Malgré son coût prohibitif, 44 % du budget de l’Union européenne, l’agriculture ne respecte ni le pacte social qui la lie aux paysans, ni le pacte environnemental qui la lie aux générations futures, ni le pacte de santé publique qui la lie à nous tous. Dans cet essai, Isabelle Saporta a voulu mettre au jour l’absurdité du système, en remontant de la fourche à la fourchette, du cours d’eau pollué jusqu’aux cancers environnementaux, des animaux trop traités jusqu’à l’anti-biorésistance.
N’entendez-vous pas le murmure de nos anciens ? Ceux qui connaissaient le monde d’avant son délire productiviste. Voici quelques extraits du livre.
1/5) Sale temps pour le cochon
La porc avait l’heur de vivre sa vie tranquillement sur de la paille. Le cochon était heureux, et ses excréments, mélangés à la litière, fournissaient le précieux fumier, appelé par les anciens le levain de la terre ou encore l’or noir des étables. Dans son édition de 1952, le Larousse agricole élevait au rang de première condition à la réussite de l’élevage le fait que « les animaux vivent le plus possible à la lumière dans des enclos ensoleillés ». Mais on a divisé par 50 le nombre d’exploitations en quarante ans– de 795 000 en 1968 à 15 000 aujourd’hui – tout en multipliant par deux le cheptel. Toujours plus de cochons sur des espaces de plus en plus réduits. On a concentré sur des territoires exigus des porcheries gigantesques qui se retrouvent à devoir traiter des quantités astronomiques de lisier. Le process de méthanisation du lisier n’a aucun effet sur l’azote. L’azote contenu dans le lisier part alors le plus souvent directement dans les nappes phréatique, les rivières et la mer. Les algues vertes envahissent la Bretagne, et notamment les Côtes-d’Armor.
Vous l’aurez compris : le temps béni où « un verrat pouvait servir jusqu’à 40 truies » (Larousse agricole de 1952) est révolu depuis belle lurette. Pourtant, dans l’édition de 1981 du même ouvrage, il est clairement spécifié que l’insémination artificielle est encore l’exception ; aujourd’hui, elle est devenue la norme. En quarante ans, le nombre de porcelets mis bas chaque année par truie a doublé, passant de 16 dans les années 1970 à 30 aujourd’hui. La perte de temps n’est plus de mise, il faut réduire les cycles au minimum. Un miracle technologique rendu possible par les hormones. Hors de question que dame nature fasse son œuvre. Les éleveurs doivent prendre en compte le caractère sensible des animaux tout en usant d’eux comme des choses industrielles. Sur un marché sans âme se vendent et s’achètent indifféremment du sperme, des embryons, des animaux, des tonnages de viande ou de porcelets.
Notre agriculture productiviste est protégée par le gouvernement… parce que le véritable ministre de l’agriculture, c’est le patron de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles). La FNSEA vient en décembre 2010 de porter à sa tête Xavier Beulin, céréalier et président de Sofiprotéol, un groupe industriel regroupant Lesieur, Diester Industrie ou encore Glon Sanders, leader français de la nutrition animale. Sofiprotéol domine la production européenne de biodiesel et nourrit un porc français sur huit. On comprendra que cette élection offre un signal fort aux tenants de l’agriculture intensive. Xavier Beulin est de ceux qui ont œuvré à ce que la loi de finance 2011 diminue de moitié le crédit d’impôt en faveur de l’agriculture bio et attribue 196 millions d’euros aux agrocarburants…
2/5) Triste maïs, triste élevage
Le maïs est la plante la plus cultivée de la planète, bien avant le blé. En France, les surfaces de maïs ont été multipliées par dix en soixante ans, passant de 300 000 hectares en 1939 à 3,15 millions pour une production de 16 millions de tonnes. Pourtant cette plante tropicale n’avait pas grand-chose à faire chez nous : soit il fait chaud et il n’y a pas d’eau, soit il y a de l’eau mais il fait trop froid. C’est la politique agricole commune qui a arrosé copieusement l’irrigation intensive des années durant. Un producteur de la Vienne reçoit moins de 340 euros par hectare non irrigué, mais plus de 530 euros s’il irrigue ces mêmes cultures. Bruxelles a inventé la prime au moins écolo. Officiellement c’est de l’histoire ancienne depuis 2003, pourtant on donne quasiment les mêmes montants qu’avant à ceux qui irriguent intensivement !
Le cocktail détonant des animaux d’élevage hors sol, c’est un mélange de maïs, riche en énergie, et de soja, riche en protéines. Rien de tel pour faire grossir les bêtes. La culture du soja a participé à la déforestation au Brésil, en Argentine, en Bolivie, au Paraguay. Non contents d’avoir dévasté nos paysages, nous participons au saccage de ceux des pauvres. On savait autrefois qu’avec du lin et une bonne herbe, les vaches n’avaient pas besoin de vétérinaire. Mais les calories de maïs coûtent moins cher que l’herbe, l’huile de palme moins cher que le lin, et le soja moins cher que le lupin.
Le soja et le maïs sont écologiquement incorrects : le premier a fait des milliers de kilomètres et augmente la déforestation, le second pompe trop d’eau. En outre, comme ils sont truffés d’oméga 6, ils déséquilibrent les graisses de nos œufs, de notre viande et des produits laitiers. Le rapport oméga6/oméga 3 doit être inférieur à 5 pour 1. Mais les Français mangent 15 oméga 6 pour 1 oméga 3, et les Américains 40/1. Il est fort possible que ce déséquilibre explique pour partie la pandémie d’obésité actuelle. Sur une population animale génétiquement stable, l’exposition à une alimentation rappelant celle des pays développés suffit à faire émerger une obésité transgénérationnelle, en accord avec les données collectées chez l’homme. Nous grossissons avec nos animaux.
3/5) Les patates, industrielles !
Chacun d’entre nous consomme 30 kilos de pommes de terre fraîches, auxquels il faut ajouter les 25 kilos de frites surgelées et autres purées en flocons déshydratés. Les donneurs d’ordre des agriculteurs, les façonniers de la terre, ce sont désormais les industriels ; quand on croque dans une frite où que ce soit dans le monde, on a une chance sur trois qu’il s’agisse d’une frite McCain. Le paysan n’est plus qu’un technicien, lourdement endetté, à la solde des industriels, avec lesquels il se doit d’être lié puisque ces derniers s’engagent à lui acheter une partie importante de sa récolte. Les petits agriculteurs disparaissent au profit de ceux qui sont capables de payer des appareils énormes et supporter des mises aux normes drastiques. Les pommes de terre sont contrôlées pour leur taille, leur couleur, leur matière sèche…
Les consommateurs ont pris en otage par des circuits commerciaux qui écoulent toute l’année des pommes de terre conservées par le froid et chimiquement. Stockée durant une année dans des frigos dévoreurs d’énergie la patate aura été aspergée de chlorprophame, un antigerminatif suspecté d’être cancérigène. Rappelons l’itinéraire d’une patate industrielle. Ses fleurs sont arrosées d’herbicide pour endurcir la peau de la patate afin de pouvoir la laver pour qu’au final elle se conserve moins bien qu’une patate pleine de terre. La pomme de terre primeur était une nécessité pour faire la jonction entre la récole d’août-septembre et celle de mars-avril. La production d’un leader de la primeur est passé de 125 000 tonnes en 1996 à 10 000 tonnes en 2010 ! Mais grâce aux techniques de conservation, les industriels iront demain planter leurs patates dans des pays où la main d’œuvre est moins chère…
4/5) Comme une tomate en hiver
97 %, pour ne pas dire la quasi-totalité, des 565 000 tonnes de tomates fraîches produites chaque année en France ont poussé sous serre. Une tonne de tomates cultivées à ciel ouvert représente 94,6 kilos équivalent pétrole. La même tonne du même fruit cultivé sous serre, c’est 946 kilos équivalent pétrole. Les tomates sont cultivées hors terre, sur fibre de coco, nourries au goutte-à-goutte comme sous perfusion. Les Français devraient se méfier, les tomates ne poussant plus sur nos terres, elles ne pousseront plus bientôt dans nos serres, délocalisation exige. Dans le prix de mes légumes, il y a les emplois que j’ai créés ou supprimés. La course à la production de masse, la France ne peut pas la gagner : il y aura toujours un pays capable de produire plus, pour moins cher que nous.
Au niveau des nutriments, il n’y a rien de tel que des tomates de pleine terre en saison. Les tomates d’hiver ne sont pas bonnes, elles n’ont pas de goût, elles sont fragiles, elles ne contiennent presque pas de vitamine C. L’agriculture intensive répond aux besoins de l’industrie et se contrefiche de l’environnement comme des agriculteurs.
5/5) On joue à pommes réelles
La pomme détient le record d’être le fruit qui reçoit le plus de pesticides et de fongicides, avec en moyenne 26 à 27 traitements par an. A la floraison, une bonne douche d’hormones d’accrochage pour que chaque fleur donne une pomme. Trop de pommes sur le pommier, on fait alors tomber des fleurs chimiquement. Comme on a fragilisé les pommes avec les hormones de décrochage, il est nécessaire, du coup, de remettre un petit coup d’hormones d’accrochage, histoire que les fruits restent suffisamment longtemps sur l’arbre. Dès qu’il a plus on asperge d’une bonne dose de produits anti-tavelure. Pour que ces fruits poussés à l’excès se conservent près d’une année, on les asperge de fongicides avant la récolte. Puis, une fois ramassées, on les stocke dans de vastes hangars sous atmosphère modifiée, enrichie en CO2 pour ralentir sa respiration et durer plus longtemps.
Au lieu de se demander si l’on préfère les pommes roses, rouges ou vertes, on devrait se poser la question de savoir si l’on prend celles qui présentent 5 ou 10 résidus de pesticides. Dans une étude menée par des laboratoires de recherche, les scientifiques ont détecté dans les repas journaliers types d’un enfant de dix ans 44 résidus de pesticides, issus de 36 substances différentes, dont 18 cancérigènes possibles. Mais l’effet de synergie de ces cocktails sur la santé n’est pas pris en compte dans l’évaluation des risques posés par ces différentes substances.
Faisons un rêve. Que nos futurs présidentiables prennent à bras-le-corps l’épineuse question de notre agriculture…
(éditions Fayard)