1/7) introduction
La biodiversité, par son caractère intégratif mais aussi grâce à sa malléabilité, permet d’intégrer différentes représentations de la nature. Mais on ne sait plus vraiment très bien si la biodiversité est un bien commun national, un bien appartenant aux collectivités locales ou encore un bien privé susceptible d’être breveté sous sa forme génétique, ou tout cela à la fois. Par exemple, les biotechnologies entretiennent un rapport ambigu avec la diversité biologique au sens où elles en dépendent (comme matière première) en même temps qu’elles la menacent (avec les OGM). Les controverses représentent un point de bifurcation dans le chemin qu’emprunte la modernité entre, d’un côté, la réaffirmation des croyances modernes dans la science, la technique, le marché, le progrès et le projet prométhéen de contrôle de la nature, et, de l’autre, une remise en question de ces croyances au nom du principe de solidarité et de co-évolution entre nature et société. L’opposition aux biotechnologies marque ainsi une forme de résistance au processus hyper moderne de marchandisation généralisée et de technification radicale de l’espace socio-environnemental.
Au moment même où apparaissent les premières plantes transgéniques dans les laboratoires, et bien avant leur mise sur le marché, des ONG organisent à Bogève un atelier intitulé « l’impact socio-économique des nouvelles biotechnologies sur la santé et l’agriculture du Tiers Monde ». Il y a une défiance, non pas tant pour la biotechnologie en elle-même que pour le risque de monopolisation par les entreprises du Nord. Ce néo-tiers-mondisme place au cœur de sa réflexion les asymétries de pouvoir entre Nord et sud. A l’opposé du conservationnisme, il tend à affirmer le rôle des populations locales du sud, notamment rurales, dans la conservation de la biodiversité. Ce discours en appelle à une bio-démocratie contre un bio-impérialisme imposé depuis le Nord qui tend à entretenir la « monoculture » des êtres vivants et des esprits. Cette bio-démocratie, à l’opposé de la logique économiciste, repose sur la célébration de la biodiversité et, plus généralement, de la diversité en général. La biodiversité, selon cette perspective, n’est alors pas tant un concept scientifique qu’un principe éthique dont la valeur est bien plus culturelle qu’économique. Elle est en outre un étendard des résistances contre tous les processus d’homogénéisation, que cette dernière soit biologique, culturelle, économique ou productive. Elle relève alors d’un certain écocentrisme. La biodiversité peut aussi renvoyer à une éthique biocentrée où elle acquiert une valeur intrinsèque. Dans cette optique, la biodiversité n’est pas tant valorisée pour son utilité humaine et son potentiel économique que pour elle-même. Elle doit être préservée autant que faire se peut de l’exploitation humaine.
Tout ce corpus idéologique et discursif, auquel il faut ajouter une critique radicale des institutions internationale de développement, était déjà à un stade avancé de gestation au moment de la Conférence de Rio en 1992. D’un point de vue médiatique, c’est probablement Greenpeace, avec ses premières actions dans le port de Rotterdam dès la première saison de cultures OGM en plein champ aux Etats unis en 1996, qui lance vraiment la campagne de contestation des OGM. De la vulgarisation à travers Internet et la radio, à la publication d’ouvrages techniques, en passant par les interventions lors des colloques, tous les moyens de communication sont maintenant mobilisés dans l’objectif de diffuser le plus largement possible les problématiques liées à l’érosion de la biodiversité. Comme on le verra dans le cas de la contamination1 du maïs mexicain, un événement extrêmement localisé peut grâce au réseau être répercuté à l’échelle planétaire.
2/7) Le cas mexicain
Le Mexique est classé au 4ème rang mondial en ce qui concerne la biodiversité. Du fait de sa diversité exceptionnelle comme de sa consommation humaine massive, le Mexique semble être exposé aux risques éventuels que présente le maïs transgénique, que ce soit en termes écologiques, sanitaires ou encore socioculturels. Trois grands modèles de société cohabitent au Mexique, entre les maïs traditionnels des communautés indiennes, les maïs hybrides des producteurs du Nord et le maïs transgénique venant des Etats-Unis. Cela pose un choix de société et explique la « guerre totale » à travers tous types d’arguments.
L’idée selon laquelle le maïs serait né sur le territoire de l’actuel Mexique semble faire l’unanimité. L’hypothèse la plus couramment acceptées serait le résultat de la domestication d’une plante sauvage que l’on trouve encore aujourd’hui sur une bonne partie du territoire mexicain, le teocintle. Les trace les plus anciennes de maïs sont datées de 6250 av. J.-C. Comment a-t-on pu arriver, à partir d’une petite plante à plusieurs épis et aux quelques graines triangulaires sur une seule ou deux rangées, à ces géants pouvant atteindre plusieurs mètres de haut et dont l’unique épi d’environ 25 cm contient des centaines de grains quadrangulaires sur souvent plus de 25 rangées ? Bien avant les variétés hybrides modernes de maïs, cette plante est une parfaite illustration de l’hybridation nature-culture. Le développement du maïs ne peut s’expliquer que par la sélection artificielle, et par l’intervention humaine dans la préservation, la protection et la reproduction d’une ligne évolutive condamnée à mort dans son état naturel. La poupée de maïs enveloppée dans sa feuille empêche la dissémination des graines, d’où l’intervention impérative de l’homme. Les Mayas puis les Aztèques s’identifiaient littéralement dans leurs mythes fondateurs à cette plante, considérant qu’ils étaient « les hommes de maïs ». A la différence des pays occidentaux où le maïs est utilisé pour l’alimentation animale, la très grande majorité du maïs produit au Mexique sert l’alimentation humaine. Ainsi, la consommation moyenne se situerait entre 285 g et 480 g par jour et par habitant, représentant 40 % de l’apport journalier en protéine et 60 % en énergie.
Il existe aujourd’hui une soixantaine d’espèces locales à travers tout le pays et des milliers de variétés. Ces variétés, parfaitement adaptées aux différents milieux, poussent sur tout le territoire mexicain, des terres basses tropicales aux pentes montagneuses des hautes terres en passant par les plateaux plus ou moins arides. La richesse que représente cette diversité dépasse très largement les frontières du Mexique. Elle représente une valeur considérable pour l’humanité entière, aussi bien en termes de possibilité de diffusion que de sécurité alimentaire. En effet les systèmes productifs modernes des pays industrialisés s’appuient généralement sur un nombre très réduit de variétés. Cette homogénéisation génétique tend à exposer aux maladies, puisque celles-ci ont beaucoup plus de facilité de s’étendre rapidement à une population uniforme. Par exemple, une grande épidémie de rouille de la feuille de maïs s’est propagée à travers les Etats-Unis en 1969-1970. C’est en ayant recours à des croisements avec des variétés traditionnelles mexicaines que cette épidémie à pu être enrayée l’année suivante.
3/7) Les biotechnologies, une menace
Le maïs mexicain, patrimoine national et mondial, est directement menacé. La première menace est la constitution, depuis les années 1950, d’un géant industriel du maïs, Maseca2, chargé de collecter une partie de la production, de la transformer en farine nixtamalisée3 et de commercialiser cette dernière pour la fabrication de tortillas. A partir des années 1990, Maseca a mené la guerre contre les tortillerias4 pour leur imposer sa propre farine. Pour faciliter et homogénéiser les modes de broyage du maïs dans ses moulins, Maseca a ensuite imposé aux producteurs des variétés standardisées, des hybrides modernes, ce qui a contribué à l’abandon de nombreuses variétés traditionnelles. L’heure est désormais à la recherche de productivité, à la compétitivité internationale et à la libéralisation des marchés. Cette orientation, soutenue par le gouvernement, a débouché sur une dépendance alimentaire où le pays est obligé d’importer plus de 10 millions de tonnes de maïs par an, soit près du tiers de sa propre production. De plus, en sacrifiant le modèle de petite et moyenne production, le Mexique est en train de vivre un drame social et humain de grande ampleur : abandon de l’activité agricole, migration vers la ville.
A la fin des années 1990, tout semble donc prêt pour que le maïs transgénique déferle sur le Mexique. Le risque que peut présenter les transgéniques sur une plante comme le maïs dont le mode de pollinisation ouverte facilite la dissémination (le flux génétique), qui plus est dans un pays centre d’origine de cette plante, est dorénavant au cœur des débats. Un clivage net entre une approche qui met en avant les bénéfices commerciaux des maïs transgéniques et une position qui défend le principe de précaution apparaît de plus en plus clairement. Au niveau international, le protocole de Carthagène est signé en janvier 2000 et entre en vigueur le 11 septembre 2003, quand il obtient les 50 ratifications nécessaires. C’est le premier texte international qui se réfère explicitement, dès son premier article, au principe de précaution, ce qui implique que les Etats sont en droit de refuser l’importation d’OGM en cas de doutes sur les risques environnementaux et humains de ces organismes. Mais aucune mesure concrète n’est mise en œuvre au Mexique pour le faire respecter. De plus la non-signature du Protocole par les Etats-Unis et le Canada, principaux partenaires commerciaux du Mexique dans le cadre de l’ALENA, crée une situation d’asymétrie problématique en termes de biosécurité.
Dans un contexte de moratoire sur le maïs transgénique au niveau national, Greenpeace annonce publiquement le 27 septembre 2001 la nouvelle de la présence de transgènes dans certaines variétés locales de maïs dans l’Etat d’Oaxaca, une région relativement isolée avec utilisation courante des variétés locales par les paysans. Le même jour, Nature publie l’article de Chapela et Quiat le 29 novembre 2001.
4/7) Marketing viral et lanceurs d’alerte
Ignacio Chapela a mis en évidence une contamination1 du maïs par des transgéniques au Mexique. En évoquant le moratoire mexicain, son article publié dans Nature souligne très clairement la défaillance du système de contrôle mexicain et fait voler en éclat la belle bio-sécurité de façade. Les premières vérifications confirment les résultats de Chapela mais n’ont cependant jamais été publiées.
Chapela correspond tout à fait à la figure du lanceur d’alerte qui identifie et révèle un problème public et, par là, se met en danger vis-à-vis de l’institution à laquelle il appartient. L’offensive contre le travail de Chapela vient en premier lieu d’Internet avec des mails incendiaires sur le forum Agbiotech réputé pour sa proximité avec le monde des biotechnologies. La campagne est orchestrée par un organisme spécialisé dans les campagnes virtuelles pour le compte des grandes entreprises. Sous de faux noms, le Biving Group, une entreprise ayant recours au marketing viral et ayant pour client Monsanto, aurait permis de lancer et de renforcer les critiques contre Chapela. Cette technique permet à certaines firmes de participer directement à la controverse et de défendre ses intérêts sans mettre en péril son image du fait de l’utilisation de plusieurs niveaux de couverture. Les firmes transnationales sont rôdées aux campagnes de désinformation où tous types d’arguments et tous types de méthodes sont mobilisés.
Les prises de position de Chapela cadrent mal avec une carrière dans la respectable institution de Berkeley, désormais plus tournée vers les grands partenariats avec le secteur privé que vers la contestation politique. La titularisation de Chapela lui est refusé au cours de l’année 2003. Finalement, devant le soutien de plus en plus massif à Chapela et étant donné le risque de perdre devant les tribunaux, Berkeley annonce en 2005 sa titularisation. Cette controverse nous apprend que la frontière entre science et politique est un mythe. La connaissance scientifique, affaiblie par le halo d’incertitude dont elle est désormais cernée dans un monde complexe, est reléguée au second rang derrière les perceptions sociales jusqu’alors méprisées. La science, jusqu’alors à l’abri des enceintes des laboratoires, se sécularise et entre en démocratie.
5/7) la controverse
La controverse autour des OGM est considérée comme l’archétype du problème social-environnemental en univers controversé, par opposition à une problématique en univers stabilisé, caractérisée par des connaissances scientifiques reconnues comme certaines, un cadre d’analyse généralement accepté, des intérêts bien identifiés.
L’incertitude règne à tous les niveaux de l’expertise. Incertitudes scientifiques presque complète sur les flux génétiques ou sur les éventuelles conséquences sanitaires à long terme ; incertitudes quant à la pertinence du cadre légal à mettre en œuvre ; incertitudes quant aux choix politiques en ce qui concerne les grandes orientations de l’agriculture. La répartition inégale des connaissances scientifiques crée aussi des effets d’asymétrie de savoirs propices à alimenter la controverse. Cette controverse ne relève pas d’ailleurs d’un seul type de technicité mais de plusieurs (scientifique, juridique, commerciale, politique…). On peut ainsi être spécialiste de génétique et être incapable de saisir les enjeux sociaux et commerciaux derrière l’arrivée des maïs transgéniques. Des acteurs peuvent avoir le sentiment de débattre d’une même problématique alors qu’ils parlent depuis des sphères de représentations si différentes qu’ils ne peuvent pas se comprendre. Ainsi pour un biotechnologue, le maïs transgénique est avant tout une plante dans laquelle on a transféré un transgène issu d’un génome d’un autre organisme ; pour un semencier, un exploitant agricole ou un économiste, c’est un produit susceptible de dégager des profits ; pour un écologue, c’est un organisme d’un nouveau type interagissant avec son environnement ; pour un agronome, une nouvelle variété pour la production agricole ; pour un indigène, une atteinte morale contre un être sacré.
6/7) conclusion
Derrière le choc entre maïs local et maïs transgénique, ce sont les questions des rapports Nord-Sud et société moderne-société traditionnelle qui transparaissent. Derrière les modes de conservation de la diversité génétique, on peut lire aussi la redéfinition du rapport entre nature et culture.
Dans l’idéal-type de l’hypermodernité, les participants sont d’accord sur les grandes règles qui doivent régir le monde, à savoir la compétition pour la performance économique sur la base d’un progrès technologique lui-même fondé sur la connaissance et une vision hypermatérialiste. Il existe maintenant des visions plus critiques qui s’appuient sur une lecture socio-environnementale du monde, lecture que l’on pourrait qualifier d’altermoderne. La diversité biologique peut aussi bien être réduite au statut d’objet commercialisable que soulevé comme étendard de la résistance au mouvement de marchandisation généralisée. Cette dynamique complexe est symbolisée par l’opposition entre, d’un côté, des populations indigènes luttant pour la reconnaissance de leur praxis traditionnelle et, de l’autre, des firmes transnationales en quête d’une perpétuelle innovation technologique et d’une infinie rentabilité financière. Une firme comme Monsanto fonctionne, au moins sur le plan territorial, à peu de chose près sur le même modèle qu’une transnationale de l’activisme environnemental comme Greenpeace.
D’un point de vue scientifique, l’idée de biodiversité rétablit un certain lien entre les différences génétiques et écosystémiques du vivant, tout en revêtant aussi un aspect clairement moral où la dynamique du vivant et la notion de diversité sont clairement associé. Le monde scientifique n’est plus forcément, comme il l’était dans le monde moderne, un lieu cloisonné de production de vérités absolues. Il est questionné par les acteurs de la société civile. Au mouvement de techno-scientifisation de la société répond assez logiquement celui de socialisation de la techno-science. Entre l’hypermodernité et l’altermodernité, la balance penche fortement en faveur de la première, probablement parce qu’il est plus facile de pousser les praxis modernes dans leur développement extrême que d’inventer d’autres voies plus créatives. La logique hypermoderne s’appuie en effet sur des intérêts clairement institutionnalisés alors que l’altermodernité est encore marginale.
L’enjeu des conflits générés par le risque est de déterminer si nous pouvons continuer à exploiter abusivement la nature et si les notions de « progrès », de « prospérité », de « croissance économique » et de rationalité scientifique ont encore un sens.
(source : édition Puf)
7/7) complément d’enquête : Hold-up sur le maïs
Durant le Forum de Davos début janvier 2009, le PDG de Monsanto rencontre le président du Mexique, Felipe Calderon. Le patron de la plus grande firme d’OGM s’engage à « appuyer la formation technologique au Mexique ». Cinq semaine plus tard, Calderon lève par décret présidentiel le moratoire sur les semis de maïs génétiquement modifié. Le gouvernement a donné plus d’importance aux exigences de Monsanto qu’à 10 000 ans de travail et d’héritage collectif.
En cette année de bicentenaire de l’indépendance du pays (1810) et de centenaire de la révolution mexicaine (1910), la société civile est en ébullition contre l’entrée des OGM et pour la défense de l’agriculture paysanne. Le gouvernement dit : « Si ce n’est pas rentable, abandonnez le maïs criollo5 et achetez des maïs hybrides. » On n’a pas encore trouvé des stratégies pour se protéger de l’emprise des multinationales qui dictent leurs prix.
L’association paysanne Unorca prône un retour à la souveraineté alimentaire comme réajustement des politiques publiques pour sauver le monde rural mexicain car « On perd toujours quand ce sont les autres qui décident pour nous. » L’agriculture de proximité est le moyen de sauver le pays d’une grave crise alimentaire.
source : Politis (mai-juin 2010)
annexe :
1. contamination : La contamination relevée par Chapela et Quist résulte sans doute de l’importation de maïs américain transgénique distribué aux plus pauvres sans les avertir de cette spécificité. De nombreuses familles ont consommé une partie du maïs et semé le reste, contaminant une partie de le leur maïs autochtone (criollo). Il existe aussi des suspicions de contamination volontaire de la part des compagnies dans l’Etat du Chiapas. De plus Greenpeace a démontré que des grandes vendues comme « semences à haute rentabilité » étaient en fait transgéniques, et donc vendues en toute illégalité.
2. Maseca : cartel du multimillionnaire mexicain Roberto Gonzalès Barrera, dont 22 % appartient au géant américain Archer Daniels Midland.
3. nixtamalisation : depuis les temps précolombiens, le maïs est mélangé à de la chaux et acquiert ainsi de grandes propriétés nutritionnelles.
4. Tortillerias : l’équivalent des boulangeries.
5. Criollo : appellation du maïs autochtone, qui comprend des milliers de variétés et que l’on différencie ainsi du maïs hybride vendu par les compagnies semencières.