Claude Lorius est un glaciologue de 78 ans aujourd'hui. Il a mis en évidence l'évolution des températures du passé piégée dans les bulles d'air contenues dans les carottes de glace. On en a déduit que la main de l'homme, inventant la machine à vapeur, a du même coup déréglé la machine thermique du monde. Si les prévisions du GIEC se réalisent – une augmentation de quelques 5°C des températures d'ici la fin du XXIe siècle -, la Terre n'aura pas eu aussi chaud depuis le maximum thermique du Paléocène Eocène il y 56 millions d'années !
Aussi courte soit-elle, l'ère anthropocène est à la fois l'âge d'or – celui des grandes découvertes, du progrès scientifique, de la démocratie, de l'allongement de la vie -, et l'ère de l'aveuglement. Voici quelques extraits de son livre :
1/4) l'observation scientifique des variations climatiques
Charles David Keeling sera le premier en 1958-59 à donner l'alerte du haut des 3400 mètres d'altitude de l'observatoire du Mauna Loa à Hawaï : la teneur en gaz carbonique relevée dans l'atmosphère s'y avérait en concentration anormale et en augmentation. Une centaine de stations installées au fil des ans à travers le monde viendront confirmer son travail. Et son intuition. Keeling, analysant tous les facteurs de production et d'absorption de gaz carbonique, en déduit que ce phénomène est le résultat de l'activité humaine – déforestation et consommation des énergies fossiles. Avant la révolution industrielle, le niveau de gaz sur la Terre est resté stable pendant des milliers d'années à 280 ppm pour les périodes chaudes – et seulement à 180 ppm pendant les âges glaciaires du Quaternaire. Mais ça, on ne le savait pas encore. Ce sont les glaces de l'Antarctique qui nous en livreront le secret. La concentration des différents isotopes qui constituent la glace est corrélée à la température à laquelle elle s'était formée. Il apparaissait ainsi qu'on pourrait reconstruire les climats du passé en remontant dans le temps par des forages profonds dans les glaces polaires.
Les carottes d'Oeschger prélevées dans l'Ouest de l'Antarctique vont montrer sur la période qui court depuis le début de la révolution industrielle une progression régulière de la teneur en CO2 au fil des ans. L'information vient corroborer la courbe de Keeling. Sur une toute petite période de 200 ans, qui démarre approximativement au milieu du XIXe siècle, - le siècle des sciences et des techniques, ces jours heureux où l'homme occidental s'émancipe des saisons, de l'obscurantisme et des royautés -, voici que d'un seul coup les courbes de la température, du dioxyde de carbone et du méthane se mettent à grimper de façon exponentielle en une ahurissante envolée. Le puzzle se met en place. La seule chose qui manque désormais est une vision plus lointaine pour avoir la preuve sur le long terme que cette augmentation est réellement une anomalie et non pas un hasard de conjoncture. Pour cela, le mieux serait de pouvoir utiliser les glaces que les Soviétiques ont prélevées à Vostock : plus de 2 kilomètres d'une immense carotte couvrant une période de... 150 000 ans. Mais les glaciologues russes ne disposaient pas des techniques spécifiques pour exploiter la mémoire des glaces, un domaine dans lequel notre équipe était connue depuis la publication des résultats du Dôme C (900 mètres de profondeur). L'équipe de Grenoble a donc traqué les molécules contenues dans les bulles d'air à Vostock : températures et teneur en CO2 vont de pair.
La conférence internationale sur le climat tenue à Villach en 1985 pourra conclure que les émissions de CO2 conduiraient dans la première moitié du XXIe siècle à une température que les hommes n'ont jamais connue. Des courbes sur 160 000 ans sont publiées le 1er octobre 1987 dans Nature. Pour la première fois, nous confortons par des données la vieille idée des physiciens d'un lien entre climat et CO2. Aujourd'hui, nous avons une vision des climats et de l'atmosphère terrestre qui remonte jusqu'à 800 000 ans avant notre ère. Les grandes périodes de chaud et de froid du climat sont causées par le forçage orbital et amplifiées par les faibles variations du CO2 engendrées par ce réchauffement. La nouveauté est que, sur les trois derniers siècles, l'homme est venu perturber ces variations. Résultat, des fourchettes de températures de 2 à 6 °C supplémentaires d'ici la fin du siècle, accompagnées de leurs lots de malheurs et de catastrophes.
2/4) une nouvelle ère, l'anthropocène
Il y a 11500 ans, les débuts de l'Holocène sont marqués par une hausse de la température sur la Terre, suivie, il y a 8000 ans, par une stabilisation du niveau des océans. Depuis, les oscillations de températures n'ont jamais dépassé 1 °C. Cette stabilité fut pour beaucoup dans le développement des sociétés humaines qui vont se sédentariser. Or la Terre que nous habitons est aujourd'hui confrontée à un danger qu'elle n'attendait pas, que nous n'attendions pas : la prolifération d'une espèce endémique et invasive dont l'influence a aujourd'hui transformé l'atmosphère, ravagé l'hydrosphère, décimé la biosphère et modifié la lithosphère : nous. La liste est longue de notre implication dans le bouleversement des échanges gazeux de l'atmosphère sans que cela ne semble changer au final quoi que ce soit dans les comportements des gens. En 2009, au cœur de la crise économique, les constructeurs français font un record avec 2,25 millions d'automobiles vendues.
L'industrie décolle, l'économie décolle, les avions décollent. C'est l'ère des grandes vitesses et des grandes dépenses d'énergie. C'est Prométhée franchissant le mur du son. Nous utilisons mondialement seize fois plus d'énergie aujourd'hui qu'au début du XXe siècle. De plus, en modifiant l'hydrosphère, l'homme a également modifié la lithosphère. Selon la commission de stratigraphie de la Royal Geological Society de Londres, « la réaction du climat aux gaz à effet de serre et l'ampleur du changement de la biosphère rendent vraisemblable l'idée que nous soyons entrés dans une nouvelle époque sans comparaison possible avec aucun autre épisode interglaciaire du Quaternaire.... En d'autres termes, l'évolution elle-même a été orientée vers une nouvelle trajectoire ». En 2000, Stoermer et Crutzen proposèrent dans la newsletter de l'IGPB d'appeler cette nouvelle ère Anthropocène.
Venu des sciences de la Terre, le concept émergent d'Anthropocène envahit déjà le champ des économistes, des historiens et des sociologues. Graham Turner a comparé récemment la réalité des trente dernières années avec les prévisions du rapport Meadows de 1972 : les changements observés dans l'évolution de la production industrielle et alimentaire ainsi que la pollution sont exactement tels que les modèles du MIT l'avaient prévu. Pour Jacques Grinevald, la faute originelle de l'Homo anthropocenus est à chercher dans l'univers de l'ingénieur. Une civilisation thermo-industrielle où tout repose sur la puissance motrice du feu chère à Sadi Carnot.
3/4) les conséquences de l'anthropisation de la planète Terre
La bombe atomique nous avait fait comprendre une chose : nous pouvions tout casser. L'homme est devenu une force géologique, et même sans doute la principale agissant aujourd'hui sur la Terre. Nous transformons la Terre tel qu'aucun autre événement cosmique, tellurique ou géologique ne l'a fait de manière aussi brutale depuis des millions d'années. Nous avons changé d'ère, bienvenue dans l'ère des humains, l'anthropocène : sols détruits, acidification des océans, destructions d'espèces animales ou végétales, ressources pillées, déchets éparpillés. A vrai dire, l'anthropocène n'est pas l'ère des humains, c'est une ère de crise.
Quelle est donc la sagesse de cet homme qui est en train de faire de sa planète un désert et de ses sous-sols une terre morte ? de ses campagnes, à coup de pesticides, un charnier ? Le genre humain est une espèce à la fois capable de construire des sociétés collectives et d'ériger la concurrence, la guerre et la prédation. Le modèle occidental dans lequel nous vivons – qui est devenu un modèle universel – a mis sur un piédestal le pouvoir de l'argent face à celui de la sagesse. Il est difficile de se battre contre les intérêts catégoriels et les agendas à courte vue.
La civilisation gagne, ou du moins croit-elle gagner ? Tant que les occidentalisés poursuivent leur course en avant, ils pensent qu'ils sont vivants. Et c'est ainsi que nous construisons des tours toujours plus hautes, que nous asséchons des mers, détruisons des terres vierges, dynamitons les atolls, déboisons les terres vierges, sans regarder, ou si peu, en arrière. Autrefois nous savions peu de choses, mais nous avions du bon sens. Aujourd'hui nous savons presque tout, mais nous avons perdu le sens. L'homme, dans sa quête du bonheur, a inventé les armes de sa propre destruction : guerre nucléaire, dérèglement climatique, pandémie… tout peut arriver.
Que se passe-t-il quand on aura tout mangé, tout utilisé, tout pollué ? C'est quand, le bord du gouffre ? Le jour où le dernier puits de pétrole percé à grand renfort de dollars et de hautes technologies par 4000 mètres de profondeur dans les fonds marins de l'Arctique, le jour où la dernière veine de charbon aura été saignée, la fin de l'énergie tissera le linceul de ce qu'on appelle la modernité. Nous ne pouvons nous empêcher d'être possédés par un pessimisme profond. Oh ! Non pas que l'homme soit menacé ! Il s'entrégorgera, il se déplacera, il mourra de faim, de soif, de maladies, mais il ne disparaîtra pas. La banquise aura disparu qu'il sera encore là. A s'autodétruire. Nous ne sommes pas pessimistes sur sa survie, nous sommes pessimistes sur sa sagesse, sur sa compréhension qu'il vit une époque charnière sans précédent ; qu'il doit veiller sur la Terre de ses enfants. Nous sommes inquiets sur son sens de la responsabilité.
4/4) quelques perspectives pour notre futur
Le probable est la désintégration. L'improbable mais possible est la métamorphose. La question du dépassement est essentielle dans l'histoire d'une civilisation. Une population qui franchirait le seuil au-delà duquel elle ne peut plus assurer le renouvellement de ses ressources s'expose inévitablement à son propre effondrement. Il apparaît que ce pisse-froid de Malthus avait raison d'affirmer qu'il y avait une limite à l'expansion humaine, au-delà de laquelle l'humanité serait en crise... mais qu'il est très difficile à l'homme d'admettre ce type de raisonnement. Personne n'avait jamais manifesté dans la rue pour réclamer des téléphones portables... Cela n'avait jamais été une nécessité... Qui aujourd'hui accepterait de s'en passer ? C'est la fin du pétrole qui peut nous réveiller. Qui est en train de nous réveiller. Si nous sommes pessimistes sur l'aveuglement des hommes, nous sommes optimistes sur leur conscience de leurs intérêts bien compris : les choses vont bouger parce que nous y sommes contraints et forcés.
Bientôt nous n'aurons plus à opter ou non pour la décroissance, elle sera inéluctable. Le catastrophisme peut être déprimant, il est aussi diablement efficace lorsque la mobilisation devient essentielle. La seule question qui se pose dorénavant à nous, c'est : que voulons-nous faire de ce monde dont nous sommes devenus dans le même temps les fossoyeurs et les gardiens ? Les gardiens parce que les fossoyeurs... 6,8 milliards d'individus confinés sur une planète qui a utilisé ses réserves et ses vivres n'ont plus qu'à apprendre la solidarité qui aide à lutter, la peur qui maintient éveillé, la joie qui, chaque jour, donne un sens à la vie. Car l'homme a trois qualités qu'aucune autre espèce n'a jamais réunies : le savoir, le sens collectif et la sagesse.
Tant que nous considérerons la planète comme la propriété exclusive de la race humaine, nous continuerons, en saccageant la nature et en exterminant les autres espèces, de scier la branche de plus en plus fragile sur laquelle nous sommes assis : la biosphère. L'anthropocentrisme est un sentiment extrêmement ancré dans notre esprit. C'est seulement dans les années 1970 que renaît l'idée fondamentale que tout est interrelié, que le vivant est une partie intégrante du système Terre et que l'homme est une espèce sacrément invasive qui risque de déséquilibrer le tout. Le XIXe fut une erreur, le XXe une catastrophe, et le XXIe ? On verra...
Si un jour, dans des milliers d'années, nous revenons dans l'ère glaciaire, nous serons contents d'avoir gardé une parka, un vieux tournevis, et la faculté de sourire.
(Actes Sud)