Claude Lévi-Strauss est né le 28 novembre 1908. Il a été écologiste, et même écosophe avant la lettre, c’est un moraliste en prise directe avec l’urgence planétaire. Ethnologue de renom, il a changé notre manière de voir le monde. Voici quelques extraits de son livre le plus connu :
1/6) la fin des voyages
Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m’apprête à raconter mes expéditions. Eh quoi ? Faut-il narrer par le menu tant de détails insipides, d’événements insignifiants ?
Voyages, coffrets magiques aux promesses rêveuses, vous ne livrerez plus vos trésors intacts. Une civilisation proliférante et surexcitée trouble à jamais le silence des mers. Les parfums de tropiques et la fraîcheur des êtres sont viciés par une fermentation aux relents suspects. Aujourd’hui où des îles polynésiennes noyées de béton sont transformées en porte-avions, où l’Asie tout entière prend le visage d’une zone maladive, où les bidonvilles rongent l’Afrique, comment la prétendue évasion du voyage pourrait-elle réussir autre chose que nous confronter aux formes les plus malheureuses de notre existence historique ? Cette civilisation occidentale n’a pas réussi à créer des merveilles sans contre-parties négatives. Ce que d’abord vous nous montrez, voyages, c’est notre ordure lancée au visage de l’humanité. J’ai passé des semaines de ma vie d’étudiant à annoter les ouvrages que, voici cinquante ans, parfois même tout récemment, des explorateurs ont consacrés à l’étude de telle tribu qu’on me décrit comme sauvage, avant que le contact avec les blancs ne l’ait réduite à une poignée de misérable déracinés.
Dans cette Hispaniola (aujourd’hui Haïti et Saint-Domingue) où les individus, au nombre de 100 000 environ, n’étaient plus que 200 un siècle plus tard, mourant d’horreur et de dégoût pour la civilisation occidentale plus encore que sous la variole et les coups, les colonisateurs envoyaient commission sur commission afin de déterminer leur nature. On n’était même pas sûr que ce fussent des hommes. Devant les efforts de Las Casas pour supprimer le travail forcé, les colons se montraient moins indignés qu’incrédules : « Alors, s’écriaient-ils, on ne peut même plus se servir de bêtes de sommes ? » Et comme conclusion unanime : « Il vaut mieux pour les Indiens devenir des hommes esclaves que de rester des animaux libres… »
L’humanité s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat.
2/6) l’horreur démographique
A Calcutta, la vie quotidienne paraît être une répudiation permanente de la notion de relations humaines. La mendicité générale trouble, on n’ose plus croiser un regard franchement, par pure satisfaction de prendre contact avec un autre homme, car le moindre arrêt sera interprété comme une prise donnée à l’imploration de quelqu’un. On est contraint par le partenaire à lui dénier l’humanité qu’on voudrait tant lui reconnaître. Une seule hantise, la faim, qui a chassé les foules des campagnes, faisant en quelques années passer Calcutta de 2 à 5 millions d’habitants (ndlr, 100 000 habitants en 1735, près de 15 millions en 2006). Les grandes villes de l’Inde sont une lèpre, l’agglomération d’individus dont la raison d’être est de s’agglomérer par millions, quelles que puissent être les conditions de vie : ordure, désordre, ruines, boue, immondices, urine. Ils forment le milieu naturel dont la ville a besoin pour prospérer.
Dans de telles conditions, il n’est pas surprenant que des relations humaines incommensurables à celles dont nous nous complaisons à imaginer (trop souvent de façon illusoire) qu’elles définissent la civilisation occidentale, nous apparaissent alternativement inhumaines et subhumaines. L’écart entre l’excès de luxe et l’excès de misère fait éclater la dimension humaine ; les humbles vous font chose en se voulant chose et réciproquement. Ceux qui n’ont rien survivent en espérant tout et ceux qui exigent tout n’offrent rien. Ce grand échec de l’Inde apporte un enseignement : en devenant trop nombreuse et malgré le génie de ses penseurs, une société ne se perpétue qu’en sécrétant la servitude. Lorsque les hommes commencent à se sentir à l’étroit dans leurs espaces géographiques, une solution simple risque de les séduire, celle qui consiste à refuser la qualité humaine à une partie de l’espèce. Quelques autres retrouvent les coudées franches, ensuite il faudra procéder à une nouvelle expulsion.
Ce qui m’effraie en Asie, c’est l’image de notre futur, par elle anticipée. Avec l’Amérique indienne, je chéris le reflet d’une ère où l’espèce était à la mesure de son univers.
3/6) Pourquoi l’ethnographie ?
A pratiquer ce métier, l’enquêteur se ronge : a-t-il vraiment abandonné son milieu, ses amis, ses habitudes et compromis sa santé pour ce seul résultat : faire pardonner sa présence à quelques douzaines de malheureux condamnés à une extinction prochaine ? Qu’est-ce au juste qu’une enquête ethnographique ? Ce n’est pas un hasard que l’ethnographe ait rarement vis-à-vis de son propre groupe une attitude neutre. Il est volontiers subversif parmi les siens et en rébellion contre les usages traditionnels.
L’ethnographie cherche à connaître et à juger l’homme d’un point de vue suffisamment élevé et éloigné pour l’abstraire des contingences particulières de telle société ou telle civilisation. L’enquête archéologique ou ethnographique montre que certaines civilisations ont su ou savent résoudre mieux que nous des problèmes. Pour me limiter à un exemple, c’est seulement depuis quelques années que nous avons appris les principes physiques et physiologiques sur lesquels repose la conception du vêtement et de l’habitat des Eskimos, et comment ces principes leur permettent de vivre dans des conditions climatiques rigoureuses, et non par l’accoutumance ou une constitution exceptionnelle. Il faudra admettre que, dans la gamme des possibilités ouvertes aux sociétés humaines, chacune a fait un certain choix et que ces choix sont incomparables entre eux : ils se valent. Mais alors surgit un nouveau problème : car si nous étions menacés dans un premier temps par l’obscurantisme sous forme d’un refus aveugle de ce qui n’est pas nôtre, nous risquons maintenant de céder à un éclectisme qui, d’une culture quelconque, nous interdit de rien répudier, fût-ce la cruauté et l’injustice.
Aucune société n’est parfaite. Toutes comportent une impureté incompatible avec les normes qu’elles proclament, et qui se traduit concrètement par une certaine dose d’injustice, d’insensibilité, de cruauté. Des sociétés qui nous paraissent féroces à certains égards savent être humaines et bienveillantes quand on les envisage sous un autre aspect.
4/6) l’absence de sens de l’histoire humaine
Qu'ai-je appris d’autres, des philosophes que j’ai lus, des sociétés que j’ai visitées et de cette science même dont l’Occident tire son orgueil, sinon des bribes de leçons qui, mises bout à bout, reconstituent la méditation du Sage au pied de l’arbre ? Tout effort pour comprendre détruit l’objet auquel nous nous étions attachés, au profit d’un effort qui l’abolit au profit d’un troisième et ainsi de suite jusqu’à ce que nous accédions à l’unique présence durable, qui est celle où s’évanouit la distinction entre le sens et l’absence de sens : la même d’où nous étions partis. A quoi sert d’agir si la pensée qui guide l’action conduit à la découverte de l’absence de sens ?
Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui. Les institutions, les mœurs et les coutumes, que j’aurai passé ma vie à inventorier et à comprendre, sont une efflorescence passagère d’une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon peut-être celui de permettre à l’humanité de croire qu’elle y joue un rôle. Depuis qu’il a commencé à respirer et à se nourrir jusqu’à l’invention des engins atomique en passant par la découverte du feu, l’homme n’a rien fait d’autre qu’allègrement dissocier des milliards de structures pour les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles d’intégration. Quant aux créations de l’esprit humain, leur sens n’existe que par rapport à lui, elles se confondront au désordre dès qu’il aura disparu.
Plutôt qu’anthropologie, il faudrait écrie « entropologie », le nom d’une discipline vouée à étudier le processus de désintégration, ce que les physiciens appellent entropie, c’est-à-dire de l’inertie. Rousseau pensait que le genre de vie que nous appelons aujourd’hui néolithique offre, de la direction où l’investigation doit s’orienter, l’image expérimentale la plus proche. Au néolithique, l’homme a déjà fait la plupart des inventions qui sont indispensables pour assurer sa sécurité. Avec le néolithique, l’homme s’est mis à l’abri du froid et de la faim ; il a conquis le loisir de penser ; sans doute lutte-t-il mal contre la maladie, mais il n’est pas certain que les progrès de l’hygiène aient fait plus que rejeter sur d’autres mécanismes, grandes famines et guerres d’extermination, la charge de maintenir une mesure démographique à quoi les épidémies contribuaient d’une façon qui n’était pas plus effroyable que les autres. Comme l’autorité de l’homme sur la nature restait très réduite, il se trouvait protégé – et dans une certaine mesure affranchi – par le coussin amortisseur de ses rêves. Au fur et à mesure que ceux-ci se transformaient en connaissance, la puissance de l’homme s’est accrue Mais cette puissance dont nous tirons tant d’orgueil, qu’est-elle en vérité ? Rousseau avait sans doute raison de croire qu’il eût mieux valu que l’humanité tint « un juste milieu entre l’indolence de l’état primitif et la pétulante activité de notre amour-propre » ; que cet état était « le meilleur à l’homme » et que, pour l’en sortir, il a fallu « quelque funeste hasard » où l’on peut reconnaître l’avènement de la civilisation mécanique.
5/6) une fraternité atemporelle
Le visiteur qui, pour la première fois, campe dans la brousse avec les Indiens, se sent pris d’angoisse et de pitié devant le spectacle de cette humanité si totalement démunie ; écrasée contre le sol d’une terre hostile ; nue, grelottante auprès de feux vacillants. Mais cette misère est animée de chuchotement et de rires. On devine chez tous une immense gentillesse, une profonde insouciance, et quelque chose comme l’expression la plus émouvant et la plus véridique de la tendresse humaine.
A Rousseau, nous devons de savoir comment, après avoir anéanti tous les ordres, on peut encore découvrir les principes qui permettent d’en édifier un nouveau. L’étude de ces sauvages apporte autre chose que la révélation d’un état de nature utopique, où la découverte de la société parfait au cœur des forêts ; elle nous aide à bâtir un modèle théorique de la société humaine. L’homme naturel n’est ni antérieur, ni extérieur à la société. Il nous appartient de retrouver sa forme, immanente à l’état social hors duquel la condition humaine est inconcevable. Ce modèle – c’est la solution à Rousseau – est éternel et universel. A mieux connaître les autres sociétés, nous gagnons un moyen de nous détacher de la nôtre, non point que celle-ci soit absolument ou seule mauvaise, mais parce que c’est la seule dont nous devions nous affranchir. Nous nous mettons ainsi en mesure d’utiliser toutes les sociétés pour dégager ces principes de la vie sociale qu’il nous sera possible d’appliquer à la réforme de nos propres mœurs. Notre position revient à dire que les hommes ont toujours et partout entrepris la même tâche en s’assignant le même objet, et qu’au cours de leur devenir les moyens seuls ont différé. Les zélateurs du progrès s’exposent à méconnaître les immenses richesses accumulées par humanité ; en sous-estimant l’importance des efforts passés, ils déprécient tous ceux qu’il nous reste à accomplir.
Les hommes ne se sont jamais attaqués qu’à une seule besogne, qui est de faire une société vivable. L’âge d’or qu’une aveugle superstition avait placé derrière ou devant nous est en nous. La fraternité humaine acquiert un sens concret en nous présentant, dans la plus pauvre tribu, notre image confirmée. Depuis des millénaires, l’homme n’est parvenu qu’à se répéter.
6/6) conclusion
Lorsque l’arc-en ciel des cultures humaines aura fini de s’abîmer dans le vide creusé par notre fureur, pendant les brefs intervalles où notre espèce supporte d’interrompre son labeur de ruche, la contemplation procure à l’homme l’unique faveur qu’il sache mériter : suspendre la marche, retenir l’impulsion qui l’astreint à obturer l’une après l’autre les fissures ouvertes au mur de la nécessité et à parachever son œuvre en même temps qu’il clôt sa prison, saisir l’essence de ce qu’il est dans la contemplation d’un minéral plus beau que toutes nos œuvres ; dans le parfum, plus savant que nos livres, respiré au creux d’un lis ; ou dans le clin d’œil alourdi de patience et de sérénité qu’une entente involontaire permet d’échanger avec un chat.
Que règne, enfin, l'idée que les hommes, les animaux et les plantes disposent d'un capital commun de vie, de sorte que tout abus commis aux dépens d'une espèce se traduit nécessairement, dans la philosophie indigène, par une diminution de l'espérance de vie des hommes eux-mêmes. Ce sont là autant de témoignages peut-être naïfs, mais combien efficaces d'un humanisme sagement conçu qui ne commence pas par soi-même mais fait à l'homme une place raisonnable dans la nature au lieu qu'il s'en institue le maître et la saccage sans même avoir égard aux besoins et aux intérêts les plus évidents de ceux qui viendront après lui.
(édition Plon, 1955)