L’énergie fossile est aujourd’hui ce qui alimente l’activité économique. La question de la sécurité énergétique n’est quasiment jamais posée dans sa dimension d’une rareté structurelle à venir pour le pétrole et le gaz naturel ; le réveil sera donc brutal. L’économie tout comme l’agriculture vont devoir se relocaliser fortement, l’ère du transport de masse des marchandises aux quatre coins de la planète déclinera avec la production pétrolière. Les espaces urbains vont devoir évoluer en profondeur, rapprochant bassins d’emploi et lieux de vie. Comme la mutation nécessaire sera sans rapport avec les ajustements marginaux des vingt dernières années, les crises climatique et énergétique sont donc profondément anxiogènes.
Ce monde moins gourmand en énergie nos impose des limites qui peuvent sembler autant d’atteintes aux libertés individuelles. A moyen terme, les dérèglements de l’appareil climatique viendront aggraver une situation déjà difficile au plan social : plus d’un milliard d’êtres humains vivent aujourd’hui dans la misère. La planète aura du mal à se nourrir, des déplacements de masse des populations sont à attendre. Il est donc possible, au regard des difficultés posées par cette transition, que la communauté internationale renonce à répondre à ces crises. Il y a même fort à parier que nos démocraties ne résisteront pas à des chocs pétroliers et/ou gaziers de grande ampleur. Le rapport Stern, parce qu’il se base sur des modélisations économiques, n’évalue pas le dommage qui serait causé aux démocraties par un traitement conflictuel et dictatorial de la pénurie pétrolière et gazière.
Les réformes institutionnelles sont donc un enjeu-clé de la mutation. Puisque l’économie de marché est incapable de se projeter dans le futur, il faut lui apporter des correctifs. C’est d’autant plus vital que la préférence pour le présent s’est accrue dans nos sociétés.
1/7) rareté et violence
Les Anglais considèrent que la fuel poverty, ou précarité énergétique, concerne les ménages qui dépensent plus de 10 % de leur revenu pour acheter de l’énergie. Cela correspond en France à un peu moins de 10 % de la population. Une hausse rapide des coûts de l’énergie pourrait rapidement conduire au doublement de ce chiffre. De plus certaines dépenses énergétiques sont à court terme très rigides. La raréfaction de l’énergie est donc potentiellement une bombe à retardement du point de vue social.
Comment expliquer à une population qui a été contrainte dans les trente dernières années à aller habiter en périphérie des bassins d’emplois, loin des transports en commun, que ce choix compromet leur avenir économique ? Qu’en habitant des maisons mal isolées, ils n’auront d’autre choix que de réduire les autres dépenses pour chauffer leur logement ? Des anesthésiants comme le chèque transports ou la prime à la cuve se sont transformés en véritable primes à la dépendance énergétique. Les risques sociaux associés à cette crise énergétique sont tout aussi effrayants que la menace climatique. Et ils sont plus proches de nous, car le dérèglement climatique n’affectera pas profondément les pays européens avant plusieurs décennies. Alors que la crise énergétique est là, devant nous.
La rareté, surtout quand elle n’est pas anticipée, est trop souvent source de violence économique et sociale, tandis que le partage et la sobriété sont des éléments qui garantissent une certaine stabilité. Nous entrons dans un état d’urgence qui doit permettre de conduire une véritable politique de crise.
2/7) unité de richesse, unité de « nature »
Les activités économiques sont basées sur un principe simple : une mobilisation du stock de ressources naturelles permet un accroissement du bien-être des populations via l’activité économique qu’elle permet d’engendrer. Pour le dire autrement, nous transformons des unités de « nature » pour produire des unités de richesse ou de bien-être. La production d’énergie est pratiquement toujours produite à partir des stocks naturels de carbone. La machine économique et donc une formidable machine à émettre des gaz à effet de serre. Et ce sont bien toutes les activités humaines qui sont concernées.
Même la révolution numérique, dont on pourrait a priori penser qu’elle nous éloigne de ce modèle, parce qu’elle « dématérialise » bon nombre d’échanges, consomme de la nature. De plus ce que nous gagnons en qualité, avec des produits moins consommateurs de nature, nous le perdons souvent en quantité, car la croissance exponentielle des nouvelles technologies entraîne dans son sillage une forte hausse des quantités d’énergie consommées. C’est l’effet rebond, chaque fois que nous économisons de l’énergie à un endroit, nous ne manquons pas d’en consommer un peu plus ailleurs. La seule manière de conjuguer efficacité énergétique et effet rebond est très probablement de faire croître le prix de l’énergie plus vite que le pouvoir d’achat.
La sobriété (consommer moins) ne se décrète pas, elle se construit, car l’addiction aux énergies fossiles a laissé des traces dans nos modes de vie, dans nos désirs et dans nos envies, qui excèdent largement les besoins physiologiques mais déterminent néanmoins notre niveau de satisfaction.
3/7) la formule du professeur Kaya
Cette formule établit un lien mathématique entre les émissions de CO2 et le contenu en carbone de l’énergie (CO2 divisé par TEP, tonne d’équivalent pétrole) multiplié par le contenu énergétique de l’activité économique (TEP : PIB) multiplié par l’activité économique par unité de population (PIB : POP), le tout multiplié par la population mondiale POP.
Si l’on considère qu’il est impossible de diviser par huit l’intensité en CO2 du PIB, alors la division par deux des émissions de CO2 à 2050 ne serait possible que par une limitation de la population, et/ou le maintien dans la pauvreté, voire le retour à la pauvreté, d’une part croissante de la population mondiale. Nous devons, pour suivre le nouveau cours d’une activité économique compatible avec les contraintes environnementales, entrer rapidement dans une phase de sevrage probablement assez violente, mais aussi enthousiasmante parce qu’il faut relever un double défi : décarbonisation de l’économie et augmentation du bonheur.
Le bien-être ne peut pas reposer indéfiniment sur l’exploitation de stocks de matières et d’énergie qui ne se renouvellent pas à la même échelle de temps que celle de nos sociétés. Ce sont donc bien des modes de vie qu’il faut redéfinir, en répondant aux impératifs d’une décarbonisation des énergies et de la production alimentaire, ainsi que d’une sobriété générale dans la consommation. Il s’agit de s’opposer au rêve de la maison à la campagne avec jardin, qui structure bien des désirs de l’individu occidental, avec celui de la mobilité infinie et de l’automobile puissante.
4/7) une solution, l’aménagement du territoire
Alors que la croissance constitue le plus facile des moyens de faire sortir de la précarité des franges de plus en plus importantes de la population, le modèle retenu pour cette croissance n’est pas durable à long terme. En 2050, nous devrons avoir divisé par au moins deux les émissions mondiales de gaz à effet de serre. Aujourd’hui, les travaux des scientifiques indiquent même que pour maintenir le réchauffement de la planète en deçà des 2 °C par rapport à l’ère préindustrielle, il faudrait aller jusqu’à les diviser par trois. Cela correspond à une réduction d’un facteur 4 à 5 pour les pays du Nord en raison de leur contribution historique au phénomène. Les politiques sont aujourd’hui confrontées au défi de la gestion d’une transition majeure qui doit s’opérer très rapidement.
Le problème énergétique et climatique est pour une bonne part un problème d’aménagement du territoire. Ces choix sont tellement structurants, tellement profonds, qu’ils doivent être conscients, assumés, et donc collectivement débattus La question de la sobriété est directement une question de refonte de notre manière d’habiter et de parcourir nos territoires. Il doit y avoir renouveau de l’habitat collectif, concentration urbaine bien gérée, rapprochement entre lieux de vie et lieux de travail, nouvelle façon d’accéder aux loisirs et de pratiquer le tourisme. C’est bien la question de la « fabrication » de la ville qui se pose. On peut par exemple interdire la construction périurbaine non accompagnée de transports en commun et de réseaux de proximité.
Notons que le libre-échange peut entrer en contradiction avec un traitement efficace de la crise climatique, dans la mesure où il accélère les flux de matières et d’énergie.
5/7) marché carbone
L’Union européenne est à l’origine de 80 % des règlements qui s’imposent en France en matière d’environnement. Il existe des normes qui fixent la taille minimale des coquilles Saint-Jacques pêchées comme il y a des réglementations thermiques. On peut aussi contrôler la vitesse sur route : il y a une différence d’environ 1 litre aux 100 km entre une vitesse moyenne de 110 km/h et une vitesse de 130 km/h, etc. Mais dans des systèmes politiques et économiques où la corruption domine, il est inutile d’espérer la mise en place de normes efficaces. La diffusion internationale des normes issues des politiques climatiques seront d’autant plus grandes que l’engagement des pays industrialisés dans ce domaine apparaîtra déterminé et durable.
Il est nécessaire de donner un prix progressivement croissant à toutes les émissions de gaz à effet de serre et donc de donner aux entreprises, aux ménages et aux administrations des incitations cohérentes pour que tous réduisent leurs émissions. La tonne de CO2 a déjà un prix. C’est en effet l’unité de référence pour les échanges de permis négociables entre Etats et entreprises. L’UE a créé le SCEQE ou Système communautaire d’échange de quotas d’émissions. Les acteurs ont le droit de vendre ou d’acheter les quotas en excédent ou en déficit, pour qu’au final le volume global d’émission fixé par avance ne soit pas dépassé. L’une des questions essentielles est alors : comment et par qui est déterminé le plafond des émissions autorisées. Pour les nations, le niveau de réduction est fixé par la négociation politique. Mais pour protéger la compétitivité de leurs entreprises, les Etats ont généralement alloué des quotas trop généreux. A l’heure actuelle le système européen mis en place à partir de 2003 reste peu efficace. Une généralisation internationale est indispensable, l’UE ne peut imposer un coût supplémentaire à son industrie qui diminue sa compétitivité.
6/7) taxe carbone
Début 2009, James Hansen a demandé à Barack Obama de mettre en place une taxe carbone pour réduire les émissions des Etats-Unis. Mais une taxe carbone avait déjà été introduite au début des années 1990 en Suède dans le cadre d’une vaste réforme fiscale visant à préparer l’adhésion du pays à l’Union européenne. Initialement fixée à environ 30 euros par tonne de CO2, elle avoisine aujourd’hui les 100 €. En septembre 2009, le gouvernement français a finalement choisi d’annoncer la mise en place d’une taxe carbone, intégralement compensée pour les ménages et les entreprises par la baisse d’autres prélèvements. Cette taxe serait en 2010 de 17 € par tonne de CO2.
Du point de vue de la théorie économique (cf. Arthur Pigou), la taxe carbone a pour objectif d’internaliser le coût des activités économique génératrices d’externalités négatives notamment pour les dommages portés à l’environnement. Il est important de souligner que dans la logique pigouvienne, la fiscalité environnementale n’a pas comme objectif premier de dégager des ressources pour l’Etat ou les collectivités. C’est avant tout une fiscalité comportementale, visant à réduire au maximum sa propre assiette, c’est-à-dire les émissions de gaz à effet de serre. C’est notamment parce qu’elle permet de garantir sur la durée une progressivité des prix de l’énergie, qu’elle incite les consommateurs à l’économiser en faisant le choix de l’efficacité énergétique et de la sobriété. Car aujourd’hui rares sont les acteurs qui intègrent le prix de l’énergie dans leurs choix de comportements et d’investissement.
Taxer le travail, alors qu’il présente des vertus économiques et sociales, et ne pas sanctionner les excès de la surconsommation d’énergie, alors qu’elle entraîne des désordres profonds, semble tout à fait paradoxal. L’introduction d’une fiscalité verte peut entraîner un basculement des consciences.
7/7) carte carbone
En l’espace d’une décennie, le système de permis négociables a fait ses preuves, notamment dans le secteur de l’industrie. Pourquoi ne pas appliquer ce système pour les individus et leur attribuer un droit maximal à émettre sur une base annuelle ? Ensuite, permettre à chacun d’acheter ou de vendre des quotas en fonction de ses besoins. Si je choisis d’isoler mon logement, j’aurai moins besoin de mes tickets de rationnement et je pourrais alors les vendre. Au Royaume-Uni, ce système fait l’objet d’études approfondies par le gouvernement travailliste depuis 2005.
Les partisans de cette option recommandent la mise en place d’une carte carbone individuelle qui contiendrait l’ensemble des quotas alloués à un individu pour une année avec un plafond défini pour cinq ans qui permet à chacun de déterminer ses choix d’investissement sur une période longue (ainsi pour l’achat d’un véhicule). Une allocation égalitaire aurait des effets redistributif considérables. La faisabilité technique de ce type de proposition n’est sans doute pas un problème car on peut facilement, grâce aux techniques bancaires et aux systèmes informatiques, administrer l’attribution, l’utilisation et l’échange de quotas individuels.
La contraction au Nord et la convergence entre Nord et Sud part du principe qu’au terme de la transition énergétique et climatique, chaque individu sur la planète a le même droit à émettre du CO2. A cause de la croissance démographique mondiale, nous devrons passer d’une moyenne d’environ 6 tonnes par an et par habitant aujourd’hui à une moyenne comprise entre 2 et 3 en 2050. Or la moyenne en Amérique du Nord est actuellement supérieure à 20 tonnes, elle est environ de 12 tonnes en Europe et seulement 1,5 en Inde ou en Afrique.
(puf)