L’argumentation de ce livre est un peu trop souvent basée sur « l’intuition ». A croire que la philosophie ne pourrait avoir de bases stables ! Mais ce livre de Virginie Maris offre l’opportunité d’un profond questionnement sur notre rapport à l’autre :
- l’autre en soi, en abandonnant les prétentions universalistes des morales traditionnelles ;
- l’autre que soi, en s’engageant dans une enquête collective, respectueuse de la diversité des valeurs ;
- l’autre que nous, en acceptant de partager la Terre avec la myriade de formes vivantes qui la peuplent, sans qu’il soit nécessaire de prouver qu’elles nous sont utiles, mais tout simplement parce qu’elles sont là, par elles-mêmes et pour elles-mêmes.
Voici un résumé recomposé de ce livre.
1/5) Biodiversité, un nouveau concept
On commence à parler de biodiversité lorsqu’on prend conscience des dangers qui la guettent ! Face à la démesure de sa puissance technologique et de sa capacité de destruction, qui culmine avec la bombe nucléaire, l’humanité prend brutalement conscience de la vulnérabilité de la Terre et du vivant. Découvrant l’ampleur du déclin de la biodiversité, les scientifiques n’hésitent pas à parler de catastrophe. Le Déluge n’est plus derrière nous, il est à venir, et l’homme seul, sans intervention divine, en est la cause.
La diversité des pratiques agricoles traditionnelles avait entraîné une grande hétérogénéité des paysages, offrant une plus grande variété de niches écologiques et permettant la spéciation de nombreuses espèces sauvages. D’autre part, elle avait produit une diversité de variétés, tant végétales qu’animales, obtenues par la domestication et la sélection. Cette tendance s’est largement inversé, la modification des habitats agricoles, les monocultures de rente, la mécanisation des travaux… sont aujourd’hui une véritable menace pour la biodiversité.
La naissance du terme biodiversity peut être datée du National Forum on Biodiversity qui se déroula du 21 au 24 septembre 1986. D’abord utilisé dans la communication interne comme contraction de l’expression biological diversity, il fut décidé de conserver ce terme dans le titre du forum. Il apparût très vite que la mission des scientifiques présents était bien davantage d’alerter les autorités publiques et les citoyens du danger que représentait la perte de diversité biologique que de décrire le phénomène sous un angle purement scientifique.
2/5) remise en question de notre domination sur le vivant
La période actuelle constitue une rupture, dans laquelle une seule espèce en menace des milliers d’autres. Quel beau royaume qu’un champ de ruines ! De plus les activités humaines qui menacent la diversité du vivant sont bien souvent des activités frivoles, dont on peut même douter qu’elles contribuent de façon significative au bien-être humain.
On peut considérer qu’une relation relève de la domination lorsque l’un des membres de la relation exerce une influence prépondérante et unidirectionnelle sur l’autre. L’agriculture est un bon exemple des différentes façons dont l’homme peut interagir avec le reste du vivant. Dans le modèle intensif contemporain, tout vise à nier la nature. L’irrigation est entièrement contrôlée, l’apport en nutriments ne dépend plus de la qualité du sol mais des intrants chimiques, les éventuels parasites ou prédateurs sont tenus à l’écart par des pesticides de synthèse, les serres permettent de s’acquitter du climat, et avec la transgenèse, il est même possible de dépasser les règles de l’hérédité naturelle. Pourtant la vie de nombreux paysans par le monde est directement influencée par des processus naturels.
La conservation de la biodiversité nous invite à repenser notre rapport au monde vivant. Les évaluations économiques, l’extension de la quantification, sont sans doute incapables de rendre compte des valeurs en jeu. Mesurer, calculer, c’est s’épargner la véritable tâche qui nous incombe, celle d’une réflexion profonde sur ce qui nous lie et nous oblige, vis-à-vis de nos contemporains, des générations futures et du monde naturel.
3/5) Anthropocentrisme, biocentrisme, écocentrisme
Parce que seuls certains êtres humains sont dotés de rationalité morale, les valeurs sont fondamentalement anthropogéniques ; elles sont générées par des êtres humains. L’attribution d’une considération morale exclusive aux seuls êtres humains est qualifiée d’anthropocentrisme. En vertu de quoi les êtres humains devraient-ils recevoir un traitement moral particulier ? Un agent moral peut considérer qu’il est sa propre fin, s’attribuant ainsi lui-même une valeur non-instrumentale. Rien n’empêche cependant qu’un agent moral ne s’envisage pas comme étant sa propre fin. C’est le cas du militant qui poursuivrait une grève de la faim jusqu’à mettre en péril sa santé ou sa survie. Pour Peter Singer, avantager les êtres humains au nom de leur seule appartenance à l’espèce humaine relèverait d’une discrimination injustifiée visant à privilégier l’intérêt d’un groupe dominant, comme cela peut être le cas pour le racisme ou le spécisme. Singer qualifie une telle attitude de spécisme.
Différentes théories morales proposent d’inclure l’ensemble des êtres vivants dans la sphère des individus méritant une considération morale directe. On parle alors de biocentrisme. Paul Taylor considère que tout être vivant est un centre-téléologique-de-vie. Les organismes vivants ont leur finalité, ils possèdent un bien qui leur est propre, l’accomplissement de leurs fonctions biologiques, qu’ils poursuivent par leurs propres moyens. Chaque organisme possède la même valeur, quelle que soit son espèce, car ses traits sont parfaitement adaptés à son environnement et il n’est pas possible d’établir une hiérarchie entre différents traits. La considération selon laquelle les facultés rationnelles ou sensibles sont supérieures à d’autres facultés, par exemple à la photosynthèse, est donc pour Taylor injustifiable. En quoi la photosynthèse serait-elle moins importante moralement que la motricité ou le langage ? Taylor en déduit que les organismes vivants ont une valeur inhérente, c’est-à-dire indépendante de tout évaluateur externe. Selon l’égalitarisme biocentrique, tous les êtres vivants ont la même valeur, et cette valeur nous impose le respect. Si cette valeur impliquait un droit imprescriptible à la vie, la théorie de Taylor serait inconsistante : la survie des uns implique nécessairement la mort des autres. Il n’y a pas de différence entre manger des pissenlits, une truite ou un chevreuil. Il nous serait donc justifié d’ôter la vie à des organismes vivants pour poursuivre des intérêts fondamentaux, liés à notre intégrité physique ou notre survie, mais pas pour satisfaire des intérêts triviaux.
Le biocentrisme comme le pathocentrisme, s’ils remettent en cause l’anthropocentrisme, restent cependant tributaires d’une approche individualiste de la considérabilité morale. Or la protection de la biodiversité s’intéresse surtout à des entités supra-individuelles, comme les espèces ou les écosystèmes. Le bien de l’espèce ne coïncide pas nécessairement avec celui des individus qui la composent et ne se réduit pas à la somme des biens individuels. Le fait d’être affectés par une maladie, par exemple, est néfaste pour les organismes malades, mais peut profiter à l’espèce dans son ensemble, en permettant la sélection des génotypes les plus résistants. Les tenants de l’écocentrisme, comme Homes Rolston III ou J.Baird Callicott, invitent à prendre en compte dans la délibération morale ces entités globales. Elles ont, comme les êtres vivants, un bien propre qu’il est possible de promouvoir ou d’entraver par nos actions, et qui devrait donc nous imposer certaines obligations morales. En tant qu’espèce homo sapiens, nous sommes de nouveaux arrivants, pénétrant dans une demeure qui a été le lieu d’habitation des autres pendant des centaines de millions d’années, une demeure que nous devons apprendre à partager avec les autres habitants.
Dans le préambule de la Convention sur la diversité biologique, les 189 pays signataires se déclarent conscients de la « valeur intrinsèque » de la biodiversité. La diversité biologique a une valeur intrinsèque, indépendamment de sa valeur instrumentale ou utilitaire.
4/5) Quelques idées discutables de Virginie Maris (basées sur une « intuition »)
En confrontant le principe de considération morale de l’ensemble des êtres vivants à l’intuition forte d’après laquelle ce n’est pas la même chose de tuer une orchidée, une crevette, une souris ou un dauphin, nous en sommes venus à adosser à ce principe une hiérarchie des intérêts.
Si chaque individu a la même valeur du point de vue de son espèce, toute hiérarchie devient arbitraire. Une telle conclusion est fortement contre-intuitive. Lorsque la vie de deux êtres est en balance, il semble normal de chercher un principe rationnel permettant de comparer leur valeur respective.
On peut aisément sortir de l’égalitarisme proposé par Taylor en appliquant une hiérarchie des intérêts, allant des plus simples aux plus sophistiqués : se nourrir, se mouvoir, jouir de ses sens, exercer ses facultés rationnelles. Cette hiérarchie permet de rendre compte de la différence entre une salade et une vache, par exemple lorsqu’il s’agit de s’alimenter, sans discriminer de façon arbitraire les être vivants non sensibles comme le fait le pathocentrisme.
La vie d’une palourde est peut-être trépidante. Mais parce que nous nous identifions aux êtres que nous valorisons pour prendre conscience de leurs intérêts, ceux qui nous ressemblent sont avantagés. Cet anthropomorphisme-là est certainement indépassable. Il nous rappelle que nous ne pourrons jamais porter sur le monde un autre regard que celui des hommes.
5/5) Un destin tragique ?
La biodiversité peut être conçue comme un processus dynamique de diversification et d’évolution, c’est la biodiversité-comme-processus. Quelle valeur ce processus peut-il représenter pour les êtres humains ? Ce processus peut être envisagé comme la tendance naturelle de la communauté biotique, sa finalité, son telos. L’occasion s’offre à nous de penser enfin l’homme comme « le compagnon voyageur dans l’odyssée de l’évolution. Cette découverte aurait dû nous donner un sentiment de fraternité avec les autres créatures ; un désir de vivre et de laisser vivre ; un émerveillement devant la grandeur et la durée de l’entreprise biotique » (Aldo Leopold).
Les extinctions en elles-mêmes ne sont pas une mauvaise chose pour la communauté biotique. Le problème advient lorsque le rythme de ces extinctions s’accélère sans que ne puissent intervenir les autres mécanismes essentiels à la diversification (mutation, dérive, sélection, etc.). Le vrai problème est de savoir comment les hommes, toujours plus nombreux, vont pouvoir établir une cohabitation plus harmonieuse avec le monde naturel ; comment les populations retrouveront le contrôle de leurs semences ; comment les effets des changements climatiques sur la biodiversité seront pris en charge ; comment nous ferons face à l’épuisement des ressources fossiles ; quelle importance nous accorderons à la biodiversité lorsqu’il s’agira de multiplier les barrages hydrauliques, les fermes solaires, les champs d’éoliennes ou les enfouissements de déchets nucléaires ; comment nous réduirons la surconsommation des ressources et la surproduction des déchets, comment les villes, dans lesquelles vit déjà plus de la moitié de la population mondiale, pourront devenir des espaces de cohabitation entre l’homme et la nature.
La morale n’est pas un algorithme, l’agent moral n’est pas une machine à appliquer des formules. Pour le pragmatisme, les valeurs ne sont pas des entités abstraites, fixées une fois pour toutes dans le ciel des idées. S’il y a délibération morale, c’est justement parce que le champ éthique est caractérisé par l’incertitude, une véritable incertitude normative. On pourrait dire que l’éthique environnementale milite pour le respect de la nature au même titre que le féminisme milite pour le respect des femmes. L’une et l’autre s’intéressent aux questions théoriques avant tout dans le but de faire changer l’ordre des choses. S’atteler à la déconstruction d’un rapport à la nature anthropocentré afin de le remplacer par un respect du vivant serait donc une forme d’activisme. Mais il n’y aurait pas lieu de s’interroger sur la valeur des espèces si celles-ci n’étaient pas directement menacées par nos activités.
Bonus : Elliot Sober fait une analogie entre une formation rocheuse et un temple grec. Il dresse une liste de caractères communs entre la montagne et la ruine. Toutes deux ont une histoire, et il n’y aurait pas de différences significatives entre les valeurs qui peuvent être attachées à l’une et à l’autre. On peut leur accorder à toutes deux une même valeur esthétique.