1/4) introduction : Quand l’énergie sera rationnée…
En France, le rationnement fait presque immédiatement penser aux heures sombres de la Seconde guerre mondiale. Mais au Royaume-Uni, les choses sont différentes : là aussi le rationnement est associé à la période de guerre, mais si le rationnement a été une période difficile, il a été aussi l’un des principaux instruments grâce auxquels la démocratie a pu s’organiser pour traverser la tourmente des pénuries.
Côté militants, le débat est porté par les Transition Towns : leur réflexion sur l’imminence du pic pétrolier les mène logiquement à imaginer des formes nouvelles de rationnement : une distribution raisonnée de l’énergie leur semble la seule solution pour qu’une pénurie importante n’entraîne pas automatiquement une explosion des prix et des inégalités sociales. Des groupes d’activistes nommés CRAGs (Carbon Rationing Action Groups) ont tenté depuis 2005 de s’appliquer à eux-mêmes un rationnement de ce type, moyen de réclamer sa généralisation à l’ensemble de la population britannique.
Côté institutions, le gouvernement britannique finance depuis quelques années des études préparatoires à la mise en place d’une « carte carbone ». Il s’agirait d’un système de quotas de carbone individuels et échangeables – autrement dit d’un mécanisme national de rationnement des consommations d’énergie.
Avec un pétrole inexorablement plus rare et plus cher, sommes-nous capables de concevoir une forme de « rationnement solidaire » qui, au lieu d’être un outil de surveillance et d’oppression, participerait au contraire à garantir la paix et la démocratie dans les périodes troubles à venir ?
2/4) le point de vue d’un politique, Yves Cochet
Silence : Votre conception sur le rationnement a-t-elle évolué depuis 2005 (Pétrole apocalypse, Fayard) ?
YC : J’écrirais encore la même chose. Nous sommes depuis longtemps dans un système de rationnement par les revenus et les prix. Les riches ne se rationnent pas, les pauvres se rationnent, par définition. Tout dépend de la solvabilité, c’est très inégalitaire ; là se trouve l’argument principal pour le rationnement. Dans un système où les ressources de base vont devenir plus rares et plus chères, si on reste au système revenus-prix, les inégalités vont se creuser énormément et il y aura des révoltes. Il faut donc un partage équitable, tout humain a droit à une part identique au niveau énergétique et alimentaire.
Silence : Le rationnement se justifierait par l’imminence du pic pétrolier ?
YC : Le pic de pétrole conventionnel fut atteint sans doute en 2005. Pour tous les liquides hydrocarbonés (le pétrole non conventionnel), ce fut en 2008. C’est ce que pensent les gens de l’ASPO. On doit envisager les changements économiques et sociaux considérables qui nous attendent dans la perspective réaliste de la déplétion pétrolière et gazière, et plus généralement de la déplétion nette qui a déjà commencé. L’énergie nette, c’est celle qui est finalement accessible aux utilisateurs, industriels, services publics, familles. C’est l’énergie produite dont on soustrait l’énergie qui a été utilisée lors de sa production. Il y a un siècle, il fallait à peu près 1 baril de pétrole pour en mettre 100 dans le réservoir de votre voiture ; maintenant, il faut 1 baril pour en mettre 15 seulement. On voit que ce rapport a déjà baissé, il continuera de baisser.
Silence : Sommes-nous si dépendants de l’énergie qu’il faille envisager de la rationner ?
YC : Ceux qui souffriront le moins du peak oil, ce sont ceux qui ont une empreinte énergétique très faible, avec des moyens de subsistance extrêmement sobres. Cela représente à peu près la moitié de l’humanité. Alors que nous, occidentaux, nous ne savons pas survivre en nous passant de pétrole. Et nous avons aussi totalement oublié comment faire pour vivre sans instruments électriques.
Silence : Alors, comment voyez-vous l’avenir ?
YC : Au départ, ce seront les prix qui feront le rationnement suite au peak oil. Il y aura de l’inflation, et les pauvres se serreront la ceinture parce qu’ils ne pourront pas acheter. Ce sera un rationnement très inégalitaire. Dans les années 2020, il est probable que les prix seront si hauts qu’il faudra organiser un rationnement pour l’énergie et pour l’alimentation, sous la forme de tickets ou de cartes carbone. Ce rationnement devra être équitable, sinon les gens se révolteront. Puis l’Etat n’aura plus les moyens de gérer la pénurie à l’échelon national, la guerre civile éclatera dans la moitié des pays du monde. Toute la chaîne logistique d’apport de l’énergie aura du mal à se maintenir. Dans ces circonstances, la résistance au chaos sera locale, tendue vers l’autonomie énergétique et alimentaire à l’échelon d’un petit territoire. Cela fera un monde plus fragmenté. Il faut anticiper cette vie future en commençant la transition dès aujourd’hui, afin que les villes et les villages soient vraiment résilients vers 2025 (cf. Transition Towns).
Silence : Pour un député, parler de rationnement n’équivaut-il pas à un suicide politique ?
YC : L’appareil cognitif humain semble incapable d’envisager le peak oil et d’anticiper le rationnement pour demain. Il ne faut donc pas parler que de ça, il faut diversifier les thèmes, mais en gardant cette grande question à l’esprit.
Silence : Vous arrive-t-il d’évoquer la question du rationnement à l’Assemblée nationale ?
YC : Les députés ont maintenant admis qu’il y a un problème d’offre énergétique, alors qu’il y a cinq ans, ils ne l’admettaient pas. Pendant la discussion de la loi POPE en 2004-2005, quand je parlais du peak oil, ils ne m’écoutaient pas, voire me prenaient pour un fou. Mais il y a deux ans, quand j’ai proposé un groupe d’étude sur les pics pétroliers et gaziers, ils ont accepté. Le fait que ça soit un problème est maintenant admis.
précisions : Sous l’égide du groupe de travail parlementaire sur les pics pétrolier et gazier présidé par le député Yves Cochet, trois tables-rondes ont préparé le sommet de Copenhague :
- Transports : Climat de crise ? Climat en crise !
- L’automobile, sortie(s) de crise ?
- Infrastructures, mobilité ou bougisme ?
3/4) contraction et convergence : la carte carbone réinvente le rationnement
La carte carbone reprend une idée centrale des négociations climatiques : le principe de « contraction et convergence ». Contraction, fixer politiquement un objectif chiffré de réduction des rejets de CO2 dans l’atmosphère. Convergence, définir la contribution de chaque pays à cet effort, pour aboutir finalement à une égalité d’émissions par personne. Cette méthode à été proposée en 1990 par le Global Commons Institute, et a été ensuite reprise par l’ONU. Le sommet de Copenhague aurait d’ailleurs dû se conclure par un objectif chiffré de contraction, et un accord sur les moyens d’y converger.
Le même système de rationnement qui peut nous empêcher de rejeter trop de GES quand l’énergie est surabondante, peut aussi assurer un partage équitable du peu d’énergie disponible en temps de pénurie. On en reviendrait ainsi à l’usage le mieux connu du rationnement : « La seule façon de s’assurer que tout le monde a sa juste part d’une ressource qui s’est raréfié ; en période de pénurie, si le rationnement n’existait pas, les gens le réclameraient. » (David Fleming, Energy and the Common Purpose, 2007)
Dans le guide d’aide à la formation d’un groupe local de transition, The Transition Handbook, le rationnement est présenté comme incontournable : « Le rationnement doit sa mauvaise réputation à son association à l’idée de pénurie… alors qu’il est une réponse à la pénurie, et non sa cause (…) Le mot rationnement présente deux aspects qui, tout en étant liés, sont bien distincts : d’une part la garantie d’un minimum de partage, et d’autre part la limitation de ce que les gens sont autorisés à consommer. Beaucoup d’entre nous rejetons le second, mais en temps de pénurie nous exigeons le premier… » (Rob Hopkins, The Transition Handbook. From oil dependency to local resilience, 2008).
4/4) Controverses autour de la carte carbone
Premier avantage, la carte carbone instaure une limite collective alors que la taxe carbone ne fixe aucun seuil de limitation de la consommation d’énergie. De plus on sait que la consommation d’énergie est peu élastique par rapport au prix : cela signifie que notre société est tellement dépendante du pétrole que, en cas de hausse des prix, elle aurait plutôt tendance à payer davantage qu’à diminuer sa consommation. Autre point fort du rationnement, le partage de rations en parts égales. La répartition initiale des quotas échappe à la loi de l’offre et de la demande ; donc même les plus pauvres sont assurés de disposer d’un minimum d’énergie. Sans cela les plus riches tendraient à s’accaparer le peu d’énergie disponible si le prix explosait. Troisième point fort, la prise en compte de l’urgence. Avec l’aggravation du changement climatique et de la crise énergétique, il est probable que nous entrions dans une longue période d’instabilité, avec de possibles ruptures d’approvisionnement énergétique. Ce n’est pas au moment où les cuves seront vides qu’il faudra s’interroger sur les vertus du rationnement.
Premier point faible de la carte carbone : une carte à puce pose problème à tous ceux qui s’inquiètent du fichage des données privées. Certains proposent de distribuer des cartes non nominatives, ou des quotas en papier difficilement falsifiables. De plus dans les projets, les quotas peuvent être revendus sur un « marché du carbone ». Les riches doivent-ils avoir le droit d’acheter davantage de quotas et de polluer plus, sous prétexte qu’ils sont riches ? On rejoint là les dénonciations des nombreux effets pervers de la finance carbone. Yves Cochet propose que les quotas individuels deviennent, avec le temps, de plus en plus fondants et non échangeables. Troisième problème, si la carte carbone est mis en place dans un seul pays, on imagine que les frontaliers seraient tentés d’acheter ailleurs. Il faudrait imaginer des systèmes d’harmonisation entre pays limitrophes.
Enfin, le mot « rationnement » semble chargé de connotations négatives, ce qui incite de nombreux chercheurs à parler plutôt de « quotas ». Il est évidemment tentant de contourner la question en multipliant les euphémismes et les périphrases pour éviter de bloquer le débat par des mots. Mais il est plus franc de poser clairement les termes du problème, même s’ils ne sont pas gais à entendre : pénurie, rationnement, etc. Un débat démocratique clair ne se construit pas sur des euphémismes.