1/8) La ville cannibale (Marcel Hénaff) ;
Rousseau, lui qui arrive de sa province, lui qui n’a jamais connu ni l’école ni l’Université, qui n’appartient à aucun cercle savant, surgit dans les salons et dit : « Cette ville qui fait votre fierté n’est que la figure extrême d’une civilisation qui a échoué, qui a dénaturé l’homme. » Voici quelques citations de Jean-Jacques Rousseau :
- Les villes sont utiles dans un pays à proportion de ce qu’on y cultive le commerce et les arts mais elles sont nuisibles au système
rustique.
- Il ne faut point qu’un peuple cultivateur regarde avec convoitise le séjour des villes et envie le sort des fainéants qui les peuplent.
- A mesure que l’industrie et les arts fleurissent, le cultivateur méprisé, chargé d’impôts nécessaires à l’entretien du luxe et condamné à passer sa vie entre le travail et la faim, abandonne ses champs pour aller chercher dans les villes le pain qu’il devrait y porter.
- L’impôt détruisant la proportion qui pouvait se trouver entre les besoins du laboureur et le prix de son blé, l’argent vient sans cesse à l’Etat et ne retourne jamais.
- C’est à plus d’un égard que Paris est nourri par les provinces et que la plupart des revenus versés dans cette ville y restent sans jamais retourner au peuple. Il est inconcevable que dans ce siècle de calculateurs, il n’y en ait pas un qui sache voir que la France serait beaucoup plus puissante si Paris était anéanti.
- Tout afflue à Rome, à Paris, à Londres. C’est toujours dans les capitales que le sang humain se vend à meilleur marché.
- Si les villes sont nuisibles, les capitales le sont plus encore. Une capitale est un gouffre où la nation presque entière va perdre ses mœurs, son courage et sa liberté.
- Dans une grande ville, les mœurs et l’honneur ne sont rien parce que chacun dérobant aisément sa conduite aux yeux du public ne se montre que par son crédit et n’est estimé que par ses richesses.
- Les gens de ville ne savent point aimer la campagne ; ils ne savent pas même y être. A peine quand il y sont savent-ils ce qu’on y fait. Les habitants de Paris qui croient aller à la campagne n’y vont point ; ils portent Paris avec eux.
- Les Auteurs, les Gens de lettres, les Philosophes ne cessent de crier que, pour remplir ses devoirs de citoyens, pour servir ses semblables, il faut habiter les grandes villes ; selon eux fuir Paris c’est haïr le genre humain ; le peuple de la campagne est nul à ses yeux ; à les entendre on croirait qu’il n’y a des hommes que là où il y a des pensions, des Académies et des dîners.
- Les paysans sont attachés à leur sol beaucoup plus que les citadins à leur ville.
- Les hommes ne sont point fait pour être entassés en fourmilières, mais épars sur la terre qu’ils doivent cultiver. Plus ils se rassemblent, plus ils se corrompent. L’homme est de tous les animaux celui que peut le moins vivre en troupeaux. Les villes sont les gouffres de l’espèce humaine.
- Le 1er novembre 1755, un tremblement de terre, suivi d'un raz-de-marée et d'un incendie, ravagea Lisbonne. Convenez que la nature n’avait point rassemblé 20 000 maisons de 6 à 7 étages ; si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre.
- J’aime encore mieux voir les hommes brouter l’herbe dans les champs que s’entredévorer dans les villes.
- La démocratie suppose un Etat très petit où le peuple soit facile à connaître et où chaque citoyen puisse aisément connaître tous les autres.
2/8) Ecologie politique et hyperpolis (Tiziana Villani)
L’arrachement est ce qui distingue la révolution urbaine du troisième millénaire. Le déplacement massif, induit directement ou indirectement, de millions d’exilés qui errent à la recherche de lieux habitables, a pris des dimensions énormes. Ce que l’on abandonne n’est pas seulement son lieu d’origine, mais sa vérité même, constituée de relations, d’occupations, d’habitudes, d’une langue, de valeurs. Cet exil est le plus souvent sans retour. On fuit dans l’urbain, dans la conviction qu’il s’agit de la seule condition capable de garantir les attentes de futur.
Des groupes de résistance mettent en exergue le raccourcissement des filières pour l’approvisionnement alimentaires, la fin du gaspillage énergétique. A juste titre, Arne Naess, un des pionniers de l’écologie profonde, indiquait dans son texte fondateur Ecosofia l’étroite interdépendance entre la « bonne vie » et le contexte environnemental dans lequel elle devra se décliner : « La crise environnementale contribue, ou pourrait contribuer, à ouvrir nos esprits à la possibilité d’une vie remplie de significations qui, le plus souvent, restent inaperçues, quand elles ne sont pas tout bonnement dénigrées, dans nos efforts de nous adapter à la méga-société urbanisée et techno-industrielle. »
3/8) Guerres d’entropie négative (Zygmunt Bauman)
Je fais remarquer que l’exploitation minière est la métaphore de toute la civilisation moderne. Cette formule s’inspire de la thèse de Lewis Mumford, selon laquelle on peut interpréter l’apparition des pratiques minières des XVIIIe et XIXe siècles comme une révolution culturelle totale :
« L’agriculture favorise l’établissement d’un heureux équilibre entre les éléments naturels et les besoins de la communauté humaine. Ce que l’homme prélève à la terre lui est délibérément restitué ; le champ labouré, le verger, les planches à légumes, les terres à blé, les massifs de fleurs – tous témoignent d’un ordre formel, d’un cycle de croissance. En revanche, le travail de la mine est avant tout destructeur : son produit est un amas sans forme et sans vie, ce qui est extrait ne peut être remplacé. La mine passe d’une phase de richesse à l’épuisement, avant d’être définitivement abandonnée – souvent en quelques générations seulement. La mine est à l’image de tout ce qu’il peut y avoir de précaire dans la présence humaine, rendue fiévreuse par l’appas du gain, le lendemain épuisée et sans forces. »
Que l’agriculture ait ou non cette capacité fabuleuse à défier l’entropie (une capacité largement compromise par les stratégies d’exploitation minière en agriculture et en élevage), l’allégorie de Mumford met parfaitement en lumière l’opposition radicale qui sépare ces deux formes de rapport à la nature. L’archétype de l’entropie négative (le contraire de l’entropie) repose sur une utilisation ordinaire de l’énergie musculaire humaine ou animale, qui est largement renouvelable à la condition de respecter scrupuleusement les limites au-delà desquelles son exploitation n’est plus viable. Par contre l’idée d’une croissance économique perpétuelle s’est, dès son apparition, opposée de façon tranchée à l’idéal de stabilité économique qui avait prévalu jusqu’alors.
4/8) L’unique espoir est dans la sécession (Kirkpatrick Sale)
Aristote déclarait : « A tout Etat correspond une taille limite, comme il y a une taille limite pour toutes les autres choses, plantes, animaux, outils. Aucun ne conserve sa puissance naturelle lorsqu’il devient démesurément grand ou démesurément petit ; car alors il s’en trouve perverti. » Des limites ? Aristote ne pouvait même pas imaginer un monde qui compterait 6,3 milliards de personnes à une époque où la population mondiale était inférieure à 50 millions. Les Etats-cités hellénophones, qui n’étaient pas unifiées en une seule nation, affichaient ensemble tout au plus 8 millions ; Tokyo compte 36 millions d’habitants. Alors, comment pourrait-il nous aider ?
Il se fait qu’il savait qu’aucune entité politique actuelle ne pourrait en aucun cas être démocratique. Aristote pensait principalement en termes de cités : « l’expérience montre qu’il est difficile, voire impossible, d’organiser une cité très nombreuse d’une bonne manière. » A partir de cette mise en garde, nous pouvons commencer à examiner ce qui, dans le monde actuel, pourrait constituer des Etats de taille idéale. Je vous en révèle tout de suite la réponse : des Etats indépendants d’Amérique. Le cas de l’Islande, qui possède le Parlement le plus ancien au monde et qui est une source d’inspiration incontestée pour la démocratie, suggère que 319 000 personnes est un nombre suffisant pour une entité politique indépendante. Parmi les Etats considérés comme les plus libres au monde (libertés civiles, élections libres, médias libres, etc.), 11 ont une population inférieure à la Suède et ses 9,3 millions d’habitants, les seuls Etats de taille importante étant le Canada, le Royaume Uni et l’Allemagne. Quant à l’indice de société durable, qui réunit des paramètres écologiques, seuls de petits pays se voient classés dans les dix premiers, Suède, Suisse, etc. Il y a donc bien une taille optimale à laquelle un Etat peut tutoyer le succès, dans la fourchette de 3 à 5 millions d’habitants, bien qu’il soit certainement possible de réussir en restant en dessous d’un million d’habitants.
La grande taille est un facteur handicapant. La raison en est que les coûts d’administration, de la distribution, du transport et des autres transactions croissent inévitablement – et ceci de manière probablement exponentielle – lorsque la taille du territoire augmente. Gérer toute cette complexité sur de grandes distances devient plus difficile, souvent même au point où l’exercice de l’autorité et de la gouvernance centrale devient impossible. (Ndlr : il est symptomatique qu’Aristote fut l’un des éducateurs d’Alexandre Le grand, dont l’empire n’a pas survécu à sa mort). Ce sont les régions qui deviennent la source effective du pouvoir. (Ndlr : situation actuelle en Chine). J’aimerais vous proposer une loi de la taille du gouvernement : la misère économique et sociale croit en proportion directe avec la taille et le pouvoir du gouvernement central d’une nation. Selon Arnold Toynbee, l’avant dernière étape de toute société, celle qui l’amène directement à son effondrement, est sa brusque unification politique en Etat centralisé.
L’empire romain, les empires ottoman et mongol, les empires espagnol, britannique, français et portugais nous en offrent l’illustration. La consolidation des nations en empires puissants conduit à la guerre, l’autocratie, la surpopulation, la misère, l’inégalité, la pauvreté et la famine. Les raisons à tout cela ne sont pas bien mystérieuses. Lorsqu’un gouvernement croît, il étend à la fois son emprise bureaucratique sur les affaires intérieures et son emprise militaire sur les affaires extérieures. Il lui faut trouver des financements pour cette expansion, ce qu’il peut faire soit par l’imposition, ce qui conduit à la hausse des prix et finalement à la misère, soit par l’impression de nouveaux billets, avec le même résultat. La richesse est également censée provenir de la conquête et de la colonisation, de l’élargissement des territoires pillés au moyen de la guerre. Mais cela se fait au prix d’une conscription militaire accrue et au prix de violences, à la fois pour son armée, pour les civils et pour les forces d’opposition à l’étranger. Résultat : la misère économique et sociale. Ainsi entre 1910 et 1970, toutes les nations européennes ont consolidé et étendu leur pouvoir et ont entraîné la pire des dépressions jamais connues, avec une inflation de 1400 %, et bien sûr les deux guerres les plus désastreuses de toute l’histoire humaine, avec des pertes s’élevant à 100 millions de personnes si ce n’est plus. Conclusion inévitable : plus un Etat est grand, plus les catastrophes économiques et les pertes humaines sont importantes.
La seule manière de revivifier la politique américaine est de créer des Etats véritablement souverains, par une sécession pacifique, populaire et puissante.
Note complémentaire de Philippe Gruca : contrairement à ce qui est prétendu tacitement dans le discours développementiste, ce n’est pas à leurs propres efforts que les habitants des pays prospères doivent leur prospérité mais à l’organisation, à ce jour globale, qui repose sur l’acheminement permanent de ressources vers les « intérieurs » de ces territoires. Nous croyons pouvoir continuer à vivre comme nous vivons, perpétuer une existence distendue car dépendante de millions d’autres personnes. C’est pourquoi il est absolument erroné de prétendre que le développement est généralisable. Et c’est bien parce que dans les bulles des empires tout s’améliore que dans leur « en dehors », tout empire. C’est pourquoi je rejoins résolument Sale dans son intention d’aller dans la voie de l’humilité et non celle de l’hubris. Entre le projet d’une unification des macrosociétés du monde et celui de leur fractionnement en une myriade de sociétés, j’opte sans hésiter pour la seconde. Ce n’est pas l’homme qui doit « s’augmenter » (Ndlr, transhumanisme) jusqu’à atteindre la mesure d’une macrosociété générale mais bien les sociétés humaines qui doivent décroître jusqu’à rejoindre la mesure de l’homme.
Je me situe dans une posture qui consiste à ne pas espérer que des « responsables » règlent à Copenhague ou dans une quelconque « conférence internationale » le sort de l’humanité et de ses conditions d’existence. Car la conscience qu’ils peuvent avoir des conséquences de leurs décisions ou de leur non-décision est, à l’évidence, ridicule. C’est la raison pour laquelle je propose de parler d’échelle de la responsabilité, expression qui suggère que nos facultés présentent des limites qu’il est urgent d’admettre : « Veille à ce que soit maintenu, sur le territoire de ton existence, dans le cadre de ton expérience sensible personnelle – faite d’activités et de trajets ordinaires – ce dont dépend ta vie quotidienne ».
5/8) Se rappeler que la Terre est belle (Christophe Laurens)
Entre le XVIe et le XVIIe siècle, nos ancêtres ont été confrontés à une désillusion majeure, de type géocentrique ; la désillusion de ceux qui avaient naïvement cru, en proie à la folie des grandeurs métaphysiques, habiter le centre de l’univers. Aujourd’hui, c’est à une désillusion de type chronocentrique que nous devons faire face ; la désillusion de ceux qui ont naïvement cru que le temps de l’univers se confondait avec le temps de l’humanité. Or notre histoire n’est qu’une anecdote sans importance dans le grand roman de l’univers.
Imaginons une bibliothèque de 2000 volumes de plus de 500 pages consacrés à l’acte géologique, la formation de la Terre. L’histoire du vivant nécessite seulement 200 tomes. Trois livres concernent la vie des hominidés. Il faut attendre les cinquante dernières pages pour présenter les conquêtes techniques de l’Homo sapiens depuis le néolithique. Les derniers mots résument le mode de civilisation qui se répand actuellement à l’ensemble de la planète. Force est de constater que les questions que nous nous posons aujourd’hui ne se posent qu’à l’échelle humaine, le temps des fleuves n’est pas celui des humains. Nous modernes, peut-être sommes-nous en train de prendre conscience de notre incapacité à détruire la nature, c’est-à-dire de détruire ce qui est toujours déjà là, avant nous, et qui sera toujours là, après nous. Incapables de la détruire, nous n’en serions ni maîtres, ni possesseurs. La course folle que la modernité semblait avoir engagée avec la nature depuis Descartes est aujourd’hui terminée. Tel est le diagnostic que propose la décroissance lorsqu’elle dessine l’au-delà d’un sommet ou le lendemain d’un pic.
La grande promesse de la modernité, celle d’une émancipation globale de l’humanité vis-à-vis du monde organique, trébuche sur la finitude des ressources matérielles de la planète. Le jour où il n’y aura plus de pétrole, plus de gaz, plus d’uranium, « naturellement » il n’y aura plus de richesse créée. Sommes-nous encore certains de vouloir chercher jusqu’au bout la grande promesse de la modernité et poursuivre l’artificialisation des territoires en oubliant que la Terre est belle ?
6/8) Crise de l’édition et/ou de civilisation (Serge Latouche)
Le régime de la pensée humaine n’est pas indépendant de ses supports et de leur utilisation. Après les tablettes cunéiformes, le papyrus, le parchemin et le papier, les mémoires électroniques sont un nouveau support porteur d’un nouveau système. Ce changement pose deux problèmes techniques, la fragilité du support et la surabondance des messages.
L’inscription de la pensée sur un matériau durable en permet la transmission. Le support oral possède la fragilité de la vie humaine, comme l’électronique. Un vieillard qui meure, c’est une bibliothèque qui brûle. La mémoire numérique s’efface, tous les utilisateurs de l’informatique ont vécu des expériences de perte de mémoire, disquettes démagnétisées, bugs et disparition de dossiers, mort d’un disque dur, etc. Mais surtout elle est étroitement dépendante des macrosystèmes techniques qui en permettent l’existence et le fonctionnement. Ces macrosystèmes sont extraordinairement fragiles. La complexité de leur fonctionnement et de leur maintenance, comme l’interdépendance mondiale, les mettent à la merci des moindres dérèglements du système/monde. Qu’adviendra-t-il en cas de déchirement des réseaux, hypothèse envisagée sérieusement par certains avec la fin du pétrole. Un gigantesque black-out sous l’effet d’impulsions électromagnétiques en cas de conflit nucléaire n’est pas non plus à exclure. Ce serait alors toutes les bibliothèques qui flamberaient d’un seul coup.
Le deuxième problème est qu’à l’inverse du régime de la pensée orale, la pensée numérique nous confronte à une surabondance ingérable. La fabuleuse capacité des engins électroniques permet aux centaines de millions d’internautes d’envahir nos mémoires par l’échange de milliards de pages. Nous sommes dans l’illimité, il n’y a aucune sélection. Tous les utilisateurs des messageries électroniques sont harcelés de textes qui sont jetés à la poubelle. Ce régime de pensée favorise la grisaille et la médiocrité. Les blogs délivrent à flots continus des pensées brutes de décoffrage dont les mots n’ont pas été mis cent fois sur le métier. Ne sommes-nous pas condamnés à surfer sur le superficiel et l’éphémère ?
Le processus de transformation des êtres et des choses en atomes numériques est tout à la fois un immense travail d’abstraction et une monstrueuse entreprise d’aliénation de l’homme et de saccage de la nature. La démesure de cette production se heurte aux limites du cerveau humain et n’est pas étrangère à celle qui menace une économie de croissance dont la loi est « toujours plus ». Il n’est pas question de nier la puissance extraordinaire de l’instrument Internet. Il permet aux chercheurs du monde entier de fonctionner en réseau comme une intelligence collective partageant des savoirs en temps réel. Formidable ! Mais l’emprise des consciences sur le réel diminue au fur et à mesure que celui des technologies numériques y grandit. Si les luttes sociales ne critiquent pas et ne détruisent pas les technologies modernes, elles sont condamnées à ne pouvoir agir que sur la surface des évolutions structurelles.
Ce qui est inquiétant dans l’univers technicien contemporain, c’est d’une part qu’il favorise l’éphémère, la frivolité, la montée de l’insignifiance et d’autre part qu’il provoque un certain enthousiasme qui s’origine dans un désir d’infidélité à la terre. La fuite dans le cosmos et celle dans la transhumanité, voilà des signes d’extension du désert. Il faut inventer les chemins de résistance.
7/8) La décroissance de la population, trois questions à Hervé Le Bras (Thierry Paquot)
On a de nombreux exemples de recherches de la stabilité démographique. Les cités grecques conservaient un nombre limité de citoyens. Quand celui-ci devenait trop important, elles créaient une colonie, quand il avait trop diminué, on accordait la citoyenneté à des enfants illégitimes de citoyens. A partir du XVIIe siècle, la force de l’Etat a été mise en rapport avec celle de sa population. La volonté de contrôler la population du monde remonte seulement aux années 1950 quand on découvre l’augmentation de population rapide dans les pays en développement. C’est le virage pris par la Chine durant la décennie 1970-1980 qui va avoir un impact important. D’abord avec l’imposition d’un mariage tardif, puis avec la politique de l’enfant unique. Avec la préoccupation environnementale qui s’impose (enfin !) dans le débat public, comment mener le débat sur la taille de la population sans sombrer dans une futile guerre des chiffres ? Si les pays ne parviennent pas à se mettre d’accord pour limiter l’émission de gaz à effet de serre, je crains qu’ils soient incapables d’un accord sur « l’émission de naissances ».
Le problème le plus important, c’est la structure de leur consommation, celle d’hydrocarbures, et de plus en plus celle de nourriture animale. Si la planète entière adoptait le régime alimentaire des Français, elle ne pourrait nourrir que 3,4 milliards de personnes, soit la moitié de la population actuelle. En outre les ruminants émettent du méthane, puissant gaz à effet de serre.
8/8) La décroissance au Medef (Agathe Eyriolles)
Le jeudi 3 septembre 2009 se tenaient les Journées d’été du Medef dont le programme était intitulé « A la recherche des temps nouveaux ». Charme décalé du capitalisme malicieusement pervers : on récupère certains symboles issus d’une autre vision du monde pour mieux les intégrer à la logique globale du système. L’écologie séduit les foules, on en retrouve aussitôt le vocabulaire et l’imagerie dans les slogans publicitaires et dans les chartes éthiques des entreprises. La « décroissance » est un vocable subversif et prisé dans les réseaux écologistes ? Elle est donc mise à l’ordre du jour des journées d’été. Personne n’a pu préciser qui avait eu l’initiative de la conférence sur « la décroissance prospère ? », mais le grand amphithéâtre du campus d’HEC lui avait été attribué. La parole est libre, il n’y a pas de tabou, cela nous a été répété plusieurs fois par nos interlocuteurs.
Dans son mot d’accueil, l’animateur du débat ne donne pas une définition erronée de la décroissance : il s’agit « d’une projection théorique qui considère que la croissance n’est pas soutenable ». L’expression « objecteur de croissance » est qualifiée de « jeu de mot génial », il parle de « simplicité volontaire » et de « sobriété heureuse ». Mais c’est Hugues Rialan, directeur de la gestion financière de Robeco, qui est l’inventeur de cet oxymore prometteur, « décroissance prospère ». Le banquier explique qu’il s’agit bien de prospérité matérielle et non pas spirituelle. Afin de garantir la poursuite de la croissance, il suffit de contenir les naissances. La seule décroissance inévitable serait celle de la pression démographique. Le député Yves Cochet ajoute que nous vivons au-dessus de nos moyens et que la politique nataliste en France s’apparente en réalité à une propagande idéologique. Dès le début du débat, la question de la décroissance est tronquée pour n’être abordée que par un seul prisme : l’enjeu démographique. La discussion qui s’en est suivie à eu du mal à s’en remettre.
On a parlé dans le vide. La décroissance proposée par Yves Cochet et Pierre Rabhi emplissait le silence sans faire naître d’échos. Nous étions dans une cellule hermétique aseptisée où la subversion glisse sur les consciences ; le système de croyance était encore trop fort, ou peut-être trop figé. Il n’y avait pas d’espace pour la fragilité. Le questionnement émis par Cochet sur les illusions de la substituabilité et sur l’intransigeance des lois de la biophysique n’a pas suscité le doute. Le Medef est resté ce qu’il était tout en accueillant dans son antre la décroissance. Le Medef a-t-il vraiment compris de quoi il s’agissait ?