Editions Ecosociété, 282 pages, 20 euros
Edition originale 2012 (The Energy of Slaves : Oil and the New Servitude)
Avant d’être ce liquide noir, sale et puant qui nous pollue l’existence, le pétrole est une des substances les plus prodigieuses que la vie sur Terre ait jamais crée. Pour produire chaque litre de pétrole, il a fallu que 25 tonnes d’algues métabolisent, pendant des millions d’années, l’énergie solaire qu’elles avaient emmagasinée avant d’être ensevelies. Après 150 ans de forages intensifs, on annonce maintenant l’épuisement de la ressource et notre entrée dans l’ère du pétrole extrême. Si le pétrole a nourri l’orgueil et l’arrogance des puissants, son emprise sur notre monde doit être brisée comme ont été brisées les chaînes de l’esclavage. Saurons-nous agir à temps, ou nous enfoncer dans plus d’inondations et de sécheresses pour enclencher une réelle libération ?
Partout dans le monde des citoyens en quête de liberté font déjà revivre l’artisanat, mangent plus lentement, voyagent localement, cultivent des jardins, travaillent avec un souci de l’éthique, partagent leurs outils, bâtissent des communautés, et se gardent de la folie des grandeurs en matière économique et politique. Personne ne nous oblige à rester esclave ! Voici quelques extraits reconstitués de ce livre d’Andrew Nikiforuk.
1/7) Esclavage, le maintien d’un ordre culturel injuste
Alfred North Whitehead se demanda un jour pourquoi il avait fallu attendre si longtemps pour parvenir à l’abolition d’une chose aussi cruelle et injuste que l’esclavage. Pourquoi des milliers d’années s’étaient-ils écoulés avant qu’un mouvement anti-esclavagiste organisé n’apparaisse au XVIIIe siècle ? Pourquoi des philosophes aussi éminents qu’Aristote ou Sénèque n’avaient-ils aucune objection à l’asservissement de la force humaine ? Pourquoi les chrétiens contestaient-ils les abus des propriétaires d’esclaves, mais non l’institution elle-même ? Pourquoi les lois hindoues, hébraïques, islamiques et africaines approuvaient-elles toutes l’esclavage ?
En 1933, A.N.Whitehead émit cette hypothèse : « Il peut être impossible de concevoir une réorganisation de la société qui permette de supprimer un mal admis et reconnu, sans détruire l’organisation sociale qui en dépend… Il n’existe pas de moyens connus de supprimer un mal sans amener des maux pires, d’un autre genre. » Au moment où James Watt bricolait ses premiers moteurs, peu d’intellectuels remettaient en question l’esclavage. L’économiste Adams Smith estimait même que « l’amour de la domination et de l’austérité sur les autres l’aura probablement rendu perpétuel. »
Si les nouveaux esclaves mécaniques à base de carbone ne remplacèrent pas tout de suite leurs équivalents humains – ils empirèrent même souvent leurs conditions pour des décennies -, ils changèrent néanmoins les mentalités. Ils firent passer la force musculaire des esclaves pour archaïque, comme l’automobile folklorisera les chevaux. C’est l’énergie produite par la machine à vapeur qui rendit l’esclavage obsolète. Les navires à vapeur pouvaient remonter les rivières beaucoup plus facilement que n’importe quelle galère actionnée par des esclaves.
Quelqu’un prône-t-il aujourd’hui un mouvement pour rayer la voiture de la surface de la Terre ? Or, c’est exactement ce que les abolitionnistes firent avec l’esclavage : changer l’opinion courante.
2/7) Esclaves mécaniques et nouvelle servitude
La vie facile offerte par l’esclavage expliquait cette absence de conscience (envers les esclaves), tout comme la vie facile offerte par le pétrole peut expliquer l’insouciance des Nord-américains. Les bruyantes souffleuses à feuilles, les dispendieux VUS et les rutilants téléphones intelligents dominent la vie moderne aussi complètement que le faisaient au XIXe siècle les domestiques des casas grandes brésiliennes. La plupart des consommateurs nord-américains et européens considèrent ces serviteurs inanimés comme des acquis et oublient facilement leur existence. Nous sommes encore moins conscients des services rendus par nos combustibles fossiles que nos ancêtres l’étaient de ceux de leurs esclaves. L’esclavage, après tout, était sous leurs yeux. Aujourd’hui, on ne fait que remplir un réservoir. Pas d’entretien constant du feu de bois, de fumée épaisse d’un bois trop humide, de raclage de cendres dans le four à pain, de charriage de lourdes charges sur les épaules, d’âne récalcitrant. Rien qu’à appuyer sur un interrupteur, tourner une clé, taper un chiffre sur le thermostat. Dans les quartiers riches aux Etats-Unis, on voit des femmes de 50 kilos conduire des voitures de près de 5 tonnes pour aller acheter une boîte de 500 grammes d’une préparation amaigrissante.
En 2009, une famille britannique fit l’objet d’une expérience énergétique subversive. Un dimanche, tandis que le quatuor innocent tripotait ses gadgets, une armée de bénévoles pédalait furieusement sur une centaine de vélos dans un local voisin afin de générer l’énergie nécessaire à la famille. A la fin de la journée, ces esclavagistes modernes furent pétrifiés de stupéfaction lorsqu’une équipe de télévision de la BBC leur présenta les esclaves épuisés qui avaient fait bouillir l’eau de leur thé. Il avait fallu 24 cyclistes pour chauffer leur four et 11 cyclistes pour faire griller deux tranches de pain. Plusieurs cyclistes s’étaient effondrés de fatigue. D’autres furent incapables de marcher plusieurs jours.
L’expérience visait à illustrer l’ignorance généralisée dans laquelle les consommateurs dépensent l’énergie. L’un des concepteurs de l’expérience, Tim Siddall, pense que l’esclavage reviendra lorsque les ressources énergétiques de la planète se raréfieront.
3/7) le prix énergétique d’une laitue
Le rapport d’un audit énergétique du département de l’agriculture des Etats-Unis (USDA) illustre la situation à l’aide d’un bref portrait de la production de laitue en Californie.
D’abord, un semoir de précision attaché à un tracteur plante la laitue. Un épandeur au diesel épand des engrais à base d’azote, des pesticides et des herbicides. Un système d’irrigation achemine de l’eau aux plantes. Entre-temps l’agriculteur se rend au magasin en camionnette pour se procurer du matériel. Des ouvriers en provenance du Mexique récoltent ensuite les légumes et les placent dans des boîtes. Les boîtes sont transportées vers une usine de traitement. De nouvelles machines trient, coupent et nettoient la laitue. Celle-ci est alors emballée et chargée dans un camion frigorifique à destination de la côte atlantique, où elle est placée dans des réfrigérateurs alimentés en électricité par une centrale thermique au charbon. Enfin un automobiliste achète la laitue, la ramène à la maison et la place dans le réfrigérateur. Pour finir, la moitié de la laitue sera mise à la poubelle, et transportée par camion vers un site d’enfouissement. Les aliments crus voyagent ainsi 2400 km en moyenne.
Le rapport de l’USDA conclut que « cette dépendance énergétique de la chaîne alimentaire soulève des préoccupations quant à l’impact possible des prix élevés ou instables de l’énergie sur le prix des aliments, la sécurité alimentaire du pays et la nécessité de recourir à de l’énergie importée. »
4/7) le pétrole, Viagra de l’espèce humaine
Marion King Hubbert est l’inventeur du terme « pic pétrolier ». En 1962, il rédigea un court traité sur l’énergie pour le gouvernement étatsunien. Il déclarait entre autres que notre exploitation des flux mondiaux d’énergie a également modifié l’équilibre écologique dans le sens d’une augmentation de la population humaine. Dans son rapport, Hubbert présente cette explosion démographique récente comme une dérogation sauvage à la norme. Pendant près d’un million d’années, la population humaine avait augmenté à un rythme si lent que le temps nécessaire à son doublement était d’environ 100 000 ans. Pendant la plus longue période de leur histoire, les êtres humains ont été moins nombreux que les babouins. Mais en 1900 la population mondiale atteignait près de 1,5 milliard d’habitants, et prit son essor avec un taux de 2 % par an (doublement en 35 ans). Cet événement n’a aucun précédent dans l’histoire humaine.
Hubbert exposa trois scénarios possibles pour l’avenir d’une espèce accro aux réserves finies d’hydrocarbures. Dans le premier scénario, la population humaine arrivait, avec quelques prouesses technologiques, à se stabiliser sous l’empire de l’énergie nucléaire. Dans le second, la consommation effrénée d’énergie conduisait à un surdépassement démographique puis à un effondrement spectaculaire, accompagné d’un niveau de vie inférieur. Dans le troisième, nous tomberions dans un état de confusion et de chaos, voir de guerre nucléaire, et subirions un déclin social. Hubbert conclut que le plus grand obstacle à une transition vers un monde stable était d’ordre culturel : « Au cours des deux derniers siècles, nous n’avons connu qu’une croissance exponentielle et nous avons développé en parallèle une sorte de culture de la croissance, une culture si fortement tributaire de cette croissance exponentielle qu’elle est incapable d’envisager des problèmes de stagnation. »
Les combustibles fossiles ont surtout renforcé la révolution démographique en stimulant la production agricole et en facilitant le transport des récoltes. Des milliards d’être humains, assistés de leurs milliards d’esclaves énergétiques, exploitent la Terre comme s’il s’agissait d’une plantation de coton. La population humaine accapare 40 % des flux d’énergie végétale de la planète pour son alimentation. Elle consomme 35 % de la production biologique totale des océans. Les humains ont endigué, détourné et monopolisé 65 % des eaux douces de ruissellement du monde. Certains experts prédisent que ce régime pétrolier entraînera l’extinction de la moitié des espèces de mammifères d’ici 2050.
La plupart des modèles de croissance de la population mondiale montrent que notre forte consommation de ressources et d’énergie conduira à des mortalités massives entre 2030 et 2070. N’eût été la commercialisation des combustibles fossiles, estime le démographe Graham Zabel, la population humaine aurait plafonné autour d’un milliard : « Au cours des cinquante prochaines années, lorsque les dernières ressources pétrolières du monde auront été consommées, la population mondiale pourrait bien subir une baisse abrupte. » L’organisation britannique Population Matters voudrait faire passer la population du Royaume-Uni de 61 à 21 millions. Que se passera-t-il dans les pays dits développés si l’économie et l’Etat-providence se contractent fortement ? L’anthropologue Stanley Kurtz répond : « Il est probable que les gens se remettront à compter sur la famille pour assurer la sécurité de leur vieillesse. » Mais paradoxalement « avoir des enfants pourrait alors paraître beaucoup plus essentiel d’un point de vue personnel ».
5/7) l’exemple de notre avenir, Cuba
Les Soviétiques fournissaient autrefois à Cuba 90 % de son pétrole et 60 % de sa nourriture. Mais l’effondrement de l’Etat soviétique en 1991 et l’embargo imposé par les Etats-Unis laissèrent Cuba sans carburant pour ses tracteurs, sans engrais et sans pesticides pour ses cultures de sucre et de tabac. Cette nation passa à une diète extrême. L’apport calorique passa de 2600 calories par jour à 1000 calories. La plupart des Cubains perdirent jusqu’à 15 kg. Des milliers d’entre eux perdirent même la vue sous l’effet de la malnutrition.
L’Etat se tourna alors vers les petits agriculteurs et les petites parcelles urbaines pour combler son déficit alimentaire. Une parcelle de 7000 m2 peut employer jusqu’à 25 personnes à temps plein. Privés d’engrais et de pesticides à base de pétrole, les Cubains créèrent 170 centres de compostage et mirent sur pied des centres de production de pesticides naturels, comme le verticillium et le champignon Beauveria bassiana. Les bœufs remplacèrent les tracteurs, et les gens se mirent à élever des lapins et des poules sur leurs toits. En peu de temps ces actions mirent fin à la crise. Le régime alimentaire cubain, autrefois dominé par le riz, le haricot et le porc, devint plus varié et plus riche en légumes.
G.K.Chesterton, qui avait pris fait et cause pour la production alimentaire à petite échelle dès les années 1920, écrivait : « La chose la plus rapide et la plus économique pour celui qui vient de cueillir un fruit sur un arbre est de le porter à sa bouche. Le suprême économiste, c’est celui qui ne perd pas d’argent en transports ferroviaires. Il est tellement efficace qu’il n’a même pas besoin d’organisation. Et quoiqu’il soit un cas extrême et idéal de simplification, cette simplification est aussi irréfutable que l’existence même du pommier. »
6/7) Les raisons d’un changement
En 1957 l’amiral Rickover, père du sous-marin nucléaire, fit un discours qui donne à réfléchir. Il encouragea ses auditeurs à réfléchir sérieusement à leurs responsabilités envers « nos descendants », ceux qui sonneront la fin de l’âge des combustibles fossiles :
« L’immense énergie fossile aux USA alimente des machines qui font de nous le maître d’une armée d’esclaves mécaniques… Chaque conducteur de locomotive contrôle l’énergie équivalente de 100 000 hommes, chaque pilote de jet celle de 700 000 hommes… Nous dilapidons les ressources naturelles. Une bonne partie des étendues sauvages qui ont nourri ce qu’il y a de plus dynamique dans le caractère américain est désormais enfoui sous les villes, les fenêtres panoramiques ne donnent sur rien de plus inspirant que la fumée d’un barbecue… Quelle assurance avons-nous que nos besoins en énergie continueront d’être satisfaits par les combustibles fossiles ? La réponse est : à long terme, aucune… Un parent prudent et responsable utilisera son capital avec parcimonie, afin d’en transmettre la plus grande part possible à ses enfants. Un parent égoïste et irresponsable le dilapidera pour mener une vie dissipée et se moquera complètement de la façon dont sa progéniture s’en sortira… Vivre de façon responsable signifie économiser l’énergie et développer une culture de l’abnégation. »
7/7) Pétrole, merde du diable jetée à la face de la démocratie
Ce qui stupéfia le sociologue F.Cottrell en observant la rapide injection d’énergie fossile dans la société nord-américaine fut la façon dont elle atomisait la famille et renforçait l’Etat. Après avoir forcé les gens à entrer à l’usine pour y produire des marchandises bon marché aux côtés d’esclaves énergétiques, les gouvernements offrirent des écoles, hôpitaux et aide sociale pour compenser la perte des services familiaux. L’augmentation délirante des capitaux provoquée par cette dépense effrénée d’énergie exigea une surveillance par les banques d’Etat, les percepteurs d’impôts et des directeurs financiers. En somme, l’afflux massif d’énergie n’avait pas seulement accru la complexité de la société, mais le pouvoir de l’Etat pour contrôler cette éruption volcanique. Mais le pétrole fit beaucoup plus que cela. Chaque automobiliste nord-américain, en achetant du pétrole étranger, contribua involontairement aux révolutions, à la corruption et à la mise en place de gouvernements autocratiques un peu partout dans le monde. le Vénézuélien Juan Pablo Pérez Alfonso, fondateur de l’OPEP : « Regardez autour de vous. Gaspillage, consommation, effondrement de nos services publics… Nos conditions de vie ne sont pas meilleures… Nous nous noyons dans les excréments du diable. Le pétrole nous conduira à la ruine. »
Partout le pétrole réduisait la diversité économique, aggravait les inégalités et parrainait des gouvernements autocratiques. C’est ce qu’on appelle maintenant la « malédiction des ressources ». Les Etats pétroliers tirent tant d’argent du pétrole qu’ils deviennent de véritables nids d’opportunistes. La corruption définit la vie quotidienne. Le pétrole concentre trop de richesses entre les mains d’une petite élite. En Libye, le pétrole a maintenu au pouvoir le colonel Kadhafi pendant 42 ans. L’Alberta au Canada est un Etat à parti unique depuis plus de 41 ans. Au Royaume-Uni, la manne pétrolière assura le succès de Margaret Thatcher, doyenne du conservatisme et « pétroliste » appliquée. La Dame de fer accéda au pouvoir dix ans après la découverte du brut léger en mer du Nord. La stagnation frappa les secteurs manufacturiers et agricoles pendant que l’industrie bancaire prospérait. Mais Margaret n’épargna pas un sou pour l’avenir. George W.Bush a reçu plus de soutien financier de l’industrie du pétrole que n’importe quel autre président et a nommé au moins 30 cadres de cette industrie à des postes clés du gouvernement. L’extrémisme religieux est un autre vigoureux compagnon de la ressource pétrolière. Les politiques délaissent tout l’art de gouverner, c’est-à-dire la faculté d’utiliser de façon judicieuse, au nom de l’intérêt général, des ressources limitées. Trouver un Etat pétrolier compétent serait aussi miraculeux que de découvrir un ours polaire en Arabie Saoudite.
Plus les hydrocarbures dominent les exportations, et plus l’économie nationale se vide de l’intérieur. Bourré d’argent grâce aux rentes et aux redevances, un Etat pétrolier baisse presque immédiatement ses impôts. Du Texas à l’Alaska, des Emirats arabes unis à l’Arabie saoudite, les impôts sur le revenu sont au plus bas. Ce faisant on tourne en dérision l’un de plus anciens slogans de la démocratie : No taxation without representation (pas d’imposition sans représentation). Les pétro-citoyens font preuve d’une apathie et d’une indifférence saisissante à l’égard des questions politiques, et d’une loyauté déconcertante envers les pétro-maîtres. Les Koweïtiens travaillent en moyenne 8 minutes par jour. On construit dans le Golfe le plus grand gratte-ciel du monde. Mais partout où les écoles, les routes et les hôpitaux ont été construits avec des pétrodollars, ces services se ratatineront ou disparaîtront avec la chute des revenus pétroliers.
La logique implacable du pétrole se réduit à une vérité élémentaire : il est tellement plus facile et rapide de construire un oléoduc qu’un Etat efficace et représentatif !