Dans le paysage ellulien, la liberté ne va pas sans la responsabilité. Notre société apparente la liberté à la jouissance sans contraintes. Le judaïsme, qui a fortement nourri la pensée de Jacques Ellul (1912-1994), met au contraire des réalités précises sous le mot liberté : elle est liée à la responsabilité et à la conscience. On ne peut inventer à l’envi des formes de liberté qui nous permettraient de faire n’importe quoi de nous-même et de notre environnement.
L’espérance est le second acte du paysage ellulien. Elle n’est pas donnée, mais c’est l’espérance qui nous accompagne dans notre travail de libération, de désaliénation.
1/3) Jean-Luc Porquet, l’accélération
Je prendrai trois idées fortes d’Ellul :
1. « La Technique rend l’avenir impensable. » On en est maintenant au transhumanisme, un mouvement prédisant que bientôt l’homme va fusionner avec la machine. Ce qui rend le monde de demain vraiment impensable, et les réjouit. On doit donc à la Technique et à son développement ce fait nouveau : l’avenir est encore plus impensable qu’hier, et ce sont les techniciens qui s’en réjouissent.
2. « La Technique crée des problèmes qu’elle promet de résoudre grâce à de nouvelles techniques. » Les techniciens rêvent de pouvoir refroidir la Terre grâce à la géo-ingénierie : injection dans la haute atmosphère d’une très grande quantité de soufre, fertilisation du phytoplancton des océans avec de la limaille de fer, etc. Bref, face à la menace qu’il a sécrétée lui-même, le système technicien ne sait offrir que des réponses techniques.
3. « La Technique renforce l’Etat qui lui-même renforce la Technique. » Une des accélérations les plus visibles de ces dernières années concerne le flicage généralisé. Tous les systèmes de biométrie, de géolocalisation, de vidéo-surveillance, de traque numérique, tous ces systèmes de traçage du citoyen mènent droit vers un monde où la vie privée n’existe plus.
Dans Le bluff technologique, Ellul citait un analyste américain prédisant qu’après une ère de dilapidation et de gaspillage, il y aurait forcément une remise en ordre du système. Jacques Ellul ne voyait aucun tendance du système à la stabilisation, il prévoyait que le système technicien poursuivrait inexorablement son expansion. Celle-ci est aujourd’hui en pleine accélération. D’où cette question qui reste ouverte : comment freiner ?
2/3) Philippe Gruca, de la vie moderne comme mensonge par omission
« L’homme est fait pour six kilomètres à l’heure, et il en fait mille », écrivait Jacques Ellul dans La technique ou l’enjeu du siècle. L’être humain a toujours agi localement et pensé localement. Nous nous posons toujours des questions à hauteur d’homme : hors de la vue, hors de l’esprit. Sachant que son intelligence a été modelée au sein de collectifs humains ne dépassant généralement pas 500 personnes, que ses sens ne franchissaient pas les montagnes, est-il véritablement capable de penser globalement ? Or, a l’heure de la délocalisation, c’est désormais avec des ouvriers chinois que nous nous retrouvons à faire société. Nos lieux de vie ne se suffisent pas à eux-mêmes mais sont éminemment parasites ; la vie, majoritairement urbaine, peut être assimilée à un permanent mensonge par omission.
La vie dans nos macrosociétés se caractérise par la maximisation du décalage entre l’internalisation des commodités et l’externalisation des nuisances. Les vitrines brillent, les rues sont nettoyées la nuit, les publicités caressent de promesses, les intérieurs sont bien chauffés. Tout va bien. Où est le problème, où est-il ? Nous ne fréquentons pas le nucléaire : nous fréquentons des interrupteurs, des écrans et des voitures bientôt « propres ». Entre nos mains ne se retrouvent que les éléments de la part infime des circuits s’étalant sur des milliers de kilomètres. Hors du segment entre le caddie et la poubelle s’active tout un monde que nous ne connaissons pas. Nous vivons en milieu technicien, pour reprendre l’expression de Jacques Ellul. Tant que seront absents de notre cadre de vie les éléments sur lesquels la conscience puisse avoir prise, il sera inutile d’espérer une quelconque prise de conscience.
Il nous faut trouver des lieux ou habiter. Le champ de blé dans le champ de vision, en voilà la condition. Aussi petites peuvent-elles paraître, les démarches collectives allant dans le sens de notre autonomie sont les seules à pouvoir prendre la relève des macrosociétés, quand ces dernières, ivres de leur centralisme, s’effondreront après le verre de trop.
3/3) Simon Charbonneau, l’espérance oubliée
Quand la pierre a quitté la main, c’est le diable qui la guide.
A Fukushima, la puissance de la Nature a mis symboliquement en échec celle de la Technique. Ce qui a changé depuis 40 ans, c’est la multiplicité des menaces de désastres et de catastrophes en tous genres. Ceci explique les désarrois actuels de l’oligarchie, prise au dépourvu par des situations inédites, et qui ne voit d’issues que dans la fuite en avant. De cela, il résulte un sentiment général d’impuissance et un fatalisme de l’opinion qui se réfugie dans des paradis artificiels. Il faut donc résister à la tentation du renoncement. Reste la voie de ce que Ellul appelle paradoxalement le « pessimisme de l’espérance », l’homme ne peut compter que sur lui-même, l’oligarchie ayant choisi le renoncement.
Plus concrètement, il faut un renversement complet des représentations dominantes. Le désarmement dans tous les sens du terme et dans tous les domaines, de l’arme nucléaire à l’informatisation généralisée des relations humaines en passant par le génie génétique, est nécessaire. Nous devons ralentir et freiner l’innovation technologique galopante, source de bouleversements permanents de notre vie quotidienne, introduire de la détente dans nos activités professionnelles et de loisirs, simplifier notre environnement, en un mot, il s’agit de dégonfler l’hybris (la démesure) de l’homme moderne.
Une telle réorientation ne peut se décréter, car elle suppose une véritable conversion spirituelle de l’homme moderne qui devra accepter de ne plus recourir à des prothèses technologiques pour vivre. Cela suppose l’acquisition d’une culture de l’effort moral et physique. Il ne s’agit pas de rêver mais d’œuvrer à la renaissance de l’Esprit dans le cœur des hommes.
Source : Hériter d’Ellul, actes des conférences du 12 mai 2012
(éditions de la table ronde, 2013, 196 pages pour 7,10 euros)