Mathématicien et économiste hétérodoxe roumain, les travaux de Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994) ont abouti au concept de décroissance. L’analyse de Nicholas Georgescu-Roegen va compléter l’analyse de Joseph Aloïs Schumpeter.
La décroissance n’est pas une invention théorique nouvelle, toutes les civilisations antérieures se sont effondrées après une période de faste plus ou moins longue. La révolution industrielle nous cache pour l’instant cette réalité car elle a permis depuis deux siècles une croissance tendancielle. Mais ce trend séculaire s’est toujours accompagné de variations cycliques ; les périodes d’expansion sont suivies de période de récession comme en 2009, voire de dépression comme en 1929. Il faut tout d’abord remarquer qu’il s’agit d’une décroissance subie, conséquence d’une crise économique, et non d’une décroissance choisie comme l’envisage les objecteurs de croissance. On retrouve cette idée de décroissance inéluctable dans l’œuvre de Joseph Aloïs Schumpeter, qui a analysé le cycle long, dit Kondratieff (1892-1930). Dans un cycle économique, il y a d’abord la période d’expansion (croissance économique), puis le retournement de tendance (la crise) à laquelle succède une période de « décroissance » (dite récession, ou dépression, ou croissance négative), et peut-être la reprise, mais ce n’est jamais sûr… Encore faut-il selon l’analyse de Schumpeter satisfaire un certain nombre de conditions comme l’existence d’une « grappe » d’innovations portée par des entrepreneurs dynamiques.
Schumpeter vient au monde l’année même de la mort de Karl Marx, en 1883. Très bon connaisseur de l’œuvre de Karl Marx, Schumpeter est à la fois un grand admirateur et un féroce critique du capitalisme. Son analyse de la croissance comme dynamique du capitalisme (The theorie of Economic Development en 1911 et Business Cycles en 1939) va en effet à l’encontre de la thèse libérale de l’équilibre automatique grâce à la loi du marché. Schumpeter explique les cycles longs, statistiquement déjà constatés par Kondratieff au XIXe siècle : deux cycles, 1780-1840, puis 1840-1897, c’est-à-dire une phase d’expansion (des prix, de la production, de l’emploi) sur 20 à 30 ans qui débouche nécessairement sur une crise suivie par une phase de dépression, autrement dit une décroissance économique sur 20 à 30 ans. La reprise se fera grâce à des entrepreneurs dynamiques qui mettront en oeuvre des innovations de produits ou de processus.
En fait Schumpeter était pessimiste sur l’avenir du capitalisme : du fait de la disparition des entrepreneurs innovateurs et de la surchauffe, il y aurait déclin inéluctable. La grande crise des années trente viendra confirmer les idées de Schumpeter concernant la phase de récession. Pourtant la reprise de l’après guerre suivie par les Trente Glorieuses semble démentir a posteriori le pronostic de Schumpeter tout en respectant son cadre d’analyse : une nouvelle vague d’innovations, innovations de procédés (taylorisation généralisée) et innovations de produits (en particulier l’équipement des ménages en biens durables), permet une nouvelle phase ascendante d’un cycle long. Dans ce contexte, le choc pétrolier de 1973 n’est que le catalyseur du retournement de tendance par épuisement des gains de productivité du taylorisme et saturation des besoins des ménages en biens durables. Mais comme l’interventionnisme gouvernemental est généralisé dans les pays développés à économie de marché, comme la publicité modèle toujours plus de nouveaux besoins artificiels, la décroissance économique a été évitée, la récession économique s’est transformée jusqu’à nos jours en croissance molle. La réalité cyclique semble avoir été dépassée grâce aux relances de type keynésien.
Il semble cependant que nous arrivons en 2009-2010 au moment où le soutien par les Etats d’une croissance artificielle touche à sa fin. Les statisticiens actuels font encore de subtiles nuances entre la contraction de l’activité ou croissance négative temporaire, la récession à partir de six mois consécutifs de décroissance, et la dépression du type crise structurelle que les habitants des pays riches ont connu après le krach de 1929. La « définition usuelle » d’une récession est devenue : deux trimestres de suite en croissance négative. Pendant des mois, Gordon Brown a refusé d’évoquer une récession, mais il a été obligé d’employer ce terme le 22 octobre 2009 (LeMonde du 26-27 octobre 2009). Suite au tsunami financier, la Grande Bretagne est le premier pays du G7 à connaître cette décroissance ; après 16 ans de croissance ininterrompue, la baisse du PIB s’établissait à 0,3 % sur les douze derniers mois. Avec deux trimestres de « croissance négative », la France a été aussi officiellement en récession. La ministre de l’économie estime même que la « croissance » du PIB devait s’établir autour de - 3 % en moyenne pour l’année 2009 (LeMonde du 16 mai 2009). Nous aurions ainsi largement battu les records de 1974-75 (- 1 %) et de 1993 (- 0,9 %). En définitive la « croissance négative » a été de – 2,2 % en 2009.
L’analyse de Schumpeter nous paraît confirmée, il ne semble plus y avoir de croissance durable car il n’y a plus véritablement de vagues d’innovations efficaces. Ce n’est pas parce que l’écran plan remplace le vieux poste de télé et que le portable est remplacé par une nouvelle génération qu’il y a reprise économique globale. En effet un autre élément d’explication des cycles entre en jeu : les conditions d’une croissance durable reposaient sur l’énergie fossile. Jacques Grinevald a montré (Revue CoEvolution. No 7. Hiver 1982) que l’analyse de Nicholas Georgescu-Roegen va se substituer à l’analyse de Joseph Aloïs Schumpeter.
La rencontre de Schumpeter et de Georgescu-Roegen relevait au départ du hasard. En 1934, ce Roumain débarquait à l’Université d’Harvard pour perfectionner ses outils en statistiques appliquées. Profondément déçu par le professeur de statistique, Georgescu, désorienté, se tourna vers le professeur Schumpeter, pour la simple raison que celui-ci enseignait la théorie du « cycle économique »… Georgescu n’imaginait pas alors la critique qu’il allait faire, dans les années 50, à cette conception circulaire du processus économique. C’est aussi à Harvard que Georgescu-Roegen a rencontré Samuelson en 1935-36. Ils étaient devenus des amis en suivant l’enseignement de Joseph Schumpeter (1883-1950). Mais Samuelson représente le paradigme dominant, celui de l’Économique. La nature de l’économie politique paraissait en harmonie avec l’équilibre providentiel de l’économie de la nature. Georgescu représente la dissidence dans le monde occidental. Sa bioéconomie appartient à un autre temps, incommensurable avec celui explicitement newtonien de la tradition néo-classique. En un mot, la perspective bioéconomique proposée par Georgescu-Roegen abandonne le temps réversible de la vision du monde mécaniste. Il se situe au cœur même de la théorie physique, dans la révolution engendrée par la découverte de la loi de l’entropie croissante, qui départage la mécanique et la thermodynamique.
La notion usuelle de la Révolution industrielle du XVIIIe siècle est une anomalie temporaire qui occulta la véritable dimension thermodynamique de l’industrialisation du XIXe et surtout du XXe siècle. Loin de dire comme Keynes « qu’à long terme nous serons tous morts », Georgescu-Roegen se préoccupe au contraire de la survie d’une humanité qui n’échappera jamais à la plus économique des lois de la physique : la dégradation de l’énergie, le fait que les combustibilité fossiles une fois brûlés ne sont plus du tout utilisables par les générations futures. Le capital naturel est irrémédiablement gaspillé.
Il faut en fin de compte rappeler que seule la seconde guerre mondiale avait vraiment permis à l’économie américaine de surmonter la grande Dépression de 1929. Aujourd’hui, avec le pic pétrolier, commence dorénavant la descente énergétique. L’activité économique ne va plus être tendanciellement croissante et cyclique, mais structurellement décroissante... décroissance subie, obligatoire, inéluctable. D’où la nécessité de penser dorénavant une société de décroissance.
Lire La décroissance (entropie, écologie, économie) de Nicholas GEORGESCU-ROEGEN (éditions Sang de la terre, 1979)