Pour le groupe 5 du Grenelle de l’environnement, « instaurer une démocratie écologique, c’est établir les cadres nouveaux et adaptés pour ces politiques, en considérant que tous les citoyens sont concernés à la fois comme victimes et acteurs des crises environnementales. » La question de fond reste posée : la démocratie représentative est-elle suffisante pour prévenir les risques écologiques majeurs ? Le livre récemment paru de Dominique Bourg et Kerry Whiteside, « vers une démocratie écologique », s’interroge et propose des pistes de recherche. Voici quelques extraits mis en forme :
1/5) Introduction
Et si notre incapacité d’agir nous renvoyait aux imperfections de notre système politique ? Les dégradations que l’humanité inflige aujourd’hui à la biosphère sont sans précédent. Mais les avertissements des scientifiques quant au danger et à l’urgence nous laissent de marbre. Pourquoi ? La réduction des problèmes environnementaux exigerait des mesures contradictoires avec la finalité même de nos démocraties représentatives : l’enrichissement matériel du plus grand nombre et une liberté sans bornes. Nous subissons une tyrannie originale, celle qu’exerce la jouissance immédiate des individus à l’encontre d’enjeux vitaux à moyen et long terme pour le genre humain. Donc tout le monde sait qu’il y a péril en la demeure, mais personne ne semble déterminé à agir. Au cœur de ce paradoxe se trouve notre façon de décider collectivement. Protéger la biosphère exige de repenser la démocratie elle-même. Il est de plus en plus évident que les problèmes écologiques auxquels nous sommes confrontés ne peuvent être résolus par le gouvernement représentatif classique.
La liberté moderne a été inventée pour protéger les citoyens de l’arrogance des monarques, des religieux fanatiques et des factions démagogiques. Les esclaves en chair et en os ont disparu au profit des centaines de machines dont nous profitons tous. Rien d’étonnant à ce que la techno-science apparaisse comme l’adjuvant du projet d’émancipation moderne. Mais les solutions techniques conduisent à déplacer les problèmes et à en faire surgir de nouveaux, inattendus et souvent à plus long terme. L’idée que la technologie seule pourra nous sauver relève de la croyance. Il n’existe pas de produits de substitution à toutes les ressources naturelles et aux services écosystèmiques que nous sommes amenés à détruire. On ne constate, à l’échelle mondiale, aucun découplage entre l’augmentation du PIB et la consommation de ressources. Mais les problèmes écologiques exercent sur les choix « privés » une pression qui exige de changer les modes de production et de consommation. Il y a une contradiction frontale entre ce qu’il conviendrait de faire et ce que nous faisons. Toutes les actions nécessaires heurtent nos intérêts immédiats et nos modes de vie : renoncer à rouler dans une grosse cylindrée, modifier un régime alimentaire trop carné, réduire ses voyages aériens, consommer moins de biens matériels. La légitimité de l’effort demandé aux citoyens, concernant la réduction de leur consommation matérielle, dépendra beaucoup de l’égale répartition de cet effort.
Les démocrates écologiques font appel aux vertus les mieux connus de la démocratie : la capacité d’obtenir des informations de tous les points de la société et de vérifier ces informations par le débat, le recoupement, le respect mutuel ; l’ouverture à la diversité des valeurs ; la détermination à confronter ces valeurs dans le dialogue, à les classer par ordre de priorité ou à concilier leurs contradictions. La raréfaction des ressources laissera bientôt place à cette alternative : la coopération internationale ou la guerre de tous contre tous.
2/5) Les dégradations de la biosphère
La somme des menaces environnementales peut se ramener à un risque unique mais dramatique : la réduction et l’appauvrissement de notre habitat terrestre. Les problèmes écologiques présentent cinq caractéristiques dont chacun met mal le principe même du gouvernement représentatif :
- le rapport à l’espace, au sens des frontières politiques, mais aussi des conséquences de nos actions. Les pollutions touchent des régions entières, des continents, voire dans certains cas la biosphère.
- l’invisibilité des problèmes écologiques. Ni les radiations nucléaires, ni la présence de micropolluants dans l’air et l’eau, ni la réduction de la couche d’ozone, ni le changement de la composition chimique de l’atmosphère, ni l’accélération du rythme d’érosion de la biodiversité, ni la perturbation des grands cycles biogéochimiques ne constituent des phénomènes accessibles à nos sens. Les parents résidant à proximité d’axes de circulation très fréquentés ignorent en général qu’ils exposent leurs enfants à un risque de cancer beaucoup plus élevé que la moyenne.
- leur imprévisibilité. Aucun des grands problèmes environnementaux découverts durant la seconde moitié du XXe siècle n’a été anticipé. Tous ont constitué des surprises. Tel fut le cas pour les effets de la radioactivité sur la santé, les effets du DDT et plus largement des pseudo-hormones sur les systèmes reproducteurs, la déplétion de la couche d’ozone, le changement climatique d’origine anthropique.
- la dimension temporelle, sous la forme des conséquences à long terme de nos actions. L’inertie évoque le temps de réponse – très long – des écosystèmes aux dégradations qu’on leur inflige. Les polluants libérés dans les sols ont besoin de longues années avant d’atteindre les nappes phréatiques, le réchauffement climatique se poursuivra bien au-delà du XXIe siècle et le réchauffement des océans perdurera durant des millénaires. L’irréversibilité dénote l’impossibilité, à l’échelle des sociétés humaines, de revenir à des états que nous aurons contribués à détruire. Les pertes de biodiversité que nous occasionnons exigeront des millions d’années pour être comblées.
- la qualification même des difficultés écologiques. L’essentiel de nos difficultés ne relève plus à proprement parler de pollutions, mais de flux. Alors que les pollutions sont susceptibles de connaître des solutions techniques, à l’exemple des filtres pour les émanations industrielles, il n’en est plus de même des flux. C’est le progrès technique qui nous a permis d’intensifier nos prélèvements sur la nature, comme le montre de manière emblématique la surpêche. Alors que les problèmes de pollution se traitent en produisant mieux, ceux relatifs aux flux exigent que l’on consomme moins.
3/5) Les limites de la liberté, la finitude du monde
Les Républiques modernes sont intrinsèquement conditionnées par cette conception de la liberté : la production et la consommation, virtuellement illimitées, sont considérées comme les principaux instruments du bonheur individuel. Ainsi comprise, la modernité peut se ramener à un programme de franchissement des limites et des frontières. En esthétique comme en sport ou dans le domaine économique, la compétition donne lieu à un mouvement indéfini de transgression. Tous ces débordements ont nourri et nourrissent encore le mouvement général d’une croissance économique conçue comme un progrès sans fin. Une liberté qu’aucun principe ne viendrait jamais borner permet à chacun de contribuer à l’épuisement de la biosphère.
Les limites du système Terre nous interdisent de continuer à souscrire à cette conception de la liberté. L’idée de pic pétrolier a diffusé auprès du public celle d’un stock fini de ressources fossiles. Or, pour nos consommations énergétiques, nous dépendons des ressources fossiles à hauteur de 80 %. La finitude ne découle pas seulement de la dot fossile, mais de l’interaction entre cette donnée et la limite attachée aux capacités d’absorption de CO2 par la biosphère. En outre, de quelle manière la rareté des métaux semi-précieux interagiront avec les technologies énergétiques de l’avenir ? Les réserves minérales connues ne dureront, à consommation constante, que quelques décennies. Il est aussi possible de parler de finitude absolue pour l’eau douce. Si l’on se tourne vers les ressources biotiques, celles fournies par les écosystèmes, le tableau de la finitude n’est guère plus rassurant.
Ajoutons à cet état des ressources naturelles une autre catégorie de limites, celle fondamentalement imposées à nos activités par le fonctionnement même de la biosphère. Rappelons les neuf domaines où elles interviennent : le changement climatique, le taux d’érosion de la biodiversité, l’interférence de nos activités avec les cycles de l’azote et du phosphore, la déplétion de l’ozone stratosphérique, l’acidification des océans, l’usage de l’eau douce et celui des sols, la quantité et la qualité de la pollution chimique et enfin l’impact des aérosols atmosphériques. Un exemple, l’acidité des océans a crû de 30 % en raison de l’augmentation de la teneur en CO2 de l’atmosphère.
La finitude du monde dont nous venons de dresser le constat nous révèle notre propre finitude, en premier lieu celle de nos capacités d’action. Autrui ne constitue pas la seule limite à ma liberté. Il n’est d’autre lieu possible à l’exercice réciproque de nos libertés que la biosphère et ses limites propres. C’est un nouvel équilibre entre les devoirs de l’individu envers le genre humain et la biosphère d’un côté, et les droits humains de l’autre, qu’il faut s’efforcer de construire. Désormais, le maintien des processus pour que les équilibres planétaires restent propices à la vie dépendent de nous. L’humanité doit assumer des responsabilités inédites. Mais la question naturelle n’en finit pas de brouiller les responsabilités. A qui la faute quand les capacités auto-régénératrices d’un système écologique sont détruites par sur-exploitation ?
4/5) Pour une démocratie écologique
Une démocratie écologique méta-représentative multiplierait les situations dans lesquelles les citoyens peuvent participer directement aux décisions par des conférences de consensus. Elle donnerait aussi la parole aux ONGE (organisations non gouvernementales environnementales), formerait une Académie du futur, mettrait en place un nouveau Sénat.
41. Les conférences de consensus
Les conférences de consensus renouent avec certaines traditions de la démocratie directe : l’accès à tous, le tirage au sort. Ensuite tous les participants reçoivent une formation sur la question à traiter. Au lieu de tenir les citoyens à distance de l’élaboration de la politique publique, ce genre de débat les invite à y participer à travers un exercice de type législatif. Même si le nombre de participants est très restreint, l’utilisation des méthodes aléatoires accrédite l’idée que tout citoyen peut être appelé à se faire une opinion sur une question environnementale, qu’il est digne de participer en personne au processus de décision collective. Les arbitrages complaisants, les pressions électorales et financières sont volontairement mis hors jeu. Les participants se voient moins comme les porteurs d’intérêt particuliers que comme des citoyens à la recherche de règles justes pour la vie commune. A la fin les participants délibèrent et tentent d’arriver à un jugement équilibré qu’ils exposent dans un rapport final. Ils se prononcent sur les pistes souhaitables pour la politique publique.
Les participants aux sondages délibératifs sur l’avenir de l’énergie, organisés par James Fishkin, ont changé d’avis au cours de l’exercice. Si, au début, ils avaient une nette préférence pour les énergies renouvelables (dans l’espoir de concilier une croissance ininterrompue de la consommation énergétique et des impératifs environnementaux), après instruction et discussion, ils ont mis l’accent sur une autre option : davantage d’investissement dans les économies de l’énergie. Tenant mieux compte des contraintes auxquelles leur région devait faire face, les participants ont élargi leurs perspectives au-delà de leurs préférences de consommateurs et de leurs intérêts d’électeurs.
La valeur de ces débats tient moins à leur capacité d’accoucher d’un improbable consensus qu’à leur aptitude à stimuler une prise de conscience de la complexité et du sérieux de la question naturelle.
42. Les ONGE
Nous proposons d’introduire systématiquement des ONGE dans les institutions publiques ou gouvernementales qui encadrent les secteurs touchant à l’environnement. Les ONGE sont affranchies des contraintes territoriales et temporelles de l’organisation politique actuelle3 La France a récemment intégré les ONGE au sein du Conseil économique, social et environnemental. Pour rééquilibrer le pouvoir de décision, il faut créer des mécanismes susceptibles de donner aux ONGE plus de poids. La désignation des représentants des ONGE par tirage au sort permettrait de déjouer les pressions que les lobbies pourraient faire en faveur de certaines candidatures.
43. L’Académie du futur
Le problème de la science moderne, c’est la montée en puissance d’une classe dominante poursuivant ses intérêts propres, associée à des intérêts économiques puissants : si les chercheurs qui oeuvrent pour l’industrie pharmaceutique ou les biotechnologies sont d’authentiques chercheurs, ils n’en défendent pas moins les produits et les profits de leurs bailleurs de fond. Dès lors, parce qu’elle est intrinsèquement vouée à instrumentaliser le monde, la techno-science ne peut plus apparaître comme le conseiller impartial de l’action collective.
En matière d’expertise, il semble important de faite la distinction entre la science éclairante et la science agissante. La première, en se contentant d’établir des données, peut rester impartiale. La science éclairante précède les conclusions que l’on peut ou non en tirer et ne saurait se confondre avec elles. La seconde vise à légitimer et introduire des changements dans la vie des gens. Elle comporte des risques de détournement de la chose publique par une partie de la société. Les chercheurs de la science agissante sont généralement liés à des intérêts économiques et politiques, tributaires de subventions, d’emplois et de soutiens commerciaux.
Seule la science éclairante remplit en matière environnementale une fonction nécessaire d’appréhension du présent et du futur, là où l’auto-interprétation citoyenne est totalement défaillante. Tel est le rôle dévolu à l’Académie du futur.
44. Un nouveau Sénat
Il convient de confier à une assemblée populaire le soin d’établir la médiation entre l’état des connaissances environnementales (savoir capitalisé par l’Académie du futur) et la prise de décision publique. Pour éviter de reproduire au sein de cette assemblée la logique temporelle et territoriale, qui plus est partisane, ces nouveaux sénateurs ne pourraient être élus contre d’autres. Nous proposons des modes de désignation qui ont recours au hasard : tirage au sort dans une liste fournie par les ONGE d’une part, et pour le tiers restant désignation au hasard dans la population « ordinaire » en fonction de la structuration de la population nationale (à l’instar de ce qui se pratique pour les conférences de citoyens).
5/5) conclusion
Il faut désormais évaluer les institutions politiques non seulement en fonction de leur faculté à assurer le bien-être des citoyens actuels, mais aussi du point de vue des générations futures. Toutes les démocraties modernes ont opté pour un mode de regroupement territorial. Parce qu’ils choisissent leurs représentants, ils tiennent les lois pour légitimes et ils se sentent liés à ce pays et à son territoire tout entier. Si le Sénat américain a refusé d’entériner le protocole de Kyoto, force est d’admettre que ces représentants remplissent à merveille leur fonction : protéger le mode de vie d’une population particulière qui habite un territoire délimité. Le futur reste la circonscription négligée de la politique représentative moderne. Contrairement à la représentation moderne, la démocratie écologique ne se mesure pas à la capacité de satisfaire les préférences immédiates d’une population donnée. Elle exprime la volonté de léguer aux générations futures un monde viable, une nature belle et généreuse.
Il s’agit d’inciter les populations à agir, en vue de protéger la santé des écosystèmes à l’échelle transnationale, voire mondiale. Il faut préserver l’habitabilité de la Terre. Pour les Anciens comme pour les Modernes, la politique se borne aux relations inter-humaines. Ce qui transporte la sensibilité écologique au-delà de ces vues réside dans le fait qu’elle ne considère plus la nature comme secondaire. La nature fait d’emblée partie des délibérations sur la meilleure organisation possible de la cité, de la vie en société et de la vie tout court. Une conscience écologique perçoit l’homme non plus comme un dominateur-prédateur extérieur à la nature, mais comme une espèce elle-même naturelle, dépendante des autres. Hésitant à séparer les formes de vie de leur contexte environnemental, elle tend vers un certain holisme. Elle respecte la vie dans toutes ses formes, plutôt que d’apprécier la vie non humaine en termes d’utilité. Elle est sensible à la beauté et à l’intégrité des choses naturelles et, pour cette raison, voit dans ces qualités les raisons même de résister à la tentation de les consommer et de les transformer.
Une conscience écologique prend au sérieux l’idée que les valeurs de sobriété, de modération, de frugalité, suffisent à fonder une vie humaine bonne et désirable. Elle est attachée une conception de la liberté qui n’aurait pas l’égoïsme et le caprice pour fondements.
6) Annexe :
A) Conférence de citoyens / conférence de consensus
Conçue et utilisée au Danemark depuis 1987 sous forme de conférence de consensus, la conférence de citoyens est une forme de participation citoyenne, dont l’objectif est de permettre à un panel de citoyens profanes de dialoguer avec des experts et de s’exprimer sur des problématiques scientifiques et technologiques pour lesquelles il existe d’importantes incertitudes et divergences d’opinion. Après une formation préparatoire, sur deux ou trois week-end, menée par des scientifiques, le panel de citoyens débat publiquement avec des représentants du monde politique, économiques, associatifs et avec des experts. A l’issue de cette conférence, qui dure en moyenne quatre jours, le panel de citoyens rédigent à huis-clos un rapport contenant leurs avis et recommandations, qui est ensuite rendu public et remis aux instances politiques.
A la différence de la conférence de consensus telle qu’elle se pratique au Danemark, la conférence de citoyens à la française n’a pas pour but la recherche systématique d’un consensus entre tous les membres du panel des citoyens, mais laisse la possibilité d’émettre des opinions divergentes.
En France, trois conférences de citoyens ont été organisées:
- 1998, Conférence de citoyen sur « Les OGM dans l’agriculture et l’alimentation organisée par l’office parlementaire des choix scientifiques et technologiques (OPECST) ;
- 2002, Conférence de citoyen sur « Les changements climatiques et citoyenneté » organisée par la Commission française du développement durable ;
- 2003, Conférence de citoyens sur « Le devenir des boues domestiques issues de station d’épuration », organisée dans le cadre du Débat national sur l’eau.
B) Sondage délibératif
Méthode de construction d’une opinion publique, mise au point par le politiste américain James Fishkin et utilisée aux Etats-Unis, le sondage d’opinion délibératif consiste à soumettre un panel de citoyen représentatif de la population à un processus intense d’information et de discussion puis de mesurer l’évolution de l’opinion des participants sur le thème abordé. Durant le processus, les participants délibèrent et ont la possibilité de poser des questions à des représentants du monde politique et à des expert
http://www.debatpublic.fr/notions_generales/autres_experiences.html