Un livre assez complexe. Dans ce résumé, nous nous sommes surtout centrés sur les différentes présentations de la deep ecology (l’écologie profonde).
1/3) En quoi consiste la deep ecology selon Michael Zimmerman (chapitre 2)
Le geste inaugural de l’écologie profonde va à se distinguer de manière tranchée entre deux manières de déterminer le programme et de penser l’affaire même de l’écologie : soit son ambition est de promouvoir des comportements normatifs à l’endroit de l’environnement non humain en fonction de la prospérité et du bien-être humains ; soit son ambition est de revendiquer la prise en compte de l’environnement non humain pour lui-même, indépendamment de tout coefficient d’utilité pour l’existence des hommes. Il s’agit alors de s’opposer systématiquement à la réduction des éléments composants l’environnement à de seules et uniques ressources, en vue de mettre au jour la nature comme lieu de valeurs intrinsèques dont l’existence, comme telle, commande un certain nombre d’obligations morales.
Dans un article de 1973 qui a fait date et dont la terminologie a été quasi-unanimement reprise au titre d’opposition structurale, Arne Naess qualifie la première de shallow ecology et la seconde de deep ecology. La première n’est rien d’autre qu’une éthique d’accompagnement du développement industriel, la seconde une éthique philosophique s’interrogeant sur les conditions sous lesquelles une morale peut être constituée. Il est donc nécessaire d’examiner de près la tradition culturelle, scientifique et religieuse occidentale dans la mesure où elle fait elle-même partie du problème. Car ce qui doit être tenu pour responsable de la situation actuelle, c’est cette prémisse anthropocentrique ininterrogée selon laquelle la détermination de toute valeur est censée s’effectuer exclusivement en référence aux intérêts humains, selon une forme de subjectivisme des valeurs qui donne à l’homme la place de maître et possesseur de la nature.
Toute éthique est nécessairement précédée par et fondée par une ontologie. Selon Zimmerman, la logique de la pensée occidentale repose sur l’étroite intrication du matérialisme mécaniste et de l’humanisme anthropocentrique. Cet humanisme s’exprime dans l’idée selon laquelle les diverses fores de vie constituent une série ascendante, ordonnées les unes par rapport aux autres en une progression croissante qui culmine avec les êtres humains. Cet humanisme suggère l’attribution exclusive d’une valeur et d’une dignité intrinsèque aux membres de l’espèce humaine. Les entités du monde naturel sont censées n’avoir d’autres desseins que de servir les projets que poursuivent les hommes. La science, en laissant derrière elle un monde vidé de toute finalité livre une nature offerte à toutes les manipulations, une nature à façonner à la mesure de nos besoins. La technique moderne est d’abord et avant tout l’expression d’une insurrection de l’homme contre lui-même, une atteinte portée à l’essence de l’homme, dont « l’être ne se rencontre plus nulle part » (Heidegger). C’est en ce sens que l’esprit de la technologie moderne peut être dit celui-là même du « mal ».
En lieu et place du matérialisme mécaniste, nous avons besoin d’une ontologie qui reconnaît l’interconnexion, le caractère d’être vivant et la valeur intrinsèque de toutes les entités. En lieu et place de l’humanisme anthropocentrique, nous avons besoin d’une ontologie qui reconnaît la valeur intrinsèque de tous les êtres et qui révèle notre place au sein de la fabrique indivise de la réalité. L’ontologie adoptée par la deep ecology fournit la base d’un mode de vie qui respecte non seulement la vie humaine, mais le reste du cosmos dont nous ne sommes qu’un aspect. Une humanité transformée, telle que la deep ecology l’appelle de ses vœux, devrait commencer par reconnaître son propre statut d’humanité ouverte, réceptive, dépendante, mortelle et finie, moyennant quoi elle pourrait s’autoriser elle-même à être « appropriée » comme site requis par la présentation de l’être. Ce n’est que de cette manière que l’humanité apprendrait alors à laisser être les étants, c’est-à-dire à laisser les choses et les êtres se manifester eux-mêmes en accord avec leurs propres limites, plutôt qu’en accord avec les limites que leur imposent les projets techno-scientifiques.
2/3) L’empirisme sémantique selon Arne Naess (chapitre 3)
La longue vie d’Arne Naess (1912-2009) lui aura permis d’accompagner quelques-uns des tournants de la philosophie. Aujourd’hui le nom de Naess est le plus souvent mentionné pour sa philosophie environnementale qu’il a commencée à publier au début des années 1970. Mais l’homme qui, à 58 ans, commence à parler des fondements de la deep ecology est déjà un penseur de renommée internationale. Hicham-Stéphane AFEISSA montre tout ce que la deep ecology doit aux travaux relevant de l’empirisme sémantique. Il s’agit d’une école de pensée dont les travaux ont été publiés dans les années 1950 et dont Arne Naess était partie prenante. Dans la mesure où il existe différents niveaux de compréhension de ce qui a été dit au sein d’une communication, il y a beaucoup de place pour l’incertitude concernant le sens de ce qui a été dit. Naess introduit le concept de « profondeur d’intention » ou nombre de distinctions cognitives qu’une personne est préparée à prendre en considération. Réussir à se comprendre implique de savoir si ceux qui parlent se situent bien au même niveau des distinctions cognitives.
Deux personnes peuvent ainsi parvenir à un accord purement verbal sans se rendre compte que la formulation qu’ils ont adoptée exprime deux contenus distincts différents, et inversement elles peuvent ne pas s’apercevoir que deux formulations différentes expriment le même contenu cognitif et se disputer pour des mots. Le concept de ce qui est « vague » ne renverra pas à la relation entre ce qui signifie et ce qui est signifié, mais définira plutôt un type de comportement linguistique où celui qui parle utilise un énoncé sans préférence marquée pour l’une des nombreuses interprétations possibles. Cela va jouer un rôle très important dans la deep ecology d’Arne Naess.
Le caractère vague de la plate-forme en 7 points de l’écologie profonde explique la raison pour laquelle Naess estime que leur validité repose sur la capacité de celui qui les reprend à son compte à les clarifier. Autrement dit, il est impossible de déduire du fait que les environnementalistes utilisent les mêmes slogans et reprennent à leur compte la même plate-forme de principes qu’ils partagent la même croyance. Par exemple une étude empirique ne manquerait pas de montrer qu’il n’y a pas de compréhension commune de ce que signifie le mot « vérité » ou « démocratie ». De la même manière pour l’idée d’autoréalisation ou de « moralité ». Mais selon Naess, nous faisons spontanément l’expérience des jugements éthiques comme étant fondés par une sorte d’intuition. Ceux qui considèrent que la torture est un mal font l’expérience de la valeur négative attachée à cet acte antérieurement à toute réflexion attachée à ce sujet.
3/3) Démocratie et sémantique dans la deep ecology (chapitre 8)
Arne Naess a maintes fois souligné l’importance décisive qu’eut sur sa formation intellectuelle un séminaire tenu entre 1934 et 1935 à Vienne. Il n’avait jamais entendu parler précédemment de l’empirisme logique. L’une des formules utilisée l’a durablement marqué : « Peut-être que la formulation n’est-elle pas très heureuse. » L’accent est mis sur l’expression verbale particulière d’une opinion, non pas sur la personne proposant cette formulation, et pas davantage sur une quelconque signification particulière présupposée. L’invitation visait à reconsidérer la formulation et à discuter des interprétations à lui donner. Les travaux du cercle de Vienne conduisaient à deux leçons. Premièrement, l’absence de sens qui caractérise tout discours métaphysique qui a la prétention d’être cognitif. Deuxièmement le critère empirique de la signification incitait à bannir la philosophie en général, exception faite de l’analyse scientifique qui possède une signification empirique. Le philosophe n’a aucun titre à faire valoir pour imposer sa définition des mots, il n’est qu’un usager parmi d’autres. Le langage n’est qu’une manière de se comporter dans certains contextes sociaux. Il n’est donc pas possible de produire une connaissance précise d’un énoncé décontextualisé. La question de savoir ce qu’un locuteur veut dire nécessite une recherche empirique poussée. Naess a cependant reproché au cercle de Vienne d’être beaucoup plus des logiciens que des empiristes.
Entre la fin des années 1940 et le début des années 1950, l’UNESCO a mis en œuvre une vaste enquête portant sur les « états de tensions » entre individus, groupes humains et nations. Dans ce cadre, Arne Naess fut sollicité pour diriger une enquête sur les conflits idéologiques. Une trentaine d’analyse de contributeurs ont été publiée en 1951 sous le titre Democracy in a World of tensions. Le problème que posent les concepts de « démocratie » et d’« idéologie » ne tient pas tant à leur polysémie qu’à l’absence de réflexivité de la part de ceux qui utilisent ces termes. C’est le langage qui constitue peut-être le principal terrain d’affrontement entre les hommes, et les querelles de mots ne sont jamais insignifiantes parce qu’elles font le lit de tous les conflits idéologiques. Comme le disait Raymond Aron, « l’idéologie, c’est l’idée de mon adversaire ». Les partisans du même bord ne doivent pas percevoir les différences qui les séparent les uns des autres, ils ont au contraire besoin d’une plate-forme commune et d’un ennemi commun. Le plus souvent une formulation imprécise des objectifs que se fixe l’organisation sociale ou politique est rendue nécessaire parce que les points de divergence entre les différents membres du groupe devront être omis ou transcendés afin d’éviter la division ou des schismes au sein du groupe lui-même. Dans la même perspective, poursuit Naess, il importe de réussir à grossir les traits de ce qui oppose idéologiquement un parti à un autre, si bien que cette opposition apparaisse aussi profonde et irréductible que possible, renforçant par là même d’autant plus les liens entre les partisans du même bord. Cela implique une simplification grossière du point de vue des opposants.
L’intérêt porté aux problèmes de la paix et des groupes en conflit fut à l’origine de la fondation à Oslo en 1959, à l’instigation d’Arne Naess, du Peace Research Institute, aujourd’hui encore toujours en activité. La conviction de Naess était que les grands conflits peuvent être clarifiés au moyen d’une analyse sémantique qui rend moins irresponsables les échanges linguistiques. Naess a été influencé par Gandhi, qui était capable de ne pas se départir de sa sérénité dans les discussions, même au moment des conflits les plus durs entre Hindous et Musulmans.
A l’heure d’élaborer une plate-forme des principes fondamentaux de la deep ecology à laquelle Naess travaillera dès le début des années 1970, il aura tiré toutes les leçons de son enquête sur les concepts de « démocratie » et d’« idéologie », et sur les conditions de formation d’un consensus. L’énoncé des huit thèses fondamentales du mouvement d’écologie profonde s’efforce manifestement d’adopter une formulation suffisamment imprécise pour que l’accord puisse se faire rapidement entre le plus grand nombre d’individus possible. Lue attentivement, la plate-forme demande à être interprétée à partir de la fin, c’est-à-dire de la huitième thèse, laquelle énonce que « ceux qui adhèrent aux principes ci-dessus ont l’obligation morale d’essayer, directement ou non, de mettre en œuvre les changements nécessaires ». Il s’agit de clarifier, autant que faire se peut, les grandes lignes d’action d’un mouvement social et politique susceptible de fédérer toutes les bonnes volontés. Un citoyen qui prend part de façon active à la formation de groupes de pression visant à infléchir la prise de décision en matière de politique environnementale a besoin de disposer d’un programme déterminant un ensemble d’objectifs qui soient à la fois suffisamment précis dans leur formulation pour guider son action individuelle, et suffisamment indéterminés pour rendre possible la formation de coalitions de cause.
(éditions Dehors)