Gérard Mairet est professeur de philosophie politique à l’Université Paris 8. L’objet de son ouvrage est d’évaluer l’incapacité du concept de souveraineté des Etats. L’Etat peut même être parfaitement réactionnaire quand l’intérêt national occulte les décisions qu’il faudrait prendre. On verra donc se dessiner le passage d’une politique des hommes, sans doute au fondement de la crise, à une géopolitique de la nature. Voici quelques extraits recomposés :
1/8) Nature vaut mieux qu’environnement
L’idée moderne est que la « nature » est extérieure à l’homme. On montrera ici qu’elle lui est intérieure. Le mot qui exprime la frontière tracée entre l’humain et le non-humain est « environnement ». En plaçant les vivants humains au centre, il est nécessaire que les non-humains soient, ipso facto, au service des humains. Or comme l’exprime Michel Serres, « il faut bien placer les choses au centre et nous à leur périphérie ; mieux encore, les choses sont partout et nous dans leur sein, comme des parasites ».
Il importe donc d’entendre par « nature » l’universalité de ce qui est, à l’exclusion de l’homme. C’est parce que l’humanité est issue de l’évolution de la nature que celle-ci est intérieure aux humains. Il y a crise parce que les humains agissent et pensent comme s’ils n’étaient pas de la nature. Il a fallu que philosophes et théologiens inventent un « droit naturel » (un droit sur la nature) pour que les Modernes en viennent à organiser la production du superflu pour quelques-uns dans le temps même où les autres manquaient du nécessaire. C’est en ce sens que l’expression « crise environnementale » reconduit la crise elle-même. Les bêtes, elles, ne pratiquent pas le génocide.
2/8) Problème de la technonature
Le postulat moderne pose que l’homme n’est pas soumis à la contrainte naturelle. Mais c’est un préjugé qui fait de l’animal humain un être de nature doué de raison. Lisons Montaigne, parlant de l’homme : « Est-il possible de rien imaginer si ridicule que cette misérable et chétive créature, qui n’est pas seulement maîtresse de soi, se dise maîtresse et emperière de l’univers. » Il ne fait que décrire la suffisance de l’animal humain, qui n’a besoin de personne pour se proclamer lui-même créature supérieure, douée de raison. Or l’animal non humain n’est pas privé de toute raison. On ne peut déduire de l’idée selon laquelle les animaux humains conceptualisent que les animaux non humains ne forment pas des pensées : ils désirent, veulent, ont des sentiments, plaisirs et joie. Il est essentiel de ne pas refuser aux animaux non humains la capacité de penser le monde, ou plutôt leur monde propre.
Dans la mesure où la terre est travaillée par le laboureur tout comme elle l’est par les vers de terre, il est possible d’affirmer qu’elle est à la fois nature et artifice. L’homme ne fait que se conduire en vivant naturel, tout comme les vers de terre. Pourquoi le laboureur parlerait-il d’environnement ? En réalité le syndrome environnemental vient de la technique mise en œuvre dans leur relation à la nature, la charrue, le cheval de trait, le tracteur. L’abolition de la frontière nature/artifice ouvre grand la voie au règne de la technique. C’est le douteux privilège de notre culture, de fonds européen, d’avoir mondialisé la technonature.
3/8) Paradoxes de la souveraineté
Le paradoxe, c’est que le capitalisme marchand tend à l’ouverture du monde tout en étant servi par la souveraineté des Etats particuliers. Il ne suffit pas de construire un bateau pour conquérir l’Amérique, il faut une puissance politique que seul l’Etat peut fournir. La politique est la condition de possibilité de l’activité économique. C’est pourquoi celle-ci se désignait elle-même comme économie politique.
Réguler les émissions de CO2 ne saurait procéder de la bonne volonté spontanée du capitalisme, mais ne saurait être que le résultat d’une concertation politique internationale prenant la forme de traités contraignants. Or, comme c’est la souveraineté qui fait les marchés, il ne faut pas compter sur la bonne volonté des Etats qui n’agissent qu’en fonction de leurs intérêts nationaux et n’avancent que par la concurrence et la compétition. La souveraineté et le capitalisme, qui procurent la richesse nationale par la croissance, sont liés par le même égoïsme. La république ne nourrit pas tout le monde et n’importe qui.
4/8) Penser le gouvernement de la nature
S’il faut protéger la nature, il ne suffit pas de prendre des mesures techniques ou des résolutions morales. Penser le gouvernement de la nature sur les hommes, voilà la tâche. Comme le remarque Aldo Leopold, « peu de gens comprennent que les merveilleuses avancées techniques des dernières décennies correspondent à une amélioration de la pompe plus que du puits ».
Il n’y a pas de cité humaine sans l’étendue qui la porte et la nourrit. La politique est en fait une exigence que la nature fait peser sur les humains. Ceux-ci ne peuvent pas se jeter éperdument et sans calcul dans la quête des biens nécessaires à leur subsistance. Le calcul (la raison) est une obligation à laquelle la nature soumet les animaux, humains et non humains. La politique est l’artifice auquel les hommes doivent recourir pour trouver dans la nature le nécessaire à la satisfaction de leurs besoins. Autrement dit, le gouvernement politique n’est que la stratégie que la nature impose aux vivants de mettre en œuvre pour leur survie. Ce que la « crise » actuelle enseigne est que le gouvernement des hommes est un cas particulier et transitoire du gouvernement de la nature par elle-même.
5/8) Quelques propositions qui forment principe
1) La continuité ontologique de la chaîne biotique (terre/plantes/animaux) renvoie à l’union sujet/objet. Autrement dit, l’opposition traditionnelle de l’homme (sujet) et de la nature (objet) doit être levée en raison de l’unité du biote. Il n’y a pas de hiérarchie entre les vivants d’une même chaîne biotique. Si un élément de la chaîne manque, telle classe de vivants meurt. La thèse ontologique d’origine cartésienne et kantienne sur la séparation sujet/objet ne saurait être retenue. C’est en effet parce que la philosophie élabore l’idée d’une humanité séparée de la nature originaire que les humains réels se livrent à sa domination, voire à sa destruction. Notons que l’exploitation industrielle des ressources tend à rompre le continuum biotique. Les hommes introduisent un désordre dans la circulation spontanée des substances. Si une « éthique » devait être conçue (ce qui reste à démontrer), elle devrait avoir comme fondement la soumission de l’homme à la nature, et non l’inverse.
2) La relation entre homme et nature doit être pensée comme une relation biotique, relation d’une obligation à un droit. Le droit biotique exprime le lien que les vivants naturels entretiennent entre eux au sein des écosystèmes dont ils sont les habitants ; en sorte que c’est une obligation de la part des humains de faire respecter, d’entretenir, de protéger ce droit et de s’y soumettre. C’est parce que les hommes n’ont pas le droit de modifier substantiellement l’ordre du biote que le droit est ce qui qualifie cet ordre même. Or la part anthropique devient insupportable à notre époque de développement capitaliste aveugle, insupportable à l’écosystème lui-même, et par conséquent, aux vivants qui l’habitent. Les développements de l’écologie scientifique sont de nature à libérer les discours de l’écologisme militant des connotations misanthropiques.
3) Sur la politisation de la nature : s’il importe de concevoir politiquement la nature (et non plus seulement des politiques écologiques), c’est parce que notre tradition a construit l’idée que la politique ne concerne que les humains. De ce point de vue – et il ne s’agit pas d’en nier les méfaits -, le capitalisme n’est nullement le seul responsable de la crise. La responsabilité en incombe plutôt à notre conception des fondements de la vie politique. L’Etat moderne résulte de l’idée selon laquelle les hommes doivent s’organiser en vue de leur lutte contre la nature et non de leur vie en harmonie avec elle. L’universalisme de l’Etat moderne est hautement paradoxal, car il n’a de réalité que dans le cadre du particularisme d’un « peuple » ou d’une « nation ». Or au particularisme des uns s’oppose celui des autres ; c’est le triomphe d’un « droit naturel » sur le droit de la nature (droit biotique). La souveraineté, issue du droit naturel, est destructrice du droit biotique et doit, par conséquent, être dépassée.
6/8) Exemple de la souveraineté alimentaire
L’alimentation est le tout premier besoin chez tous les êtres de cette planète. Or un sixième de la population humaine souffre de famine. Si en matière de droit à l’alimentation, les politiques officielles sont critiquées par les tenants de la souveraineté alimentaire, c’est essentiellement parce que la marchandisation des aliments dans le cadre de la mondialisation ne permet pas, de fait, d’éradiquer les famines et participent à la déstabilisation des climats ainsi qu’à l’appauvrissement des terres. En effet le marché tient compte prioritairement du profit et non des besoins.
On comprend donc que la revendication de la souveraineté alimentaire ne consiste pas seulement à nationaliser l’alimentation, à la rendre endogène, mais à agir en vue d’une production écologique des aliments. L’idéologie du retour à la terre est au cœur de la souveraineté alimentaire, tout comme l’idée salvatrice du lopin de terre et la référence à la communauté agraire autosuffisante. Mais si mon voisin dispose d’une terre aride et pauvre, pourquoi ne viendrait-il pas se nourrir chez moi ? Une souveraineté a le droit de contraindre une autre à assurer sa subsistance. La souveraineté ne garantir nullement la paix, mais au contraire favorise le conflit. L’autarcie n’est pas à l’ordre du jour, l’heure n’est pas aux nations et à la préférence nationale. Seul un ordre régional, multipolaire et coopératif, peut faire face à la demande alimentaire.
Dans ce but, j’introduis la notion de terre nourricière, à l’exemple du climat, comme bien public mondial. La terre est indivise par nature, c’est la souveraineté qui la divise en la transformant en territoire. La répartition de la production agricole pourrait être prise en charge non par le marché, mais par des systèmes de coopération qui restent à définir. Cela présuppose le passage de la politique de souveraineté au cosmopolitique de demain. C’est en Europe que les conditions d’une cosmopolitique de la nature, d’un universalisme, sont en voie de réalisation.
7/8) Une conclusion renversante
Il faut admettre que l’animal humain, au sein de la biocénose, est un sujet (à l’égal des autres vivants naturels) dont la tâche propre est d’élaborer des théories scientifiques et métaphysiques qui le constituent effectivement comme sujet, mais comme sujet assujetti (subjectus). Assujetti à la chaîne biotique, il est lui-même objet. Du coup, aucun éthique environnementale n’est philosophiquement pensable et historiquement réalisable si elle se fonde sur l’unique référence à l’humanité en général, une et inaliénable. Si une action éthique en direction de la nature est menée tout en laissant l’Etat politique inchangé, alors il y a impossibilité d’atteindre les buts recherchés puisqu’on maintient le fantasme d’une humanité séparée d’une nature-environnement qui détruit la vertu sauvage (wildness ou sauvageté) grâce à un capitalisme sauvage.
Il faut donc agir en vue de la préservation de la sauvageté. Ce mot de l’ancien français a été repris par Julien Delord pour traduire l’anglais wildness : « Nous avons démontré que la protection des individus de l’espèce (biocentrisme) est suffisante, mais non nécessaire à la pérennité de l’espèce. La protection de l’écosystème (écocentrisme) est nécessaire pour éviter les extinctions, mais pas suffisante. Seule la maximisation de la sauvageté de l’espèce assurerait une norme de protection tout à la fois nécessaire et suffisante pour assurer la prise en compte totale des intérêts de l’espèce ! »
8/8) Commentaire de BIOSPHERE
Nous sommes d’accord avec les éléments de réflexion portés par le livre de Gérard Mairet. Un détail cependant, sa manière de déformer complètement l’enseignement d’Arne Naess est condamnable : « Loin de l’exaltation dangereuse d’une « écologie profonde » poussée jusqu’à l’intégrisme culotte courte et poitrine offerte au grand pan de l’univers logé dans les forêts brumeuses, il s’agit de penser politiquement la nature. » Nous attendions mieux d’un philosophe adepte de la chaîne biotique et de la sauvageté !
Encore plus critiquable, son chapitre qui part de la souveraineté alimentaire pour faire le panégyrique de l’Union européenne. En effet qu’est-ce que l’Europe si ce n’est la création d’une nouvelle souveraineté, un nationalisme européen en formation, avec tous les dangers que Gérard Mairet prêt à juste tire à ce type de construction politique. Gérard Mairet n’a pas compris que l’avenir ne réside pas simplement dans l’influence d’un Etat, national ou européen, ni dans l’action individuelle, mais dans la constitution de communauté de résilience. Contrairement à ce qu’il affirme, l’idéologie du retour à la terre n’est pas au cœur de la souveraineté alimentaire. La communauté agraire autosuffisante dite aussi de résilience est au contraire opposée à la souveraineté d’une forme d’organisation qui transcenderait les particularismes locaux et imposerait sa loi.
(presses de sciences po., la bibliothèque du citoyen)