Le capitalisme finissant glisse vers une forme oubliée de système politique, l’oligarchie : le pouvoir de quelques-uns, qui délibèrent entre eux des solutions qu’ils vont imposer à tous. On aborde l’oligarchie comme une sorte de mise au goût du jour du concept marxiste de bourgeoise, sans oser la penser comme le régime dans lequel le capitalisme est en train de nous faire glisser, pour autant que nous n’y soyons pas déjà enfermés.
Mais identifier le mal, c’est se donner les moyens de le guérir : l’oligarchie peut être renversée, la démocratie refleurir, l’équilibre écologique se reformer.
1/6) La réalité de l’oligarchie
L’oligarchie se réunit régulièrement, groupe Bilderberg depuis 1952, commission Trilatérale depuis 1973, Forum économique mondial à Davos depuis 1987. L’oligarchie ne se dissimule plus. En Egypte la classe dirigeante, qui pressure le peuple avec un cynisme éhonté, fait éduquer dès le plus jeune âge ses enfants en anglais ou en français, et non en arabe, la langue du pays. L’oligarchie mondiale n’a pas d’autre patrie que celle de l’argent. Notons aussi que les forums antérieurs de Davos n'avaient rien vu venir de la crise financière de 2008, l’oligarchie ne peut envisager que sa propre prospérité à court terme. L’oligarchie n’est pas prête à assumer les responsabilités que le pic pétrolier et autres épuisements des ressources imposent.
L’histoire a connu toutes sortes d’oligarchies fondées sur certains types de prestige, tels que l’art militaire, le savoir technique, la communication avec un ou des dieux. Aujourd’hui, c’est l’argent, on pourrait aussi bien parler de ploutocratie (pouvoir de la richesse) à propos de notre variante d’oligarchie. En juin 1984, le socialiste Pierre Moscovici téléphonait à celui qui fut son professeur à l’ENA, Dominique Strauss-Kahn, pour lui demander ce qu’il pense de l’Inspection des finances : « C’est la meilleure business-school française. Vous y restez quatre ans et vous gagnez plein de fric. » Et le Trésor ? « C’est un peu moins bien, mais là aussi vous gagnez du fric. »
Cette oligarchie a une conscience de classe aiguisée, une cohérence idéologique sans faille, un comportement sociologique parfaitement solidaire. Ces hommes et ces femmes partagent des convictions : la globalisation, la libre circulation du capital, le marché interconnecté pour permettre aux multinationales de fructifier. Dans la débâcle de 2008, la branche politique de l’oligarchie a mobilisé l’épargne publique pour éviter l’effondrement, la branche financière a continué à piller. Quand le profit est placé au-dessus de l’intérêt général, la morale est pervertie : Les puissants ne sont pas les meilleurs, ils visent d’abord la conservation de leur puissance, ils gouvernent en vue de leur propre but qui est, dans le capitalisme finissant, une accumulation sans limites de richesses et de prestige ostentatoire.
2/6) Une oligarchie au pouvoir
Derrière le spectacle du jeu électoral, la politique réelle est définie en privé dans la négociation entre les gouvernements élus et les élites qui représentent les intérêts des milieux d’affaires. Les allers-retours entre postes de la haute administration et conseils d’administration des grandes entreprises se sont multipliés. En 2004 sous la présidence du républicain GW Bush, plus de cent lobbyistes avaient été embauché dans les services d’Etat chargés de contrôler les industries qui les employaient auparavant. Le démocrate Obama, qui avait collecté deux fois plus de fonds pour financer sa campagne présidentielle en 2008 que son rival McCain, a intégré dans son équipe gouvernementale des personnalités venues du monde financier. Le journaliste T. Carney a recensé 45 ex-lobbyistes à des positions importantes de l’administration Obama. Et moins de deux ans après l’entrée en fonction du Président, certains commençaient à quitter le gouvernement pour rejoindre… des cabinets de lobbying. Pour négocier la réforme de la santé, Obama a choisi de s’appuyer sur le lobby des médicaments afin de contrebalancer l’opposition forcenée du lobby des assureurs privés. L’opération ne réussit pas, au final il faut céder aussi aux assureurs. Au total, les entreprises de la santé ont dépensé 544 millions de dollars en lobbying pour peser sur la loi.
Un des pionniers en France du trafic d’influence est Dominique Strauss-Kahn. Il était en 1991-1992 ministre français de l’Industrie. Revenu à la vie civile, il s’est transformé en consultant offrant ses services, bien rémunérés, aux grandes entreprises dont il était précédemment le ministre de tutelle. Il mène ainsi une efficace action de lobbying contre le projet de taxe sur l’énergie discuté en 1993 à Bruxelles pour lutter contre le changement climatique. La confusion des genres atteint son summum avec son contrat pour EDF. Celle-ci voulait développer un nouveau type de réacteur dit EPR avec l’Allemagne, mais s’inquiétait de la position du Parti social-démocrate, dans un pays où les écologistes étaient influents. Strauss-Kahn mena donc plusieurs mission en Allemagne, afin de convaincre ses collègues du SPD des bienfaits du nucléaire. Mais il se présentait sous sa casquette de membre du parti socialiste, sans indiquer qu’il travaillait en fait pour EDF.
La France de M.Sarkozy, qui concourt pour la médaille d’or du régime oligarchique le plus cynique d’Occident, a renchéri en privatisant les jeux de hasard et les paris sur Internet par une loi d’urgence, votée toutes affaires cessantes en mai 2010, cassant le vieux monopole d’Etat sur les loteries. Dans l’oligarchie sarkozienne, on est aussi entre amis ; Président, procureurs, milliardaires, ministres, tous amis.
3/6) Une oligarchie manipulatrice
L’échange d’arguments rationnels qui forme la conversation de la démocratie a été transformé par l’avènement de la radio et des techniques de manipulation de masse. Même si les élections existent et peuvent changer les gouvernements, le débat électoral est un spectacle soigneusement contrôlé et géré par des équipes rivales de professionnels experts dans les techniques de persuasion.
Walter Lippmann développa la thèse dans les années 1920 selon laquelle les citoyens ne sont pas vraiment capables de comprendre les enjeux essentiels de la politique : « Le rôle du public ne consiste pas vraiment à exprimer ses opinions, mais à s’aligner ou non derrière une opinion. » La masse devrait donc s’en remettre à des « hommes responsables ». Et l’on pouvait envisager de gouverner le peuple par la « fabrication du consentement » en utilisant les méthodes psychologiques de la manipulation : « Le peuple doit être mis à sa place, afin que les hommes responsables puissent vivre sans crainte d’être piétinés ou encornés par le troupeau de bêtes sauvages. » C’est le motif fondamental pour lequel les oligarques légitiment leur domination. Incidemment, Walter Lippmann était en 1938 au centre d’un colloque organisé à Paris au cours duquel se forgea le terme de « néo-libéralisme ».
Cette communication fondée sur la psychologie a été développée par le neveu de Sigmund Freud, Edward Bernays. L’art du maître de propagande est de combiner « clichés, slogan ou images symbolisant tout un ensemble d’idées et résonnant avec les ressorts classiques de l’émotion ». Pour les libéraux du XIXe siècle, la rencontre des intérêts individuels divers mais rationnel devait produire sur le marché comme en démocratie la meilleure solution. Le nouveau courant de la psychologie collective contredit cette approche, en niant la rationalité du citoyen comme celle du consommateur. En jouant sur la gamme des émotions, il est possible d’orienter le choix des individus vers la solution souhaitée par les manipulateurs. Il va de soi que les manipulateurs, eux, agissent rationnellement, c’est-à-dire en utilisant les moyens adéquats à leurs fins. Dans le domaine économique, un glissement s’est opéré d’une culture des besoins vers une culture du désir. Il manquait à cette logique un instrument qui lui permettrait de s’épanouir pleinement. Ce sera la télévision.
4/6) L’emprise des écrans
La révolution de l’imprimerie avait créé au XVIIIe siècle les bases des Lumières, c’est-à-dire la libre circulation des idées. Mais la télévision est devenue aujourd’hui, selon Al Gore, la source dominante d’information. Chaque Américain la regarde en moyenne quatre heures et demie par jour. Or la télévision est un médium à sens unique. Elle est pilotée par les annonceurs, qui l’utilisent pour vendre des produits et pour capter l’audience la plus large avec le dénominateur commun le plus bas. Aux Etats-Unis, le dialogue politique est conduit pour l’essentiel au moyen d’annonces télévisées de trente secondes. 80 % du budget des candidats aux élections est employé à acheter des spots télévisés. C’est pourquoi l’espace nécessaire en démocratie pour échanger des idées complexes s’est drastiquement réduit. Les élus pensent que ce qui compte c’est ce qui est dit dans les spots de 30 secondes. Alors, sur des questions aussi complexes que la crise climatique…
Mais la télévision ne fait plus débat. Une ou deux générations en Europe ont déjà vécu avec elle dès leur plus jeune âge. Qui oserait parler d’aliénation ? Allez dire à quelqu’un qui regarde la télé trois heures tous les jours qu’il ne s’appartient pas, qu’il n’est pas vraiment lui-même : il ne vous comprendra pas. Pour Al Gore, « les gens qui regardent la télévision ne participent pas à la démocratie s’ils la regardent quatre à cinq heures par jour ». Les écrans nous entraînent dans un nouveau monde où chaque événement fait son entrée en scène à toute vitesse et disparaît aussitôt pour céder la place à un autre. C’est un monde sans beaucoup de cohérence ni de sens ; un monde qui ne nous demande pas d’agir et ne nous le permet pas non plus ; un jeu de « coucou, me voilà ! » qui est indéfiniment divertissant. Le problème n’est pas que la télévision nous offre des divertissements, mais que tous les sujets soient traités sous forme de divertissement.
La surreprésentation des rapports émotionnels entre individus – compétition, frustration, désir, cupidité – évacue tout rapport collectif du champ de la conscience des spectateurs. On encourage de même un intérêt démesuré pour les activités sportives – d’ailleurs transformées en un marché où l’idéal sportif se mesure en millions de dollars. L’inflation des séries policières constitue aussi un appel d’air pour les idées sécuritaires tandis que les ouvriers, qui constituent en France près de 23 % des actifs, n’apparaissent tout simplement pas. La publicité est un autre outil essentiel de formatage idéologique. Or la télévision et les grands médias appartiennent souvent à des industriels ou à des financiers. Quant aux journalistes eux-mêmes, il est bien rare qu’arrivés à un certain degré de responsabilité, ils ne trouvent plus agréable de manger dans la main des puissants que d’exercer une saine alacrité critique. Il n’y a pas en France d’émission consacrée à l’écologie, du moins en termes d’enquête et d’investigation. Sauf « Sauve qui peut », qui n’a été diffusé que durant la saison 1991-1992. Au printemps 2009, la télévision diffusait le film Home, de Yann Arthus-Bertrand : un film soulignant la gravité de la crise écologique, mais en évacuant tout rapport politique de son propos. Ce film était subventionné de manière visible par LVMH, Gucci, Balenciaga… L’ampleur des inégalités, la contestation de la croissance ou la dénonciation du capitalisme semblent interdits d’expression argumentaire sur les grands médias. Par contre les interlocuteurs autorisés comme Claude Allège ou Attali peuvent raconter n’importe quoi, ils restent des habitués des médias.
5/6) Démocratie ou autocratie ?
Les sociétés oligarchiques ne sont pas des dictatures régnant sur des ombres craintives. Si les gens ne se rebellent pas, c’est aussi parce qu’ils ne le veulent pas. Les Trente Glorieuses peuvent se lire comme l’extinction progressive de la conscience de classe par l’opulence généralisée, même si celle-ci restait inégalement distribuée. Les classes moyennes occidentales savent qu’elles font partie, malgré leurs difficultés, des riches de la planète, ce qui crée une solidarité paradoxale avec l’oligarchie dominante. Leur niveau de vie matériel ne peut pas être universalisé, elles sont donc objectivement intéressées au maintien du système de partage des richesses existantes. Cette adhésion relève des processus de fabrication sociale de l’individu, notamment par l’instillation, dès la plus tendre enfance, d’un rapport à l’autorité ainsi que d’un ensemble de « besoins » à la satisfaction desquels ils seront attelés toute leur vie durant. Hérodote n’accuse pas l’homme en tant qu’individu, il accuse le système. Ce n’est pas l’être humain qui, de nature, est mauvais et mesquin, mais le système dans lequel il est emmené à vivre.
Joseph Schumpeter, persuadé que l’étalon de la rationalité était celui de l’entrepreneur, s’attaquait à la théorie libérale de la démocratie. Il pensait que la volonté des citoyens se réduisait à un « ramassis confus de vagues impulsions mollement rattachées à des slogans tout faits et à des impressions erronées ». Comme la politique se réduit à une joute pour capter d’élection en élection les faveurs de la masse, cette procédure « impose aux politiques une vision à court terme et leur rend extrêmement difficile l’accomplissement des efforts persévérants orientés vers des fins à peine distinctes qu’impliquerait le service des intérêts à long terme du pays ». Or nous rencontrons aujourd’hui les limites de la biosphère, ce qui correspond à une crise écologique majeure. Dès lors la politique n’est plus le jeu du pouvoir et de la vanité, elle devient la bataille entre la poursuite de l’expansion matérielle qui dérègle les équilibres et l’art de permettre à la cité de continuer à fleurir. Ce qui est en jeu, en réalité, c’est la fin de l’exception occidentale. L’appauvrissement matériel des Occidentaux est normalement le nouvel horizon de la politique mondiale.
Dans le scénario oligarchique, la classe dirigeante refuse la logique de la situation, et continue de proclamer la nécessité d’augmenter l’abondance matérielle par la croissance du PIB. Cette politique entraîne l’aggravation de la crise écologique car l’augmentation des prix de l’énergie bloque la croissance. Face à la montée des tensions sociale, l’oligarchie stigmatise les immigrants et les délinquants, renforce l’appareil policier, réprime les mouvements sociaux. Le régime oligarchique qui faisait semblant de respecter les formes extérieures de la démocratie les abolit progressivement. Des analystes comme Thomas Friedman pensent même que le manque de liberté peut être un avantage : « Une autocratie gouvernée par un parti unique, quand elle est dirigée par un groupe de gens raisonnablement éclairés, comme c’est le cas en Chine aujourd’hui, peut avoir de grands avantages. C’est qu’un parti unique peut imposer des politiques difficiles à faire accepter, mais essentielles. »
6/6) Notre avenir, la démocratie
Une autre hypothèse voit une assez large fraction de l’oligarchie reconnaître l’ampleur du danger et imposer à l’autre un changement radical. Dans le scénario écologiste, les dirigeants convainquent les citoyens que la crise écologique détermine l’avenir proche. Remettant explicitement en cause la démesure de la consommation matérielle, la politique économique réoriente l’activité collective vers des activités à moindre impact écologique et à plus grande utilité sociale. Le système financier est socialisé et les inégalités sont drastiquement réduites. Sur le plan international, il est aisé de plaider pour une orientation écologique des politiques : les dépenses militaires reculent, la crise écologique est évitée. Par exemple l’affaire climatique est pacifiante, elle nous oblige à une gestion commune de la planète, elle nous oblige à converger. Mais le rééquilibrage ne pourra se réaliser que si l’inégalité est corrigée dans chaque pays : dans les pays émergents, certains jouissent d’un niveau de vie qui induit un impact écologique aussi conséquent que le mode de vie occidental.
Au « Que faire ? », je réponds : « Je m’en remets à la créativité de la société. » S’il y a un esprit démocratique dans nos pays, qu’il se réveille ! Que les savants nous conseillent ! Que la démocratie donne aux citoyens une chance d’apprendre les uns des autres ! Cela ne pourra se faire que dans la réduction des inélasticités, quand le pouvoir économique de quelques-uns ne leur permettra plus d’avoir une capacité d’influence supérieure au commun. Retrouver le programme du Conseil national de la résistance : « La liberté de la presse, son indépendance à l’égard de l’Etat, des puissances d’argent et des influences étrangères. » Comme le note Castoriadis, la question n’est pas d’éliminer les leaders, c’est d’instaurer un rapport différent de la communauté avec l’individu exceptionnel. Lorsque j’écoute un grand pianiste, je ne me sens ni outragé, ni humilié ; il en va de même lorsque j’écoute un discours politique qui unit la communauté.
Mais je reconnais bien volontiers que, même en démocratie, rien ne garantit que le peuple adopterait les choix qui me paraissent nécessaires. L’oligarchie vertueuse ne peut l’emporter que si la majorité du peuple est aussi vertueuse. Pour faire démocratie, il faut faire vertu. Pour changer le destin écologique, il faut faire vertu.