques écologiques irremplaçables qui déterminent les grands équilibres planétaires et qu’il convient de préserver prioritairement afin de les léguer dans leur intégralité aux générations futures. La soutenabilité forte suggère de ne pas utiliser davantage de services écologiques que la nature est capable d’en régénérer. Autrement dit, seule la « plus-value » du système écologique doit être mobilisée à des fins humaines sans entamer le capital naturel. En s’attachant davantage à faire émerger une vision globale plutôt qu’à analyser les détails, l’approche systémique a donc largement participé à l’émergence du concept de soutenabilité.
4/7) L’empreinte écologique
L’éconosphère mobilise-t-elle aujourd’hui davantage de services issus de la biosphère que celle-ci peut en régénérer ? Avant de répondre à cette question, rappelons que l’empreinte écologique a été élaborée au tout début des années 1990 par Mathis Wackernagel et William Rees dans le cadre d’une thèse de doctorat en planification urbaine de l’université de Colombie-Britannique. Les deux auteurs cherchaient à élaborer une méthode de quantification physique de la soutenabilité susceptible d’aider les preneurs de décision.
Le parallèle avec le produit intérieur brut apparaît assez pédagogique. Le PIB ne mesure qu’une partie seulement de l’activité qui s’opère au sein de l’éconosphère, celle qui fait l’objet d’un échange monétaire. De son côté l’empreinte écologique limite son propre champ d’étude à cette partie régénérative et biologique de l’écosystème, cette partie du capital naturel essentiel à la vie (life-supporting natural capital).Lorsque nous nous déplaçons, lorsque nous mangeons, lorsque nous travaillons ou lors de nos loisirs, nous mobilisons une quantité de matières premières et/ou d’énergie issue de la biosphère, ou ayant un impact sur elle. L’empreinte écologique concerne la consommation, c’est-à-dire la demande finale, et non la production.
L’empreinte écologique est un indicateur synthétique qui représente la quantité de capacité régénérative de la biosphère nécessaire au fonctionnement de l’éconosphère, en termes de superficie correspondante de sols ou d’espaces aquatiques biologiquement productive devant être mobilisée pour répondre à cette demande sans entamer le capital naturel. Comme les surfaces bioproductives offrent des productivités biologiques très hétérogènes, les différentes surfaces sont exprimées en termes de surface standardisée ayant une productivité moyenne. Ces surfaces ainsi standardisées sont baptisées « hectares globaux » (hag).
5/7) Le cas des énergies fossiles
Les énergies fossiles n’occupent pas directement une surface de sol bioproductif puisqu’elles sont tirées du sous-sol. Il n’est pourtant pas envisageable d’exclure les énergies fossiles du bilan comptable de l’empreinte écologique du point de vue de la soutenabilité. D’abord parce qu’elles constituent un capital naturel précieux qui, une fois utilisé, ne peut être légué aux générations futures ; ensuite parce que leur utilisation massive génère des déchets qui posent des problèmes considérables d’assimilation par la biosphère. Pour évaluer l’empreinte écologique liée à l’utilisation d’énergie fossile, il faut donc évaluer la quantité de capacité régénérative de la biosphère qui est nécessaire pour résoudre l’un ou l’autre de ces deux problèmes.
La première méthode dite de substitution considère l’empreinte écologique liée aux consommations des énergies fossiles comme correspondant à la surface de sols bioproductifs nécessaire pour fournir une quantité équivalente d’énergie de substitution tirée de la photosynthèse, notamment par la production de biomasse végétale. La méthode de calcul par assimilation des déchets évalue la surface bioproductive nécessaire pour séquestrer le CO2 atmosphérique effectivement dégagé lors de la combustion des énergies fossiles. En fait, il n’est pas possible de faire pousser suffisamment de forêts pour absorber le CO2 d’origine anthropique émis chaque année, à la fois pour des raisons d’espace (il n’y a pas suffisamment d’espace pour les planter) mais aussi pour des raisons temporelles (les forêts jeunes sont des puits nets de carbone, mais à partir d’un certain âge, le bilan se détériore). En 2003, la forêt mondiale offre une biocapacité de 4,8 milliards d’hag, l’empreinte carbone s’élève à 6,7 milliards d’hag. La Terre n’est pas assez vaste pour absorber tout le CO2 émis par la combustion actuelle des énergies fossiles.
L’évaluation de l’empreinte du nucléaire est trop difficile. Le Global Footprint Network a donc pris la décision radicale de ne plus intégrer le « sol nucléaire » dans l’empreinte écologique. De toute façon le système comptable du GFN repose sur le principe de sous-estimation systématique. Cela signifie que les éventuels déficits écologiques sont sous-estimés.
6/7) Quelques résultats
Quand l’empreinte écologique de l’humanité est supérieure à la biocapacité totale de notre planète, alors la situation est insoutenable. On parle alors de dépassement écologique. L’empreinte écologique mondiale a dépassé pour la première fois la biocapacité mondiale en 1987. Depuis cette date, les activités humaines sollicitent chaque année plus de services issus de la biosphère que celle-ci est capable d’en régénérer.
La biocapacité globale représentait en 2003 un peu plus de 11,2 milliards d’hag. Quand on la divise par le nombre d’habitants de la planète (soit environ 6,303 milliards), cela nous donne une surface bioproductive disponible inférieure à 1,8 hag par personne. De son côté, l’empreinte écologique de l’humanité s’élevait cette même année à environ 2,2 hag par habitant. Ce dépassement écologique représente un peu plus de 25 % de la biocapacité mondiale. Il aurait donc fallu en 2003 disposer de 1,25 planète. Par exemple l’empreinte écologique mondiale de la pêche était supérieure en 2003 à la biocapacité mondiale des pêcheries. Cela se traduit inévitablement par une réduction du capital naturel halieutique, c’est-à-dire une diminution de la quantité globale de poissons et/ou de crustacés.
Avant toute chose, cette augmentation de l’empreinte écologique est due à une évolution démographique phénoménale qui a permis un doublement de la population entre 1961 et 2003. Cette croissance s’est accompagnée d’une augmentation concomitante de l’empreinte moyenne par habitant, plus de personnes se sont mis à solliciter chacun un peu plus de services issus de la biosphère. On notera enfin que l’essentiel de cette augmentation de l’empreinte écologique est imputable à l’empreinte carbone. Alors qu’elle représentait à peine 10 % de l’empreinte écologique mondiale au début des années 1960, l’empreinte carbone est aujourd’hui responsable de quasiment la moitié du total.
7/7) Conclusion : que faire ?
En 2003, seul Cuba parvenait à concilier un haut niveau de développement humain (IDH supérieur à 0,800) et une empreinte écologique inférieure à la biocapacité moyenne mondiale par habitant (1,8 hag). Si chaque habitant de la planète avait une empreinte écologique similaire à celle des Nord-américains en 2003, il nous faudrait l’équivalent de 5,2 planètes pour répondre de manière pérenne à nos besoins ! Avec un tel mode de vie américanisé, la population maximale que la planète pourrait durablement supporter serait de 1,5 milliard d’habitants.
Le développement soutenable est-il possible ? Ne s‘agit-il pas d’un oxymore, d’une contradiction dans les termes ? A partir d’un IDH de 0,9 (indicateur de développement humain liant PIB, éducation et espérance de vie), les progrès en matière de développement ne se font qu’au prix d’une très forte augmentation de l’empreinte écologique. Il n’est donc pas anodin de constater que les pays du Nord ont au moins autant d’efforts à fournir pour devenir écologiquement soutenables que les pays du Sud pour devenir développés. Ce qui revient à dire que, en matière de développement soutenable, la priorité pour les pays riches est aujourd’hui la décroissance de leur empreinte écologique.
Dans un pays comme la France, où plus de la moitié de l’empreinte écologique est liée à la consommation d’énergie, l’association négaWatt a établi un scénario volontariste qui vise à assurer la transition vers une société sans énergie fossile ni nucléaire. Si nous n’agissons pas sur la démographie, l’essentiel des efforts devrait porter sur les changements du mode de consommation et les améliorations techniques (équation d’Ehrlich et Holdren, 1971). La sobriété consiste à agir en priorité sur la demande pour éviter les gaspillages. L’efficacité énergétique relève davantage du domaine technique ; le scénario négaWatt s’appuie sur des techniques concrètement éprouvées et économiquement rentables.
Aujourd’hui, la convergence des indices environnementaux aboutit à une conclusion incontournable : nous outrepassons les capacités de la nature, mettant gravement en péril notre avenir. A nous, à l’échelle individuelle et collective, d’en tirer les conclusions…ou pas. Une chose est sûre, nous ne pourrons plus dire à nos descendants que nous ne savions pas.
(La découverte)