Si le XXe siècle a consacré le règne de la physique placé sous le signe de la maîtrise de la matière et des flux d’électrons, le XXIe siècle s’annonce comme étant celui de la maîtrise du vivant. Toutefois, l’ère que Jeremy Rifkin avait nommée « le siècle biotech » s’inaugure sur un paradoxe : pour la première fois dans la modernité, une innovation technologique, les OGM (organismes génétiquement modifiés) est massivement refusée en Europe. Voici quelques extraits de différents intervenants :
1/4) Les OGM agricoles participent-ils à la faim dans le monde ? (Christina Vélot et Gilles-Eric Séralini)
Depuis plus de dix-sept ans, période de leurs premières commercialisations dans le monde, les OGM agricoles sont revendiqués par leurs promoteurs comme un des outils centraux d’une seconde révolution verte qui pourrait contribuer à résoudre les problèmes grandissants de famine et de malnutrition. Or l’immense majorité des OGM a dans les faits servi à nourrir les vaches, les cochons et les volailles des pays riches plutôt que les habitants des pays pauvres. Plus précisément, parmi les OGM commercialisées, on trouve 99,9 % du soja, maïs, coton et colza, c’est-à-dire des plantes qui ne sont pas adaptées aux cultures vivrières des sols des pays les plus démunis.
Blé, riz, maïs et soja apportent plus de 30 % de l’énergie alimentaire mondiale, ces deux dernières, significativement transformées en OGM à 60 % et 30 % environ, étant davantage destinées à nourrir les animaux. Concentrer les efforts sur ces 4 plantes alors que nous connaissons plus de 30 000 végétaux comestibles signe la mort de la biodiversité, base de vie pour l’humanité, ainsi que celle des polycultures vivrières.
2/4) Le dernier avatar transgénique de l’agrobusiness porcin (Luise Vandelac et Simon Beaudouin)
- La transgénèse animale inaugure une rupture sans précédent. En s’autorisant à franchir les barrières entre les espèces et les règnes pour créer des filières transgéniques aux effets insoupçonnés, on modifie profondément nos conceptions du vivant. En 2006, des chercheurs taiwanais ont introduit des gènes de méduses dans 265 embryons de porcs, donnant ainsi trois porcs transgéniques vert fluo qui, sous l’effet d’une lumière bleue, brillent dans le noir comme des torches électriques.
- Les promoteurs de l’Enviropig qualifient ce porc d’alternative facile et à faible coût. Il est conçu en introduisant dans le pronucléus mâle d’embryons des séquences de gènes de souris permettant de produire en continu de la phytase bactérienne. Or il y a une insuffisance notoire des dispositifs d’évaluation scientifique et sociale d’un tel produit. Quand on a un marteau dans la tête, la tentation est forte de transformer tous les problèmes en clous !
3/4) Démocratiser les biotechnologies agricoles ou biotechnologiser la démocratie ? (Les Levidow)
La participation du public aux questions technoscientifiques a reçu un soutien important en Europe. La conférence de consensus danoise a été préconisée pour son rôle de contre-technocratie, c’est-à-dire comme un moyen de mettre en question les experts par un processus délibératif. Un panel de citoyens n’a en effet aucun intérêt personnel à défendre. Une conférence de consensus sur la technologie des gènes a eu lieu en 1987. Le parlement a accepté l’une de leurs recommandations clés, à savoir l’exclusion des animaux du programme national de recherche sur la technologie génétique.
En Allemagne, un exercice d’évaluation a eu lieu en 1991-1992 sur les technologies génétiques de résistance aux herbicides. Mais la procédure n’a pas été conçue pour évaluer les différentes options pour lutter contre les mauvaises herbes. Il s’agissait d’une évaluation des problèmes induits par la technologie et non une évaluation des technologies induites par un problème. Ainsi on a implicitement accepté le développement « naturel » de la technologie : si les critiques ne réussissent pas à fournir des preuves sur les risques attenants, la technologie ne peut être interdite. Ce cadre de réflexion a marginalisé les solutions agronomiques alternatives tout en renforçant le système dominant : l’agriculture intensive est considérée comme le seul modèle de référence. Les ONG environnementalistes on décidé de se retirer de ce processus d’évaluation.
En France, le gouvernement a mis en place une conférence de citoyens sur le modèle danois en 1998. En juin, le gouvernement a annoncé des mesures qui allaient dans la droite ligne des recommandations du panel. Mais il n’a jamais clarifié le lien entre cette conférence et ses propres procédures décisionnelles.
Conclusion générale : les questions controversées ont été déplacées vers des problèmes de gestion d’un futur « inévitable », comme c’est le cas dans une gouvernance néolibérale.
4/4) Organisme ou artefact ? (Miguel Benyasag)
Le constructivisme était un drapeau de la gauche : « On ne naît pas femme, on le devient », « Un Noir n’est pas un Noir mais un concept que l’on colle sur certaines populations ». Il fallait décoller les étiquettes des gens. Aujourd’hui, quand le constructivisme dit « tout est possible », c’est devenu le contraire. Car la vie sociale ou la vie biologique n’est pas un artefact, elles obéissent à des fonctionnements organiques : toute partie est pour et par l’autre, c’est-à-dire qu’on ne peut pas agencer n’importe quoi.
L’architecte Le Corbusier considérait que la route droite est celle de l’homme et de la raison. Donc on construisit une ville qui provoque des processus morbides : alcoolisme, dépression, transgression des lignes utilitaristes de l’artefact-cité. On peut résister à cette optique au nom de la complexité de la vie. Et ça, c’est compliqué pour la gauche parce qu’elle a toujours été constructiviste, pour elle on peut tout changer. Le grand défi pour la gauche, c’est de comprendre les invariants, les limites du système, c’est-à-dire que tout n’est pas possible. Il faut que la gauche retrouve une certaine sagesse écologique, c’est-à-dire une pensée complexe. L’écologie doit reconstruire une gauche qui assimile développement des techno-sciences et avènement de la justice sociale.
Le mouvement écologique a du mal à être radical parce qu’être vraiment radical, c’est se donner la peine de tolérer une période durant laquelle on n’est pas élu. C’est aussi accepter une période pendant laquelle il faut faire le boulot, c’est-à-dire comprendre que notre unité, c’est l’écosystème dont l’homme n’est qu’un élément. L’homme n’est pas la mesure de toute chose. Il y a beaucoup de questions très profondes que l’écologie ne peut pas résoudre si elle met comme drapeau principal d’être élue. C’est très bien qu’il y ait des partis écologistes, mais il me semble qu’il y a un travail de reconstruction des fondamentaux de la gauche que l’écologie doit faire. L’homme doit se limiter en suivant des processus propres à l’écosystème. Si l’homme continue à vouloir se sentir le sujet de la création, il est piégé. Le processus d’artefactualisation attaque le vivant. Les techno-sciences contemporaines ignorent la capacité du vivant d’être affecté et de développer des comportements propres. Il ne s’agit pas d’être technophobe. Il ne faut pas que la technique agisse comme idéologie, c’est-à-dire donne la réponse à notre place.
Comment résister à une société du biopouvoir qui « ne vous veut que du bien » ? Le problème, c’est le manque de joie dans la résistance. Mais je sais que les gens pouvaient aller à des combats, être en taule, torturés, mourir. Et il y avait une joie, une esthétique positive de la chose.