Lisez Philippe J. Dubois et puis, avant d’avoir oublié ce qu’il nous écrit, plantez immédiatement un arbre dans votre trottoir : « Il devient difficile de se mobiliser au-delà de son écran d’ordinateur. La continuité dans l’action, nécessaire pour faire aboutir les grandes causes (et donc celle de notre biodiversité malmenée), se heurte au zapping immédiat et à la perte de mémoire. Le grand risque aujourd’hui, c’est l’emprise du virtuel sur nos consciences la désertification du monde au plus proche de la biodiversité. Rien n’est plus tangible, palpable, que la nature. Et rien ne se prête aussi mal à une appréhension virtuelle comme le propose Internet. Tout concourt à nous éloigner de ce qui nous fait vivre et à oublier que, sans la biodiversité, nous ne pouvons exister. Il faut que nous soyons embarqués dans une action pour sortir de chez nous. » Plantez un arbre dans votre trottoir. N’oubliez pas de faire un grand trou pour lui donner de l’air, n’oubliez pas d’y mettre du compost… Quelques extraits en attendant, recomposés par nos soins :
1/3) La mise en place d’une amnésie collective
« A travers cet essai, je tente de montrer comment la lutte contre l’oubli est primordial à l’égard de la biodiversité si nous ne voulons pas être un Homo eremus, l’homme dans le désert. La sélectivité de la mémoire s’accommode des pertes du vivant sans même en prendre conscience ; c’est le shifting baseline syndrome, processus de référence changeante. En 1995, il y a eu une étude explorant la perception des enfants citadins à l’égard de la nature. L’amnésie générationnelle, c’est lorsque la perte de connaissance se produit parce que les jeunes générations ne sont pas au fait des conditions biologique passées. Il n’y a pas eu transmission de l’information par leurs aînés. D’anciens cultivateurs ne savent plus ce qu’étaient telle race de vache ou variété de pomme du temps de leurs pères. L’amnésie personnelle apparaît lorsque l’individu a oublié sa propre expérience. Par exemple il ne se souvient plus que les espèces de plantes ou d’animaux aujourd’hui devenues rares étaient, dans son enfance, beaucoup plus communes. Le changement est oublié et le nouvel état devient la référence. Si nous ne prenons pas conscience de ce que nous sommes en train de perdre, nous risquons de nous réveiller trop tard.
La nature a des cycles lents, incompressibles. Or nous vivons dans un univers où l’immédiateté est reine. Si bien que tout dans notre vie nous éloigne des fondamentaux de la nature. Dans la société « moderne », le temps long est aboli ; pis, il est pourchassé. L’arrivée d’Internet, de la messagerie électronique, du téléphone portable nous tient perpétuellement en haleine et refoule au plus profond de nous le passé, même le plus proche. L’immédiateté est un excellent moyen pour éviter de trop penser. Comme nous sommes plongés dans le virtuel permanent, la nature devient une sorte de chimère. L’éden virtuel prend le pas dans notre conscience alors que la nature est souillée, malmenée et perd chaque jour un peu plus de sa diversité. Ce qui est valable pur la biodiversité sauvage l’est tout autant pour la biodiversité cultivée ou domestique. Dans le souci de rationalisation d’après guerre, ont disparu des dizaines de races de moutons, de poules et des dizaines de variétés de pommiers, poiriers, tomates, fraises, etc. Comment pouvons-nous tenir un discours de conservation à propos de l’environnement sans cesse dégradé alors que les gens n’ont même pas conscience de sa dégradation ?
2/3) Le blocage de la protection de la nature
Nous sommes dans la position suivante : « Je bouge si tu bouges. » Mais il nous est difficile de sortir de notre réseau social qui vit dans l’immédiateté et le virtuel. L’Homo individualis a les plus grandes difficultés à ressentir qu’il n’est rien sans les autres acteurs du vivant. On lui a tellement inculqué qu’il avait tous les droits sur son environnement. Combien de fois ai-je été interpellé par un « Vous les écolos… », suivi d’une attaque en règle sur le changement climatique, les Khmers verts et autres amabilités. Les préoccupations d’ordre écologique tiennent une place de plus en plus faible dans le quotidien des Occidentaux. 2010 a été l’année de la biodiversité et il avait été fixé comme but, quelques années auparavant, de ne pas augmenter le nombre d’espèces menacées de disparition. Le pari a été perdu…
L’humain occidentalisé est seul devant son clavier d’ordinateur, seul devant son écran de télévision ou de portable, seul dans sa voiture. Que l’on ait pris un degré de plus en moyenne en un siècle, que le rythme des disparitions animales et végétales va croissant, que la mer s’asphyxie, que les pesticides vont nous tuer à feu doux… tout cela ne le concerne pas vraiment. Il constate que l’essence devient de plus eu en plus chère, que le caddie des courses est de moins en moins lourd pour le même prix et qu’il est grevé d’impôts et de dettes. Il a perdu l’envie de militer, la force de la société consumériste est de nous avoir complètement anesthésiés. Les crises économiques masquent la véritable crise qui est environnementale. Nous sommes en train de faire de la planète un grand désert où nous errons à la recherche de quelques paradis qui n’ont plus rien de naturel. Comment faire pour inverser la situation ?
3/3) Quelques solutions
Il est opportun de donner au nouveau-né des leçons de nature en le plongeant dès que possible dans un cadre naturel : forêt, bord de mer, campagne, parc urbain, ferme. Cette assimilation très précoce des perceptions environnementales est un point commun que partagent toutes les espèces animales. Elle est essentielle pour leur développement. Expliquer à un enfant, même tout petit, qu’il n’y a pas des « gentils » et des « méchants » animaux est tout à fait à sa portée. Le respect de l’environnement doit prendre place dans l’instruction civique (aujourd’hui éducation civique, juridique et sociale) à l’école. Je ne suis par certain que l’apprentissage de notre Histoire de France telle qu’elle est enseignée soit d’un intérêt majeur. Il faut voir l’indigence du programme scolaire à propos de l’écologie et de l’étude de la diversité du vivant, pour comprendre le décalage entre ceux qui font les programmes et la réalité environnementale dont ils semblent visiblement coupés. Enfin il serait hautement enrichissant que les enfants écoutent les vieilles personnes leur parler de ce qu’étaient la faune, la flore, l’eau lorsqu’elles étaient jeunes. Cette démarche intergénérationnelle est capitale, la parole de l’ancien vaut leçon, imprégnation et expérience.
La voie écologique est un chemin difficile qui nécessite des remises en question profonde de notre mode de vie. Il y a urgence à revenir à l’essentiel, à quelque chose qui ressemble à la sobriété heureuse de Pierre Rabhi. Peut-être faudra-t-il passer par une sorte de décroissance. Il y a lieu de se rappeler que, en matière de protection de l’environnement, c’est l’échelon local qui est le point de démarrage et qui, par effet boule de neige, doit aller jusqu’au national. C’est l’incontournable chemin pour aller du local au global. Choisissez la façon dont vous voulez vivre, pensez à la Terre que vous allez laisser à vos enfants, nous n’avons plus le choix. Ou alors ce ne sera plus une (r)évolution verte, mais une révolution violente qui laissera beaucoup de monde sur le carreau. Jusqu'au jour où la nature dira « stop », à notre plus grande surprise. N’oublions jamais que le vivant a de tout temps été capable d’inventer de nouvelles trajectoires dont l’espèce humaine pourrait être exclue.
La grande amnésie écologique de Philippe J. Dubois (delachaux et niestlé, janvier 2012)