Chef de mission humanitaire en Amazonie pour Pharmaciens Sans Frontières et la Communauté européenne, Jean-Patrick Costa a vécu trois ans en Amazonie équatorienne chez les Indiens Jivaros. Il y retourne fréquemment en tant que consultant dans les domaines de la santé et de l’environnement pour diverses ONG françaises et sud-américaines. Fondateur d’Arutam, association de soutien aux peuples premiers, il est l’auteur de Indiens Jivaros, histoire d’une mort programmée (Le Rocher 1997), Les Chamans, hier et aujourd’hui (Alphée 2007) et La Chamane du 5ème Age (Alphée 2007).
1/3) Un monde en guerre contre la Nature
L’empreinte du christianisme
Pour l’indien, la Nature est ce qui le relie à l’univers. De l’homme ou de la feuille, il les comprend faisant partie d’un tout où toutes choses se valent. En cela, il est humble et solidaire envers la Nature. Et s’entretient un rapport intime entre lui et la Terre-Mère.
Dès ses balbutiements, l’Occident chrétien s’est comporté comme un farouche opposant à la Nature en reléguant la Nature comme une création du Divin. Et depuis, l’individualisme et la pensée objective ont éclos…
Le commerce, dans les villes du Moyen-Âge, semble avoir signé le long et doux déclin de la toute-puissance du christianisme. Mais l’Occident moderne en gardera les stigmates. En effet la science occidentale, de même que l’athéisme, est marquée du sceau chrétien. Se plaît-elle à fragmenter la « réalité environnante » où l’homme n’est qu’un observateur.
La connaissance scientifique du XVIIe siècle enfante des « dictats censés soumettre la Nature ».
L’évolution naturelle selon Darwin
Au XIXe siècle, la science est puissante mais elle reste sous le joug du christianisme.
Darwin parviendra à terrasser la religion. À ceci près q’il offre une filiation biologique à Adam et Ève et remet la Nature en mouvement. L’homme et le vivant sont liés.
Darwin obtient le rôle de référent car il valide l’idée de progression naturelle du vivant, ce qui conforte la science. Il « naturalise » le progrès. Et donne indirectement raison à la virulente logique expansionniste capitaliste de son époque : hiérarchie sociale, rentabilité, spécialisation, progrès…
Théorie strictement naturaliste au départ, elle a produit le darwinisme social qui marquera à tort les consciences occidentales jusqu’à l’évolutionnisme et l’eugénisme.
La sélection naturelle est, depuis Darwin, vissée dans nos schémas de pensée. Pourtant le problème des chaînons manquants et celui de la survie du plus apte mériteraient de remettre en cause la théorie du biologiste.
L’idée de complexification du vivant implique une vision linéaire du temps. Et celle de lutte pour la survie dépend de notre appréhension de cette Nature qui nous fait peur et que l’on combat. D’ailleurs le titre de l’ouvrage de Darwin « La survie des plus aptes dans la lutte pour la vie » insiste sur la notion d’aptitude. L’indien ne verrait pas de bon œil que la vie se résout à lutter sans cesse. Lui préfère s’adapter à son environnement que de forcer le destin.
L’Occident a gardé de Darwin l’arbre pyramidal avec au sommet l’homo occidentalis.
Lorsque l’anthropologie absorbe la sélection naturelle, la vision évolutionniste se perfectionne. En 1877, Morgan place les primitifs, les sauvages en bas de l’échelle, les barbares éleveurs nomades, les barbares agriculteurs sédentaires et enfin les civilisées dans les villes. La rigidité d’un tel schéma coûtera son abandon.
La version moderne du darwinisme social est l’écologie culturelle. Elle essaie de relier des évènements historiques entre eux en fonction d’une lutte pour la survie. Elle ne fait pas non plus l’unanimité car l’une américaine défend « la théorie universelle écologiquement déterminée » et l’autre, européenne, prend en compte les mécanismes d’une évolution plurielle. La réhabilitation des peuples de la Nature et la considération de la diversité culturelle peut être envisagée par l’école européenne.
Le darwinisme social justifie la situation de l’homme Blanc qui a inventé « le progrès au-delà du cadre imparti de la Nature.
La guerre pour la survie n’est peut-être pas le modèle de la Vie car l’être vivant n’est pas une simple machine cherchant à survivre contre les autres, mais un miracle encore mystérieux de la Nature qui semble avant tout prendre plaisir à vivre dans la diversité, c’est-à-dire avec les autres.
Le progrès contre la Nature
La classification de la Nature par les sciences, dans une optique d’objectivité, a contribué au « désenchantement du monde ». Le naturel est fragmenté, mécanisé puis utilisé. Mécaniser la Nature revient à considérer l’univers comme une vaste machine en action dénué d’âme. Contrairement aux occidentaux, les indiens se considèrent comme des prédateurs éternellement en dette envers la Nature. La technoscience a permis à l’homme moderne de repousser les limites imposées par la Nature.
Organisée autour d'une culture mécaniste, la société moderne est tournée vers le progrès. Mais l'accès au bonheur est une guerre permanente contre la nature et les liens sociaux.
L'urbanisation, les déchets de l'homme blanc, la déforestation, le rejet des gaz toxiques, le prélèvement des énergies fossiles, le nucléaire...tout ce qui est fait au nom du progrès souille la Terre-mère.
Si la science semble aujourd’hui vouloir renouer avec la Nature, elle reste cependant liée avec la technique.
L’homme s’est-il libéré de la Nature ?
La culture est « un mode de communication pour vivre en communauté ». L’homme crée son monde à travers le prisme « culturel ».
Mais contrairement à l’occidental, l’indien vise à ne pas interférer avec l’environnement naturel. Dévalorisation du matériel ; culture de l’idéel.
L’Occident accumule sans restituer à la Nature. D’où le débat culture versus Nature. Alors que chez l’indien l’objet culturel ou technique appartient au Grand Tout.
La culture est une création de la Nature. Si la technoscience est un accident de la Nature, cette dernière pourrait bien se débarrasser de l’homme moderne.
La technoscience et le progrès sont des institutions en Occident. Difficile de les critiquer.
Le progrès prend racine dans l’idée occidentale de la lutte contre la Nature, dans l’anthropocentrisme chrétien (l’homme est au-dessus de la Nature) puis dans l’anthropocentrisme moderne (l’homme est la pointe de l’évolution). Mais les peuples de la Nature s’allient à l’œuvre de la Nature. A l’instar des écologistes radicaux, qui sont l’objet de critiques acerbes, les Indiens se réclament du biocentrisme.
Les écologistes biocentriques seraient, selon leurs détracteurs, des antihumanistes, des esclaves de la Nature, des ascètes. Oui, pour l’ascétisme car le biocentrisme est d’essence holistique qu’on retrouve dans le bouddhisme.
Conclusion : l’homme tend à « intérioriser » la Nature, l’humaniser pour en être le maître. Les hommes nature préfèrent plutôt vivre que survivre.
2/3) Un monde en guerre contre la diversité
Le pouvoir de l’État
« L’Occident a développé à outrance ce que la Nature n’utilise qu’avec parcimonie, la hiérarchie ». Et chacun croit qu’elle est systématique et nécessaire à toute société. Beaucoup de sauvages n’intègrent pas la hiérarchie dans leur société. Ils la haïssent. Ils font confiance en la sagesse des anciens. Les Indiens inscrits dans l’instinct et l’immédiateté ne peuvent classifier rigoureusement la Nature. De même qu’ils portent peu d’intérêt à la compétition. Pour eux, le pouvoir et la subordination sont perte de liberté. « L’émergence d’un état y est à priori impossible ».
Pour l’ethnologue Pierre Clastres, dans la culture indienne le pouvoir est perçu comme un danger pour l’équilibre social. Le chef indien a toujours été un faiseur de paix. La guerre pour le prestige sans pouvoir favorise la liberté de chacun et empêche l’apparition de l’État qui dépend d’une complexification du pouvoir, d’une spécialisation du travail puis de l’économie.
Les conceptions sociales indiennes participent activement à la régulation démographique en maintenant une densité humaine en accord avec elles-mêmes.
Le premier pouvoir semble être d’origine spirituelle comme ce fut le cas chez les Incas et les Mayas, dans l’Europe médiévale, chez les Tibétains ou encore chez les musulmans.
La révolution scientifique a redéfini le pouvoir politique. La vision mécaniste de Newton fut largement adoptée. La face du monde s’en trouva modifiée. Hiérarchie et liberté à tous les niveaux de la société. Les liens traditionnels d’entraide et de convivialité se sont brisés au profit de l’État. Tocqueville le constata dès 1830.
La science et le pouvoir, la rationalisation et la hiérarchisation ont conduit à l’avènement du progrès technique avec des avantages matériels certes mais cela a généré le racisme, le sexisme et l’individualisme.
Le massacre de la diversité
L’occidentalisation du monde commença notamment pour la recherche des matières premières. L’homme blanc considéra le sauvage du fait de sa vulnérabilité et de sa simplicité comme des entraves à la civilisation.
L’universalisme de l’Occident prétend s’extraire des particularismes culturel ou religieux pour s’élever au rang de vérité. Mais selon les sauvages, il y a une infinité de vérités car tout est relatif ou contextuel.
A l’intérieur d’une société ultra hiérarchisée afin de maintenir la cohésion, l’individu reçoit des droits, un pouvoir pour se défendre. La déclaration universelles des droits de l’homme de 1793 possède la force des religions en liant les hommes entre-eux. Les indiens ont par contre plus de devoirs que de droits. Des devoirs comme l’humilité et la tolérance ne sont pas des valeurs occidentales.
Le rôle de l’économie dans l’expansion
Cette guerre que mena l’Occident contre la diversité culturelle a pris l’ampleur d’un ethnocide généralisé grâce à sa dimension économique.
Les peuples de la Nature ne connaissent pas le commerce.
Le développement de l’activité marchande est propre aux cultures socialement ordonnées. En Occident, avec la révolution scientifique, technique, l’économie devient productiviste. Le système capitaliste dont les mécanismes s’apparente à la sélection naturelle en devient lui-même naturel. Le capitalisme opprime l’homme et contribue au progrès. Mais il n’est pas fondamentalement dangereux. Pourtant l’Occident a besoin de matières premières et nécessite des esclaves, des armes pour ses idées, etc.
La colonisation est illimitée ; l’expansion devient une nécessité. Marchandisation de l’espace sauvage. Les indiens du nord en savent quelque chose. Mais aujourd’hui, la croissance entre en crise sévère car l’expansion touche ses limites physiques. Que de gaspillage d’énergies pendant des siècles !
Le massacre de l’ethnodiversité a produit une perte de cultures.
Vers l’uniformisation finale
Beaucoup d’occidentaux ont oublié leur mode de vie ancestral en étroit contact avec la Nature. Ils ont surtout perdu leur insouciance…
Au sortir de la seconde guerre mondiale les États-unis projettent d’apporter le capitalisme aux pays sous-développés.
L’Occident, afin de maintenir le pacte colonial utilise son droit d’ingérence.
Le droit d'ingérence, l'humanitaire et le développement conduisent à une uniformisation des consciences poursuivent l’expansion de l'Occident.
3/3) Un monde en guerre contre l’Éternel et la Sacré
La conception occidentale du temps garde l'empreinte du christianisme. Le temps occidental est formé de 3 composantes : une histoire figée qui s'accumule, présent insignifiant et un futur que l'homme se doit de travailler au risque d'y perdre toute raison de vivre. Par contre pour l'indien, passé et futur sont vides de sens. Il n'y a que l'instant présent qui compte. Si en Occident le temps est en mouvement, ce que l’Occident a cru déceler dans le futur est un monde meilleur. Si le temps se conçoit comme une force agissant sur le monde c'est que l'Occident a décider de maîtriser l'espace environnant. Si le temps est une variable mécanique de l'univers c'est que l'Occident conçoit la Nature comme un ensemble régi par des lois mécanique. « Rien n'évolue, tout se transforme dans l'immédiateté et en permanence ».
La peur de la mort
En atomisant les liens sociaux, le mode de vie et de pensée occidental n'a fait que renforcer la solitude de l'individu face à la mort. Le désenchantement du monde se prête à diverses interprétations de l'environnement. L'adulte, en Occident, doit se résoudre à une seule vision d'après laquelle se déterminera son bonheur. « Ce sont nos pensées qui créent le monde ». Il est ce que nous sommes à l'intérieur de nous-mêmes. Les peuples de la nature se rapprochent des bouddhistes. En effet, ils conçoivent que la réalité perçue est une illusion. La seconde réalité qui constitue la véritable dimension de l'univers est atteinte grâce à des états modifiés de la conscience.
Ensuite l'auteur nous fait parcourir 5 types de voyages au-delà de l'ordinaire : le rêve éveillé, le sommeil, l'expérience sous hallucinogène, la méditation et les incursions aux portes de la mort.
Les chamans utilisent les substances hallucinogènes afin de percevoir le réel de manière instinctive. « L’Occident a peur des drogues hallucinogènes il se cache derrière l'argument qu'elles engendrent un état de dépendance et ensuite une déchéance physique. [Pourtant] les substances employées par les peuples chamaniques produisent bien moins de séquelles que l'alcool, unique substance hallucinogène autorisée en Occident »
La rationalité oriente les sentiments du vécu donc la conception de la réalité est orientée par la rationalité modifiée. S'imposer le dogme de la raison empêche de recevoir la nature. L'explosion de la culture en tant qu'objet de consommation ressemble fort à un besoin d’évasion dans l'imaginaire fugace.
Matérialisme contre spiritualité
Lorsque l'esprit d'équipe est forcée ou les pratiques déontologiques sont encensées, ce n'est pas pour rassurer la conscience humaine mais plutôt pour améliorer la compétitivité et la marche du progrès.
Si le matérialisme tend à figer l'esprit dans la matière comme pour le protéger, le spiritualisme lui rend sa capacité de fusionner avec le reste du monde. Sentir cette alliance puissante conduit au mysticisme.
Le mysticisme est-il dangereux ?
L’occident a fait preuve d'intolérance envers les autres cultures lors de son expansion. Pourtant l'intolérance est synonyme de fanatisme et intégrisme ; 2 thèmes associés au mysticisme.
La liberté d’autrui est un principe vain sous nos contrées. L’intolérance est profondément ancrée dans la pensée occidentale. Son expansion est révélatrice d’une volonté de gommer les différences culturelles. La tolérance serait incompatible avec l’Occident. Le réductionnisme encourage l’esprit vers la violence. La tolérance est un signe d’ouverture d’esprit et d’humilité. Le doute y est favorable ; ce qui n’est pas occidental car les dogmes sot des « étrangleurs de doutes ». Difficulté pour l’Occident moderne de faire la différence entre une religiosité dogmatique menant au fanatisme et un mysticisme philosophique à la recherche d’une foi tolérante. D’autant que l’Occident a un « à priori très négatif sur le mysticisme ».
Le mysticisme est une symbiose entre croire et pratiquer, tout en restant dans le doute, véritable source intarissable de la tolérance.
Le souffle du mysticisme
L’attrait au mysticisme dure déjà depuis 40 ans au même moment où l’Occident constatait ses premières limites physiques. Mouvement de libération de la femme, vague hippie, pensée écologiste, résurgence de l’anarchisme, redécouverte des cultures autochtones. La société occidentale a combattu ces idées et a tenté de les englober. D’où la naissance des médecines douces, de l’alimentation biologique, du tourisme vert et du développement personnel.
La mystique n’est toléré en Occident que si elle ne remet pas ne question ses fondements.
L’émergence des sectes, les philosophies orientales en Occident, le souffle du mysticisme, se retrouve à des degrés divers chez les fondamentalistes écologistes, dans les mouvements non-violents, les communautés néo-rurales autarciques et bien ailleurs. Tous ces mouvements remettent en cause les fondements du matérialisme et sont le plus souvent perçus par les adeptes du progrès comme dangereux.
L’Occident dénonce souvent l’extrême cruauté des intégristes musulmans alors qu’en fait l’explosion de ces mouvements est surtout due à l’occidentalisation des territoires islamiques et à la poursuite du pacte coloniale.
La science aux portes du mysticisme
La science en quête de la réalité absolue provient du processus de la mystique. Plus la science détecte de nouveaux domaines inconnus jusqu’alors qui ne font que remettrent en cause la domination mythique de l’homme. Et l’auteur de démontrer que la physique quantique est porteur de la mystique la plus renversante.
De l’utilité de la transcendance
Existentialistes, vitalistes, finalistes, tous ont souhaités réaliser d’une certaine manière la même opération que les peuples de la Nature : donner à l’homme un sens divin à l’intérieur du Grand tout.
La pensée des peuples de la Nature nous indique qu’il existe des milliers de voies pour parvenir à cet équilibre entre vie et cosmos.
Conclusion
L’occident mène 3 guerres simultanées : la rationalisation de la nature, du social et du sacré. Deux facteurs ont permis à l’homme des climats tempérés de changer sa vision du monde : l’écriture et la sédentarisation. Il a alors développé la nation de propriété. L’idée de retour en arrière pour l’Occident n’est pas à écarter. Changer la vision du monde et non la société ou le monde lui-même voilà bien l’ultime défi des occidentaux avant que ne s’éteigne leur civilisation.
(éd. Alphée, 2011)