Depuis Luc Ferry, les philosophes français éprouvent une méfiance déraisonnable face à l’éthique environnementale. Ils commencent enfin à sortir de leur ostracisme vis-à-vis de la question de la nature et de sa protection. Cet ouvrage d’Anne Dalsuet propose aux élèves de terminale une synthèse complète et positive des différents courants de pensée environnementaliste. Quelques extraits :
1/4) Un sentiment américain ambivalent à l’égard de la nature
La mentalité des colons américains ne faisait que perpétuer la conception puritaine anglaise de la nature : elle accordait une dimension religieuse à cette haine inquiète de la wilderness. Par conséquent, la nature sauvage n’était au départ que symbole des forces du mal et de l’anarchie, d’une licence païenne qu’il fallait réduire et dompter. Dans un texte de 1836, Nature, Ralph Waldo Emerson théorise pour la première fois une théorie de la nature et inverse la valeur que lui avaient conférée les colons de la Nouvelle-Angleterre : de détestable, la nature devient admirable. Emerson conçoit l’union de l’individu avec la nature comme la source de toute révélation morale. Le Dieu d’Emerson n’est donc plus distinct, extérieur ou transcendant à sa création, il est la nature où il se rend immédiatement présent à l’homme. Nous n’avons plus alors à recourir au prêche, à l’Eglise, aux dogmes ou à la Bible pour atteindre la perfection divine.
Elève d’Emerson, Henry David Thoreau retourne à « l’humidité de l’air ». En 1854, il publie la septième version de Walden ou la vie dans les bois, ouvrage dans lequel il fait le récit de ses deux années passées au bord de l’étang de Walden dans le Massachusetts. C’est au cœur de la nature que l’homme peut être atteint par une intuition personnelle en lieu et place d’une doctrine religieuse extérieure. Sa philosophie, plus concrète et empirique que celle d’Emerson, se déploie toujours à partir d’une description de son expérience quotidienne effective : « J’avais dans ma façon de vivre au moins cet avantage sur les gens obligés de chercher leur amusement au dehors, dans la société et le théâtre, que ma vie elle-même était devenue un amusement et jamais ne cessa d’être nouvelle. » Il lui arrive parfois d’avoir « douze heures de conversation familière avec la grenouille tachetée ».
Désormais la célébration de l’authenticité de la wilderness fait de la nature sauvage un sanctuaire à protéger. Les séquoias géants des forêts californiennes ne sont pas tous abattus et débités pour en faire du bois de construction. Le 1er juillet 1864, Abraham Lincoln accorde à l’Etat de Californie la propriété inaliénable de la Yosemite Valley ainsi que de ses séquoias « pour le bien de son peuple et sa récréation ». En mars 1968, John Muir part à la découverte de ce lieu et se trouve saisi par son caractère grandiose et sublime : « Aucun temple construit de la main de l’homme ne peut être comparé au Yosemite, le plus grand des temples dédiés à la nature. » Il mène sa défense de l’environnement au sein du Sierra Club, l’association américaine écologiste qu’il fonde à San Francisco en 1892. Au romantisme d’Emerson, il ajoute l’idée d’une valeur intrinsèque de la nature qui devrait nous conduire à respecter ses droits. Si la nature possède une valeur en soi, sa valeur n’est pas relative à l’usage que l’on peut en faire.
2/4) L’éthique de la terre
Les Indiens exterminés en même temps que leur double animal, le bison, ont été remplacés par la civilisation, et la Grande Prairie s’est recouverte de fermes, de barbelés et de bromes, ces mauvaises herbes. L’éthique de la terre (land ethic) est alors initiée par le scientifique et philosophe américain Aldo Leopold (1887-1948). A l’époque où Aldo Leopold écrit l’Almanach d’un comté des sables, il ne reste plus rien de cette liberté qui enivrait les pionniers. La terre écorchée, brûlée par les sabots du bétail et par les incendies, appauvrie par la disparition du lupin générateur d’azote, n’est plus qu’un espace monotone rongé par la désertification, rayé par les autoroutes, symboles de la permanente fuite en avant de la race humaine.
Aldo Leopold défend la thèse selon laquelle la conservation de la nature est un état d’harmonie entre les hommes et la terre : « Toutes les éthiques élaborées jusqu’ici reposent sur un seul présupposé : que l’individu est membre d’une communauté de parties interdépendantes. Son instinct le pousse à concourir pour prendre sa place dans cette communauté, mais son éthique le pousse aussi à coopérer… L’éthique de la terre élargit simplement les frontières de la communauté de manière à y inclure le sol, l’eau, les plantes et les animaux ou, collectivement, la terre… Sur les 22 000 plantes et animaux supérieurs originaires du Wisconsin, il y en a peut-être 5 %, à tout prendre, qui sont successibles d’être vendus, mangés ou utilisés de quelque manière que ce soit à des fins économiques. Pourtant ces créatures sont des membres de la communauté biotique et si (comme je le crois) la stabilité de celle-ci dépend de son intégrité, elles devraient alors avoir le droit de continuer à exister. »
3/4) L’avenir de l’écologie profonde
La question de la valeur intrinsèque a été reprise régulièrement par les différentes éthiques environnementales. Ainsi deux articles ont un retentissement notoire. En 1973, Is There for a New, an Environmental Ethic ? de Richard Toutley et en 1975 Is There an Ecological Ethic de Holmes Rolston III. La question de la valeur intrinsèque est étroitement rattachée aux menaces qui pèsent sur la biodiversité, à la déforestation de millions d’hectares, au développement d’une agriculture intensive, etc. Indépendamment des dommages matériels constatés, cette destruction constitue un mal en soi. Mais comment fonder cette intuition morale ?
Selon le schéma kantien, il n’y a de valeur utilitaire, esthétique ou morale qu’en vertu de l’attribution d’un sujet, c’est pourquoi « sans les hommes, la création tout entière ne serait qu’un simple désert inutile et sans but final ». Seuls les hommes sont pour Kant sujets et dignes d’être considérés comme des valeurs ou des fins en soi. Mais Rolston et Taylor ne limitent pas la sphère de la moralité à la stricte humanité. Dans la nature, il existe de nombreuses stratégies adaptatives : tous les êtres vivants animaux et végétaux, s’emploient à préserver leur existence et à se reproduire, en ayant recours à des stratagèmes qui sont autant de moyens mis au service de fins. Pour Arne Naess, une acception de l’humanisme, fort insuffisante, valorise l’homme en faisant de lui le seul sujet de droit. Nous devons nous délivrer de cette conception dominatrice de l’homme ; les hommes ne construisent pas tout seuls leur monde. Il faut déconstruire l’idéologie parasite par laquelle les hommes légitiment leur comportement destructeur à l’encontre de la Terre.
Pour Naess, une écologie superficielle se soucie exclusivement des problèmes de pollution, de l’épuisement des ressources non renouvelables, son enjeu inavoué étant de garantir le niveau de vie actuel des sociétés riches. L’écologie dite profonde analyse les racines culturelles de la crise écologique pour interroger notre conception du monde. C’est une écologie originale en ce qu’elle se situe d’emblée sur le terrain métaphysique : en changeant la façon dont les hommes se pensent eux-mêmes, dont ils envisagent leur place dans la nature, on modifie indirectement la façon dont ils s’y comportent. Puisque le bien-être et l’épanouissement de la vie humaine ou non humaine sur Terre ont une valeur intrinsèque, ils ne peuvent être définis en fonction de l’utilité que l’homme projette sur le monde non humain : « La valeur intrinsèque d’un objet naturel est indépendante de toute conscience, intérêt ou jugement d’un être conscient. » Mais il y a de la marge pour la discussion des priorités. La ligne de front de la crise environnementale, longue et variée, offre de la place pour tout le monde !
4/4) Quelques citations
- Malthus a défendu avant l’heure l’idée qu’une croissance exponentielle de la population ne peut être indéfiniment maintenue. L’erreur de Malthus sur la proximité des échéances est insignifiante rapportée à l’échelle de temps de l’espèce humaine et n’ôte rien à la validité de ses conclusions.
- L’augmentation de la population mondiale s’est faire aux dépens de la niche écologique d’autres espèces, réduisant la biodiversité. L’occupation de l’espace et la prédation immodérée ont même conduit à l’extinction irréversible de certaines espèces.
- Nous ne parvenons pas à freiner l’hystérie du développement technique qui s’est autonomisé sans que nous en prenions suffisamment conscience. Cette dérive conduit Hans Jonas à choisir un élément métaphysique pour en faire le fondement de sa démarche.
- La Terre en tant que communauté, voilà l’idée de base de l’écologie. Mais l’idée qu’il faut aussi l’aimer et la respecter, c’est une extension de l’éthique.
- En intégrant la nature au domaine de notre considération morale, l’éthique environnementale conçoit un autre paradigme qui bouleverse les frontières morales traditionnelles selon lesquelles la notion de devoir n’est pertinente qu’entre les hommes.
- Nous n’avons pas radicalement écarté le schème animiste lorsque nous parlons à nos animaux de compagnie.
- La polarité sauvage/domestique n’est pas l’expression intemporelle d’une nature. Elle procède d’une histoire conditionnée par un aménagement de l’espace, un style alimentaire que rien ne nous autorise à généraliser.
- L’anthropologie a observé que toutes les sociétés constituent des compromis différents entre la nature et la culture.
- La nature renvoie à une certaine façon de construire le rapport de la nécessité et de la liberté, de la multiplicité et de l’unité, à une procédure pour distribuer la parole et l’autorité, pour répartir des faits et des valeurs.
(éditions Gallimard – philosophie secondaire)