Publié pour la première fois en 1949 à titre posthume, l’Almanach d'un comté des sables est devenu un classique des écrits consacrés à la nature. Il constitue l’un des textes fondateurs de l’écologie. Voici ce qu’il écrivait au mois de février :
« On court deux dangers spirituels à ne pas posséder une ferme. Le premier est de croire que la nourriture pousse dans les épiceries. Le second, de penser que la chaleur provient de la chaudière. Pour écarter le premier danger, il suffit de planter un jardin, de préférence assez loin de toute épicerie susceptible de brouiller la démonstration. Pour le second, il suffit de poser sur les chenets une bûche de bon chêne, loin de toute chaudière, et de s’y réchauffer tandis qu’une tempête de neige maltraite les arbres au-dehors. Pour peu qu’on l’ait abattu, scié, fendu et transporté soi-même, en laissant son esprit travailler en même temps, on se souviendra longtemps d’où vient la chaleur, avec une profusion de détails qu’ignoreront toujours ceux qui passent le week-end en ville près d’un radiateur ».
En fait il a écrit plusieurs autres textes qui théorisent une approche globale de la Biosphère et l’approche de ce qu’on appelle aujourd’hui « l’écologie profonde ». Pour lui, toute créature est membre de la communauté biotique, et comme la stabilité de celle-ci dépend de son intégrité, elle doit avoir le droit d’exister.
« Et même si la stabilité n’était pas en jeu, elle doit être préservée par la seule vertu de son droit historique, indépendamment des avantages économiques que vous pouvez en retirer. Même les prédateurs font partie de cette communauté biotique et aucun intérêt particulier n’a le droit de les exterminer au nom d’un bénéfice personnel réel ou imaginaire.
Mais il n’existe pas à ce jour d’éthique chargée de définir les relations de l’homme à la terre, ni aux animaux, ni aux plantes qui vivent dessus. Une éthique (écologiquement parlant) est une limite imposée à la liberté d’agir dans la lutte pour l’existence. Il faut valoriser une éthique de la terre et montrer sa conviction quant à la responsabilité individuelle face à la santé de la terre, c’est-à-dire sa capacité à se renouveler elle-même. L’écologie, c’est cet effort pour comprendre et respecter cette capacité. Le progrès n’est pas de faire éclore des routes et des paysages merveilleux, mais de faire éclore le sens de l’observation dans des cerveaux humains. Par exemple le chasseur ne devrait pas être cette fourmi motorisée qui envahit les continents avant d’avoir appris à « voir » le jardin à côté de chez lui. La nature intacte qu’on ne peut voir de ses propres yeux prendra alors plus de valeur.
La relation à la terre est actuellement une relation de propriété comportant des droits, mais pas de devoirs. D’ailleurs pour l’homme des villes, il n’y a plus de relation vitale à la terre. Lâchez-le une journée dans la nature, si l’endroit n’est pas un terrain de golfe ou un « site pittoresque », il s’ennuiera profondément. Vous imaginez alors que c’est l’industrie qui vous fait vivre en oubliant ce qui fait vivre l’industrie. Alors les pratiques de protection de l’environnement ne sont que des soulagements partiels apportés à la douleur de la communauté biotique.
La montagne qu’il faut déplacer pour libérer le processus vers une éthique, c’est tout simplement ceci : cessez de penser au bon usage de la terre comme à un problème exclusivement économique. Une chose est juste quand elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique, elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse ».
Aldo Leopold reste optimiste, il pense que l’éthique de la terre sera le produit de l’évolution sociale parce qu’une chose aussi importante n’est jamais « écrite », elle évolue dans les esprits d’une communauté pensante dans un processus à la fois intellectuel et émotionnel. « Nous n’allons pas abandonner la pelleteuse qui, après tout, nous a rendu bien des services, mais nous avons besoin de critères d’une plus grande douceur et d’une plus grande objectivité pour l’utiliser avec succès ».
(Flammarion, 2000)