Dans ce livre sur une société sobre, la tonalité générale des intervenants est de faire confiance à l’interventionnisme étatique, laissant fortement de côté le problème de la responsabilité individuelle dans la marche du monde. Rien par exemple sur la simplicité volontaire ou l’autolimitation. Dommage, parce que ce livre est riche d’idées nouvelles, par exemple le fait qu’il n’y a aucune harmonie spontanée entre les trois piliers du « développement durable », l’économique, le social et l’écologique : « Il n’y a rien de moins durable que le développement durable ! »
1/7) introduction
Voici l’idée générale qui sous-tend l’ensemble : « Contrairement à ce que prétendent les statistiques économiques, nous sommes en période de décroissance depuis le milieu du XXe siècle. La croissance économique s’est faite aux dépens d’une forte décroissance du capital naturel. Il est tout de même étonnant que le monde capitaliste ait exclu le capital nature de ses calculs. » Nous, défenseurs de la biosphère, cela ne nous étonne pas !
Un oubli important, souligné par Marcel Gauchet : « Le présent ouvrage, qui se voudrait une contribution pour une refondation écologique et solidaire de nos sociétés, fait l’impasse à peu près complète sur la démographie planétaire. Il s’agit, nous dit-on, de reprendre le contrôle des conditions d’existence de nos sociétés, mais il y a une donnée devant laquelle on s’incline comme une fatalité : des six milliards et quelques d’humains d’aujourd’hui, nous allons passer à neuf milliards autour de 2050, après quoi, miracle, le problème se sera résolu tout seul par stabilisation spontanée. C’est pourtant bien, que l’on sache, un paramètre sur lequel nous avons une certaine prise. Bref, l’urgence d’agir dont on nous parle tant s’applique au domaine démographique ou n’a pas de sens. »
Quelques extraits supplémentaires :
2/7) L’acceptation des contraintes
Les difficultés d’une recomposition sociale sont politiques et tiennent à la question de l’autoacceptation par l’opinion de contraintes fortes. L’opinion doit accepter des contraintes opposées à ses désirs (de déplacements sans limites, de puissance sans limites, de consommation sans limites). On se confronte au fait que le libéralisme, doublé d’une puissance de feu marketing sans égale, a fini par faire croire à l’opinion qu’il était possible et même souhaitable de faire le contraire. Le discours réaliste sur les contraintes est même interprété comme un discours malthusien ou castrateur. Le déni est très fort et il fait le lit des sceptiques démagogiques qui entretiennent la tentation de penser que la technique va nous « sauver ».
Mais la montée des périls est de mieux en mieux perçue, ce qui facilite la remise en cause des paradigmes dominants. Les entreprises doivent inverser leur discours et ne plus exacerber les appétits de leurs clients présents ou potentiels. Il faut empêcher la capacité des banques à prêter au-delà des dépôts à vue et de l’épargne qu’elles collectent, de sorte que leur capacité de création monétaire se réduise. Elles redeviennent des organismes chargés simplement de faire de l’intermédiation entre épargne et crédit. Ces mesures coercitives doivent être accompagnées d’un financement des investissements écologiquement nécessaire par le biais de création monétaire publique.
Les changements nécessaires supposent une discipline collective qu’il n’est possible d’atteindre que dans des communautés politiques fortement intégrées et proches. Les meilleures règles édictées au niveau mondial ou national se perdraient dans les sables sans les relais d’autorité dans lesquelles les citoyens se reconnaissent et auxquelles ils font confiance. La démocratie exige sans doute de « penser global », mais elle réclame tout autant d’agir local.
3/7) Faut-il compter sur le droit ? (Marie-Angèle Hermitte)
Ma tâche sera d’évaluer si le droit peut jouer un rôle dans la construction d’une société sobre. Si l’on part du mot sobriété, cela n’incite guère à l’optimisme. Il charrie des idées de tempérance, modération, retenue, simplicité, absence de superflu, voire dépouillement, austérité, frugalité – idées qui, si elles sont aussi anciennes que la philosophie morale, semblent avoir été définitivement reléguées par une morale contemporaine de l’excès, de la démesure, de l’intempérance, de l’outrance, de l’enflure et du délire.
Si l’on veut inscrire la sobriété comme finalité d’une société qui veut « libérer la croissance », le droit n’est d’aucune aide et sera même un obstacle en ce sens qu’il faudra déconstruire des pans du droit conçus pour la croissance. Aujourd’hui le pacte social est fondé sur le développement durable, pas la sobriété. Une réglementation calée sur les seuls « besoins essentiels » et déclarée incompatible avec la libre circulation des marchandises pourrait nous donner une indication de ce que serait une société sobre. Ainsi l’administration danoise n’autorisait l’adjonction de vitamines dans l’alimentation que dans la mesure où cet enrichissement répondait à une « besoin nutritionnel ». Mais la Cour de justice des communautés européennes a déclaré cette pratique incompatible avec la libre circulation des marchandises ! La première étape est donc d’arriver à ce que la sobriété soit reconnue comme finalité. Ce n’est qu’une fois la finalité énoncée et partagée que le droit peut mettre à son service l’énergie interne que lui fournissent ses instruments. Alors la hiérarchie des normes se mettra progressivement en ordre de bataille pour servir un nouveau maître, en utilisant le contrôle de constitutionnalité des lois, de légalité des règlements, etc.
Depuis la convention de Rio de 1992 sur la biodiversité, l’établissement de « zones protégées » est renversant au sens propre du mot : il constitue pour l’humanité moderne un premier niveau d’apprentissage du retrait, du partage des territoires avec les non-humains, alors que jusqu’ici l’objectif était toujours celui d’une expansion continue. Mais ce projet marque non pas la sobriété mais une tentative d’autolimitation. En France la Charte de l’environnement est bien seule à s’être affiché comme « nouvelle étape du pacte de la nation », mais elle ignore la sobriété.
Quelques exemples pris dans des conférences de citoyens montrent ceux-ci conscients de leurs responsabilités vis-à-vis de la Terre et relativement capables de penser leur autolimitation. Le principe Alara (1977), « aussi bas que raisonnablement possible compte tenu des facteurs économiques et sociaux » semble meilleur que le principe de précaution. Ce principe qui s’applique dans la gestion de la radioprotection, aux travailleurs et à l’environnement, consiste à admettre qu’il faut maintenir les doses d’exposition aussi bas qu’il est possible. L’appliquer dans tous les domaines de la technique équivaudrait à une forme de sobriété.
4/7) Limites de la pensée économique
La pensée économique est essentiellement un Business Positioning System. Dans l’ensemble de ce corpus, on ne trouve quasiment jamais de « problèmes aux limites » comme ils sont nombreux en physique, c’est-à-dire des représentations indiquant ce qui se passe lorsque les grandeurs atteignent les bornes du domaine. Copenhague a été un révélateur historique. Les représentants des nations et leurs conseillers n’ont pas trouvé de « mécanisme économique vertueux ».
La perversité des calculs de type ACB (analyse coûts-bénéfices) fait que plus l’environnement se dégrade, plus les moyens de survie se valorisent, donc leur valeur d’option croît. Nous utilisons de l’eau, des sols, des métaux, de l’énergie mais le prix de la constitution de ces ressources n’apparaît jamais sur nos factures. Nous payons uniquement le travail et les rentes. Nous ne payons rien pour le cycle de l’eau, la stabilité du climat, l’existence d’un océan propice à la vie, la photosynthèse ou l’action des abeilles ! En termes de PIB, il est plus rentable de polluer et de dépolluer plutôt que de produire « propre » du premier coup.
Hors de l’analyse économique, il y a donc le lieu du politique et de la pensée écologique.
5/7) Limites de l’évolution technique (André Lebeau)
La technique est d’abord l’outil qui permet d’accroître indéfiniment le rythme des prélèvements que l’homme impose aux ressources planétaires et, par voie de conséquence, le volume des déchets qu’il rejette dans l’environnement. A cela s’ajoutent les effets induits de la technique sur l’évolution démographique. De là s’engendrent l’insuffisance des ressources renouvelables, l’épuisement des ressources non renouvelables, la destruction de la biodiversité et l’altération de l’environnement.
L’évolution technique permet de résoudre une partie des problèmes dont elle est la source. Cette rétroaction a été ignorée ou sous-estimée par ceux qui se sont penchés, dans le passé, sur le problème des limites. Mais Malthus s’est trompé sur les échéances, non sur le fond. Notre rencontre avec un objet de dimension limitée - la Terre - par rapport auquel toute notion de compétition est dépourvue de sens est un phénomène absolument sans précédents dans l’histoire humaine. La technique est assujettie à certaines lois, la nature ne peut être bernée. Un premier inventaire de ces interdits est aisé à dresser :
- Le système technique ne peut pas créer de matière ;
- Le système technique ne peut pas créer d’énergie ;
- Le système technique ne peut pas changer les lois de la mécanique céleste ;
- Le spectre des fréquences électromagnétiques est une ressource non consommable, mais limitée et unique ; etc.
Une autre limite à l’évolution du système technique, c’est que la Terre n’est plus dans l’état où l’homme l’a trouvée. Les processus tectoniques avaient créé des zones enrichies en certains éléments chimiques indispensables à l’activité technique (nickel, cobalt, tungstène, etc.). L’épuisement des gisements conduira à exploiter des ressources de plus en plus pauvres, nécessitant des quantités sans cesse croissantes d’énergie. Il ne me semble pas exagéré de dire que, si l’homme préhistorique avait trouvé la Terre dans l’état où elle est aujourd’hui, il n’aurait pu accéder aux âges du cuivre, puis du bronze. Prenons un exemple concret, le phosphore, indispensable à la vie végétale, dont à l’agriculture, sous forme de phosphate.
Il existe des gisements de phosphate dont le contenu est estimé à 62 milliards de tonnes, donc 15 directement exploitables. On a extrait, en 2008, 161 millions de tonnes et le taux de croissance est de 2 à 3 %. On estime donc que les réserves restantes permettront de satisfaire les besoins agricoles pendant un à deux siècles. C’est très court, et il n’existe pas de substitution au phosphore. Cela signifie qu’on devra l’emprunter à des gisements de plus en plus pauvres au prix d’une dépense énergétique de plus en plus grande. On couplera ainsi fortement le coût des engrais au coût de l’énergie. Nourrir 9 milliards de personnes en 2050 devient ainsi problématique.
Le progrès des NBIC (Nano-Bio-Info-Cogno) ne se heurte dans l’immédiat à aucune loi physique. Mais leur rapport à la production de céréales est, au mieux, indirect. Or l’homme vit de bonne soupe, il ne se nourrit pas de digits. La science-fiction s’affranchit des limites, mais elle décrit des futurs qui ne sont pas possibles. C’est une démarche de même nature qu’empruntent ceux qui expriment que la technique viendra à bout de tous les problèmes qui s’attachent à la pérennité de l’espèce humaine. Au-delà de la fascination que peut exercer le progrès fulgurant des techniques depuis deux siècles, il convient de porter attention aux contraintes qui limitent leur pouvoir, et singulièrement en ce qui concerne la satisfaction des besoins primaires de l’animal humain.
6/7) Citations
- La compétence scientifique n’est pas un gage d’intelligence sociale et politique ; l’expertocratie est le plus faillible des régimes.
- La substituabilité du pétrole par d’autres ressources est limitée parce que les énergies renouvelables ne peuvent atteindre la puissance (énergie par unité de temps) du pétrole.
- La tendance haussière du pétrole va induire sur les marchés à terme des prix futurs actualisés supérieurs au prix spot du brut. La bulle se gonflera progressivement, faite de vagues successives. Cette bulle se serait amorcée dès 2008 si la crise des subprimes n’était pas venue donner un coup de frein imprévu à la demande énergétique.
- Les sociétés riches dépendent tellement de l’énergie qu’un sevrage abrupt se solderait en quelques semaines par des millions de morts, ne serait-ce que parce que les usines qui rendent notre eau potable ne fonctionneraient plus, sans oublier la chaîne du froid et le transport nécessaire pour apporter la nourriture dans les villes.
- L’article premier de la loi française de décembre 1991 sur le stockage des déchets radioactifs disait : « les générations futures ont le droit de jouir de cette terre indemne et non contaminée ; elles ont le droit de jouir de cette terre qui est le support de l’histoire de l’humanité. »
- Il n’y aura pas de sortie de la myopie démocratique si les citoyens ne sont pas eux-mêmes les défenseurs d’une conscience élargie du monde dans le temps et dans l’espace.
7/7) conclusion
Une société dans laquelle les seules valeurs enseignées sont la compétition, la croissance, l’accumulation de puissance, de pouvoir et de biens matériels, ne laisse aucune place au respect, à la reconnaissance, à l’humilité : elle aboutit au pillage des ressources. Cette surexploitation des ressources devrait nous conduire à plaider pour la sobriété. Hans Jonas nous a donné une formulation lumineuse : « Si donc la nature inédite de notre agir réclame une éthique de la responsabilité à long terme, commensurable à la portée de notre pouvoir, alors elle réclame également au nom même de cette responsabilité un nouveau type d’humilité – non pas une humilité de la petitesse, comme celle des anciens Grecs, mais l’humilité qu’exige la grandeur excessive de notre pouvoir de faire sur notre pouvoir de prévoir et de juger. » (Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique)
Cette transformation se fera par une convergence de l’esprit scientifique et d’un système de valeurs, une alliance entre science et spiritualité. La spiritualité, qui peut être religieuse ou laïque, reconnaît que le monde est plus vaste que ce que nous percevons. La spiritualité nous inspire à la fois humilité et joie d’être simple partie d’un tout. Le but de la vie, c’est la paix et l’équilibre. Ce but ne s’applique pas qu’aux humains, mais aussi à leur relation avec la nature et l’univers. Les dix millions de milliards de fourmis représentent une masse plusieurs fois supérieure à celle des humains. Chaque jour, elles mangent des millions de tonnes de matière organique, aménagent des kilomètres de routes et déplacent des tonnes de matériaux. Elles se reproduisent à des allures fulgurantes et les 12 000 espèces ont envahi toute la surface de la terre. Cette profusion, au contraire de celle des humains, se fait sans destruction de biotopes ni d’espèces, et sans déchet qui ne soit immédiatement utile à d’autres. Les fourmis nous montrent l’exemple d’une économie stationnaire, sobre, qui s’adapte à toutes les situations, sans croissance globale.
Si l’humanité n’est pas capable d’un sursaut moral assez tôt, il faudra s’attendre à l’effondrement général de la civilisation matérialiste industrielle. Famines, pollutions, conflits violents et épidémies élimineront la moitié de la population humaine, pendant que les installations nucléaires en ruines répandront une fine couche de radioactivité sur d’important territoires de l’hémisphère nord.
(PUF)