En ce début d’année 2010, nous sentons tous plus ou moins clairement que les tentatives des gouvernements européens de relancer coûte que coûte la machine de la croissance ne sont pas à la hauteur du tournant que nous allons devoir négocier. Nous devons réorienter de fond en comble l’économie dans un sens non productiviste. L’appareil théorique du changement n’est pas encore formulé par les instances académiques, Tim Jackson en souligne l’urgente nécessité.
1/7) Préface de Herman E.Daly
Lorsque l’économie croît, elle devient plus grande. Et donc, cher économiste, à quel point ce quelque chose pourrait-il être grand à l’avenir ? Cette question n’est pas du tout posée. Le mérite de Prospérité sans croissance est de contribuer à combler cette lacune. Car qu’est-ce qui grandit exactement. Il y a certes le flux de biens et de services (le PIB), mais il y a également le flux métabolique des matières et d’énergie qui part de sources environnementales, traverse le sous-système économique de la production et de la consommation et qui revient dans l’environnement sous forme de déchets. Les économistes se sont focalisés sur le ¨PIB, ils ont négligé ce « throughput ». Le sous-système économique a donc acquis une taille réellement grande quand on le réfère à l’écosystème sur lequel il s’appuie.
Au vu de la longue tradition de léthargie intellectuelle des économistes universitaires, il n’est sans doute pas étonnant que le rapport qui a inspiré cet ouvrage soit le fruit d’une initiative gouvernementale. Si nous étions de vrais économistes, nous mettrions un terme à la croissance du « throughput » avant que les coûts sociaux et environnementaux qu’elle provoque ne dépasse les bénéfices qu’elle génère. Il y a fort à parier que certains pays sont désormais entrés dans une ère de croissance non économique qui accumule plus rapidement ses impacts négatifs qu’elle n’accumule de la richesse. C’est la raison pour laquelle on ne peut faire appel à la croissance pour combattre la pauvreté. Bien au contraire, elle rend plus difficile la lutte contre la pauvreté !
2/7) La question des limites
Toute vision crédible de la prospérité se doit de mesurer la question des limites. Bien que les Meadows (rapport du club de Rome, 1972) aient écrit à une période où les données concernant les ressources naturelles étaient encore plus rares qu’aujourd’hui, leurs prédictions se sont avérées remarquablement exactes. « Les limites de la croissance » prévoyaient des raretés significatives de ressources au cours des premières décennies du XXIe siècle en cas d’inaction pour limiter la consommation matérielle. Dès les premières années du nouveau millénaire, la perspective de la rareté se profilait. Le modèle capitaliste ne propose aucune voie facile vers un état stationnaire. Sa dynamique naturelle le pousse vers deux états : l’expansion ou l’effondrement.
L’expansion de la Chine et des économies émergentes a provoqué l’augmentation de la demande de combustibles fossiles, de métaux et de minerais non métalliques et réduira inévitablement la durée de vie des ressources finies. Ce sont les statistiques mondiales qui pèsent le plus en termes de limites globales. Les inquiétudes liées au pic pétrolier gagnent d’ores et déjà du terrain. Le taux naturel de déclin dans les champs pétroliers déjà exploités est désormais estimé à pas moins de 9 % par an. Tant le changement climatique que la rareté des ressources sont des problématiques essentiellement planétaires. Aujourd’hui l’extraction du minerai de fer, de la bauxite, du cuivre et du nickel augment plus rapidement que le PIB mondial. La production mondiale de ciment a plus que doublé depuis 1990, excédant la croissance du PIB mondial d’environ 70 %.
Il existe peu d’éléments probants en faveur de la courbe de Kuznets, suggérant une relation en U inversé entre les revenus et les inégalités de revenus. Il en est de même pour la « courbe de Kuznets environnementale ». Cette relation ne tient que pour les répercussions environnementales locales visibles, comme les fumées ou la qualité de l’eau de rivière. Quant aux indicateurs clés de qualité environnementale comme les émissions de carbone, l’extraction de ressources, la disparition des espèces, la relation n’existe tout simplement pas.
3/7) L’âge de l’irresponsabilité
L’âge de l’irresponsabilité reflète un aveuglement de long terme quant aux limitations de notre monde matériel. De 1950 à 2010, la taille de l’économie mondiale a été multipliée par plus de cinq. Si elle continue à croître à la même vitesse, d’ici l’an 2100, elle sera 80 fois plus grande qu’en 1950. Cette extraordinaire montée en puissance de l’activité économique n’a aucun précédent historique. Elle est en contradiction complète avec nos connaissances scientifiques concernant les ressources finies, et l’écologie fragile dont nous dépendons pour survivre. Les raisons structurelles de cet aveuglement collectif sont assez faciles à trouver. L’économie moderne est structurellement dépendante de la croissance économique pour sa stabilité.
Fin octobre 2008, les gouvernements du globe avaient débloqué la somme stupéfiante de sept billions de dollars pour sécuriser les actifs risqués et recapitaliser les banques défaillantes. Remettre l’économie dans un état de croissance perpétuelle de la consommation demeure l’hypothèse par défaut du keynésianisme. Personne n’a prétendu qu’il s’agissait là d’autre chose que d’une solution à court terme qui récompensait les responsables de la crise au dépens du contribuable. Cette démarche a été défendue en se fondant sur le fait que toutes les autres alternatives étaient tout simplement impensables. Quand la croissance chancelle, comme elle l’a fait de façon dramatique durant les derniers soubresauts de l’année 2008, les politiques paniquent, les entreprises luttent pour leur survie, les gens perdent leur emploi et parfois leur maison, la spirale de la récession menace. Alors la remise en question de la croissance est vue comme le fait de fous ou de révolutionnaires.
Mais cette remise en question est indispensable, il n’y a pas d’autre alternative. L’idée d’une économie en croissance continue est une hérésie pour les écologistes. En termes physiques, aucun sous-système d’un système fini ne peut croître indéfiniment. La prospérité aujourd’hui ne signifie rien si elle sape les conditions dont dépend la prospérité de demain. Et le message le plus important de la crise financière de 2008, c’est que demain est déjà là.
4/7) Redéfinir la prospérité
L’utilité marginale décroissante de la théorie économique reflète le fait qu’avoir de plus en plus de quelque chose apporte de moins en moins de satisfaction supplémentaire. Le revenu réel par habitant a triplé aux Etats-Unis depuis 1950, mais le pourcentage de personnes se disant heureuses a décliné depuis le milieu des années 1970. Au Royaume-Uni, le pourcentage de ceux qui se déclarent « très heureux » est passé de 52 % en 1957 a 36 % aujourd’hui, bien que les revenus aient plus que doublé. Une fois dépassé un niveau de revenu proche de 15 000 dollars par habitants, le niveau de satisfaction ne réagit plus, même à des augmentations assez importantes du PIB. Alors que le PIB est théoriquement illimité, la mesure de satisfaction du niveau de vie constitue une échelle finie. La note ne peut varier qu’entre zéro et dix. Dans un monde limité, certains types de liberté sont soit impossibles, soit immoraux. La liberté d’accumuler indéfiniment des biens matériels est l’une de celles-là. Les libertés d’acquérir une reconnaissance sociale aux dépens du travail des autres, de trouver un travail intéressant au prix d’un effondrement de la biodiversité ou de participer à la vie de la communauté aux dépens des générations futures pourraient en être d’autres.
La prospérité sans croissance contient des dimensions sociales et psychologiques cruciales. Bien se porter dépend de la capacité à donner et recevoir de l’amour, d’apporter sa contribution par un travail utile, de sentir que l’on appartient à une communauté et qu’on peut lui faire confiance. En bref, la capacité de participer librement à la vie de la société est une composante essentielle de la prospérité. C’est ce principe qui sous-rend le « Projet d’économie morale » des quakers : ma prospérité dépend de celle des autres autour de moi, comme la leur dépend de la mienne. Cet épanouissement dépend des ressources disponibles, des droits élémentaires de ceux qui partagent la planète avec nous, des libertés des générations futures et des autres espèces. La vie bonne comporte une dimension irrémédiablement morale.
5/7) Les termes de l’enjeu
L’équation de Paul Ehrlich nous dit très simplement que l’impact I des activités humaines est le produit de trois facteurs : la taille de la population P (+ 1,4 % par an depuis 1990) ; son niveau d’abondance A (+ 1,4 %) exprimé sous la forme du revenu par personne, et un facteur technologique T qui mesure l’impact associé à chaque dollar que nous dépensons (baisse moyenne de l’intensité en carbone de 0,7 %). Donc I = 1,3 + 1,4 – 0,7, ce qui implique une augmentation des émissions de carbone de 2 % par an, soit une augmentation depuis 1990 de 40 %. D’ici 2050, il faudrait pourtant que le contenu moyen en carbone de la production économique soit inférieur à 40 g de CO2 par dollar, soit 21 fois moins que la moyenne mondiale actuelle. Pour être franc, il n’existe à ce jour aucun scénario de croissance permanente des revenus qui soit crédible, socialement juste, écologiquement soutenable dans un monde peuplé par neuf milliards d’habitants en 2050. L’idée de courir toujours plus vite pour échapper aux dommages que nous causons déjà est, en soi, une stratégie qui sent la panique. Il faut noter qu’un tel monde resterait profondément inégalitaire.
L’augmentation de l’abondance a été considérée comme synonyme d’amélioration du bien-être, ce qui est faux. Défendre le principe de la limitation de la croissance démographique a été perçu comme une violation des libertés fondamentales, ce qui est aussi faux : la croissance démographique a été la plus forte dans les pays en développement et générée non par la liberté mais par le manque d’éducation et un accès inadéquat aux moyens de contraception. Pourtant ce jugement faussé nous a convaincu encore davantage que seule la technologie pouvait nous sauver. Mais avec l’effet rebond, l’argent épargné grâce à l’efficacité énergétique est dépensé pour d’autres biens et services, ce qui annule parfois entièrement l’économie réalisée. Dépenser par exemple l’argent économisé grâce à des ampoules écologiques dans un billet d’avion courte distance à bas prix est le plus sûr moyen d’obtenir un retour de flamme (backfire). En bref le découplage relatif (faire plus avec moins) possède le potentiel pervers de diminuer les chances d’atteindre le découplage absolu (la production économique s’affranchit de sa dépendance au flux de matières). L’humble balai devrait être préféré au diabolique souffleur de feuilles. Les loisirs devraient être un candidat tout trouvé à la dématérialisation. Mais en pratique, notre façon d’occuper notre temps de loisir est responsable d’environ 25 % de notre empreinte carbone. Et la commercialisation accrue des aspects les plus simples et les plus créatifs de nos vies ne change-t-elle pas la nature de ces activités pour le pire ?
N’existe-t-il pas un stade où « assez, c’est assez », un point à partir duquel nous devrions arrêter de produire et de consommer autant ?
6/7) Sortir du consumérisme
La production permanente de nouveautés n’aurait que peu de valeur pour les entreprises s’il n’existait pas auprès des ménages un marché de consommation de ces nouveautés. La nouveauté, comme l’a révélé Thorstein Veblen, porte des informations sur le statut social. « Une chemise en lin n’est pas nécessaire pour vivre », a écrit Adam Smith en 1776 dans La richesse des nations. « Mais actuellement un travailleur journalier serait honteux de paraître en public sans une chemise en lin, dont l’absence serait supposée dénoter un niveau scandaleux de pauvreté ». Dans la mesure où le progrès social dépend du cycle autoalimenté de la nouveauté et de l’anxiété, le problème ne peut que s’aggraver. Ce mécanisme pour éviter le sentiment de honte est intrinsèquement erroné ; au niveau sociétal, il ne peut que conduire à la fragmentation et à l’anomie. Inévitablement, les flux de matières s’accroîtront et les perspectives d’un épanouissement à l’intérieur des limites écologiques disparaîtront. L’idée n’est pas de nous détourner de la nouveauté pour nous jeter dans les bras de la tradition. Il s’agit plutôt de trouver le bon équilibre entre ces deux dimensions essentielles de la condition humaine.
La cathexis est un attachement qui nous pousse à penser et ressentir les possessions matérielles comme une partie d’un moi élargi. Les relations que nous avons avec nos voitures, nos vêtements préférés, nos livres, nos photographies, etc., présentent cette caractéristique. Aussi vicié soit-il, ce type de matérialisme peut même apporter un substitut à la religion. Nos attachements aux objets sont parfois tellement puissants que nous pouvons souffrir d’une sensation de deuil s’ils nous sont ôtés. Bien entendu les biens de consommation ne nous donnent aucun accès vers des idéaux avancés, mais cet échec stimule de la sorte notre envie de posséder encore plus de biens. La culture de la consommation se perpétue pour cette raison précise qu’elle excelle dans l’échec. Le psychologue Philip Cushman a affirmé que le moi élargi était en définitive un moi vide qui a constamment besoin d’être rempli par des produits de consommation et des célébrités. Mais il ressort aussi que le moi vide est lui-même le produit de puissantes forces sociales et institutions spécifiques de la société moderne.
Les personnes vivant avec un niveau de valeurs intrinsèques (acceptation de soi, sens de l’inclusion dans une communauté) plus élevées sont à la fois plus heureuses et plus responsables sur le plan environnemental que celles vivant au gré des valeurs matérialistes. Contre la montée du consumérisme, certains ont déjà résisté à l’exhortation du « allez faire votre shopping », préférant consacrer leur temps au jardinage, à la marche, à la musique ou à s’occuper des autres. La simplicité volontaire constitue une philosophie de vie. Elle s’inspire de l’enseignement du Mahatma Gandhi qui encourageait les gens à « vivre simplement pour que les autres puissent simplement vivre ». Duane Elgin a repris ce thème du mode de vie « extérieurement simple mais intérieurement riche ». La diminution volontaire de la consommation peut améliorer le bien-être subjectif et va totalement à l’encontre du modèle dominant. Il est clair que la transformation de la logique sociale de la consommation ne peut être simplement renvoyée aux seuls choix individuels.
La compétition improductive pour le statut augmente les flux de matières et génère l’anxiété. Tout au contraire l’espérance de vie, le bien-être des enfants, la confiance sont meilleurs dans une société plus égalitaire. Alors que toute la société, et pas seulement les plus défavorisés, souffre des inégalités, la réduction des inégalités sociales doit donc se placer au cœur d’une stratégie.
7/7) Conclusion
L’idée d’une croissance économique surmontant les limites physiques par une « angélisation » du PIB est équivalente à l’idée de surmonter les limites physiques de la croissance de la population en réduisant le métabolisme des êtres humains. Plus généralement, la société occidentale moderne semble en proie à une récession sociale. Un analyste de gauche attirera l’attention sur la montée de l’anxiété et de la dépression, de l’alcoolisme et des beuveries, ainsi que sur la baisse du moral au travail. Un analyste de droite peut souligner la rupture des communautés, la perte de confiance au sein de la société ainsi qu’une apathie politique croissante. Il est admis qu’une partie de l’explication de cet effondrement de la confiance se trouve dans l’érosion des communautés géographiques. Une étude menée par l’université de Sheffield révèle que les revenus moyens ont doublé en trente ans, mais que l’indice de solitude a augmenté dans toutes les régions sondées. Certains signes montrent pourtant que l’on commence à s’attaquer à l’érosion systématique du capital social.
Une société développe normalement tout un ensemble de dispositifs d’engagement : des mécanismes sociaux et institutionnels influencent l’équilibre des choix au détriment du présent et à l’avantage du futur. Le mariage, les comptes épargne, les normes de comportement social, tous ces éléments constituent des dispositifs d’engagement. Le problème est que l’opulence érode et sape les dispositifs d’engagement : augmentation des ruptures familiales, déclin de la confiance et même attaques contre la parentalité. L’individualisme du laisser-faire ne constitue pas un mécanisme de gouvernance pour une prospérité durable. Face à la crise de l’engagement, l’Etat se doit de réagir. Là où les structures sociales favorisent l’altruisme et la tradition, les comportements égoïstes peuvent être pénalisés. Nos sociétés modernes doivent favoriser la coopération plutôt que la compétition. Le rôle principal du gouvernement est de veiller à ce que les biens publics de long terme ne soient pas menacés par les intérêts privés à court terme. Il serait légitime que le gouvernement renforce et protège les dispositifs d’engagement qui empêchent les choix court-termistes et qu’il réduise les impacts structurels pernicieux qui augmentent les inégalités. Les politiques doivent inclure la fixation de niveaux de revenus minimum et maximum.
Face à des chocs économiques, il est particulièrement important de créer des communautés sociales résilientes. Comme l’affirme l’institut pour l’autosuffisance locale, les communautés devraient avoir le droit de protéger certains espaces de tout esprit de commerce et de la publicité. Il faut que des activités économiques sobres en carbone contribuent vraiment à l’épanouissement humain. Les germes d’une telle économie existent dans des projets énergétiques communautaires, des marchés agricoles locaux, des coopératives Slow Food, des services locaux de réparation et d’entretien, des ateliers artisanaux, et pourquoi pas, dans la méditation et le jardinage. En étant à la fois producteurs et consommateurs de ce genre d’activités, les gens atteignent un niveau de bien-être et de satisfaction supérieur à celui qu’ils retirent de cette économie de supermarché, matérialiste et pressée, dans laquelle nous passons le plus clair de notre temps. Mais en termes formels ces activités, appelons-les entreprises écologiques, comptent encore à peine. Tant que la stabilité économique dépendra de la croissance économique, les changements nécessaires n’auront pas lieu.
(de boeck ; 1ère édition 2009, Economics for a finite planet)