Voici trois extraits significatifs de cette Revue d’étude théorique et politique de la décroissance. Et d’abord une citation préalable : « Le marxisme… son péché principal est d’avoir oublié que la classe ouvrière était fille d’une déroute, celle des paysans. » (Jorge Rulli, Argentine)
Constat : La catastrophe les yeux ouverts (Bertrand Méheust)
Jadis les écologistes étaient renvoyés du côté des utopistes et des rêveurs. Aujourd’hui l’irrationnel a changé de camp. Ce sont les thuriféraires du progrès qui sont obligés de faire appel à des deus ex machina pour soutenir leurs croyances, tandis que les écologistes, de leur côté, peuvent aligner des chiffres implacables et prédire le plus probable, c’est à dire la catastrophe. Mais les raisons que l’on oppose au système semblent impuissantes à dévier son cours, la machine s’est emballée ; c’est même la déraison qui semble constituer son ressort essentiel. Cette impuissance de l’action a de multiples causes :
- Les oligarchies qui décident pour nous interprètent les données de la science à travers le prisme de leurs intérêts.
- Une société cherche toujours à persévérer dans son être. Nous opterons tant que cela demeurera possible pour une solution progressive, où demain ressemblera encore le plus possible à hier. Le plus vraisemblable, c’est que nous assisterons à une succession de crises qui fourniront au système l’opportunité de persévérer dans son être de façon de plus en plus musclée. Avec un effondrement du capitalisme, l’eau deviendrait impropre à la consommation, le parc nucléaire deviendrait dangereux faute de maintenance, la médecine s’effondrait… C’est là le signe le plus certain de l’aptitude du capitalisme à créer de l’irréversible.
- La pression du confort, l’intégration dans un réseau sans lequel nous ne pouvons vivre. Le TGV, en raccourcissant le temps de transport, engendre une nouvelle façon de vivre et de gérer les activités et les rapports sociaux, sur laquelle toute la société finit par s’aligner. Le TGV est en effet en synergie avec tout le système d’objets, les ordinateurs, les téléphones portables, en arrière duquel se profile évidemment la silhouette des centrales nucléaires ou des champs d’éoliennes High Tech. Il semble illusoire de demander à des gens vivants en symbiose avec ce système de ralentir à tous les sens du terme, matériellement et psychiquement, de se déconnecter ne serait-ce que quelques jours. Se débrancher de la mégamachine est perçu par la plupart des gens comme une sorte de mort sociale. Pour combattre la menace écologique, il faudrait modifier en profondeur notre mode de vie présent, ce qui est précisément, la pression de confort aidant, la solution la plus malaisée à mettre en œuvre.
- L’être humain façonné par la société occidentale rend problématique tout engagement supposant une projection dans la durée. Un Comorien aurait du mal à faire la différence entre le niveau de vie de Liliane Bettencourt et celui de son majordome : les deux ont des papiers en règle, l’eau au robinet, des sanitaires, de l’argent en banque, une voiture, une carte de crédit, la télé, ils peuvent prendre l’avion, compter sur une médecine efficace, sur un système de retraite, etc., toutes choses qui sont inaccessibles aux Comoriens. Vu de l’enfer des Comores, les revendications des travailleurs européens peuvent apparaître comme des revendications de riches.
- Les dangers qui pèsent sur la biosphère sont trop décalés de notre expérience quotidienne pour inciter à l’action immédiate. Mais un monde sans espaces vierges, sans animaux sauvages, sans poissons dans les rivières, ne m’intéresse plus beaucoup, et toute la quincaillerie que l’on nous propose en compensation ne fait qu’accentuer mon dégoût.
Solution : Des plans de limitation énergétique pour la décroissance (Luc Semal)
L’idée est de tendre à une stratégie de transition dans laquelle pourraient venir s’imbriquer une multitude de plans locaux de limitation énergétique à l’image de celui de Totnes (9000 habitants)*. En effet, selon les travaux de nombreux spécialistes du réchauffement climatique et du pic pétrolier, nous ne disposons plus que d’une vingtaine d’années avant que les effets perceptibles de l’accumulation des crises ne nous fassent basculer dans une gestion permanente de l’urgence. La publication au printemps 2010 du plan local de descente énergétique de Totnes, le premier à être réellement consistant, est un jalon important dans l’histoire du mouvement. Des groupes thématiques avaient été formés sur l’alimentation, les transports, l’énergie, ouverts à tout habitant de Totnes désireux de s’y investir. Le plan de descente énergétique est donc le fruit d’un grand travail d’imagination collective, plutôt que le produit d’une expertise rigoureuse.
Le résultat est pourtant bien plus ambitieux et visionnaire que ce que peuvent produire les démarches institutionnelles et vaguement coopératives telles que les Agenda 21 ou les plans climat territoriaux. Il y a aspiration à la résilience, à l’autonomie et à la relocalisation.
* Transition in Action : Totnes and District 2030, an Energy Descent Action Plan de Jacqi Hodgson et Rob Hopkins (2008)
conclusion : le concept de décroissance (Gilbert Rist)
Qu’est-ce qui aujourd’hui décroît ? Tout le monde hélas le sait : ce sont les ressources naturelles, la biodiversité, les poissons, les forêts, l’eau, la pureté de l’air. Sans que cette liste soit exhaustive, on peut y ajouter le déclin des relations de confiance entre les personnes ou de l’hospitalité qui assigne à l’étranger ou aux démunis une dignité particulière. Sans qu’il soit besoin de le proclamer, nous sommes entrés dans une société de décroissance. Il ne s’agit pas d’un projet utopique, mais d’une triste réalité. Cette grande transformation n’a rien à voir avec le slogan lancé par les objecteurs de croissance. Elle est la conséquence directe des politiques de croissance prônées depuis plus de cinquante ans par la « science économique » pour assouvir les désirs déclarés insatiables du genre humain. La décroissance est une réalité contre laquelle les objecteurs de croissance s’efforcent de lutter pour rendre le monde moins injuste et plus vivable pour les générations à venir.
A la croissance qui détruit les écosystèmes et aggrave les inégalités, que faut-il opposer ? Certainement pas la décroissance à cause des ambiguïtés sémantiques qu’elle recèle. Ce terme dénature le projet de société que proposent les objecteurs de croissance mais il est toujours possible de faire preuve d’imagination : la convivialité, la bonne vie, l’après-développement…