1/7) Al Gore présente Rachel Carson (édition de 2009)
Printemps silencieux fut conçu le jour où Rachel Carson reçut une lettre d’une femme du Massachusetts qui lui disait que le DDT tuait les oiseaux. En 1962, lorsque le livre est paru, le mot « environnement » n’existait tout simplement pas dans le vocabulaire des politiques publiques. Ce livre est arrivé comme un cri dans un désert, mais il a changé le cours de l’histoire. On peut considérer cette parution comme la naissance du mouvement écologiste. L’Agence de protection de l’environnement (EPA) a été créée en 1970, essentiellement grâce à la sensibilisation que Rachel avait fait naître : il y a interconnexion des êtres humains et de l’environnement naturel..
Bien évidemment, le livre et son auteur (biologiste) se sont heurtés à une énorme résistance de la part de ceux à qui la pollution rapporte. Lorsque des extraits ont été publiés dans le New Yorker, le lobby a immédiatement accusé Rachel d’être hystérique et extrémiste. Comme Rachel était une femme, l’essentiel de la critique qui lui fut adressée jouait sur les stéréotypes de son sexe. Si l’on devait s’attendre aux attaques des puissances économiques, il fut en revanche plus surprenant que l’Association médicale américaine prenne fait et cause pour les industries chimiques. Mais après tout, l’homme qui avait découvert les propriétés insecticides du DDT n’avait-il pas été prix Nobel ? Tandis que les ventes de Printemps silencieux dépassaient les 500 000 exemplaires, CBS Reports programmait un reportage en dépit du retrait de ses deux principaux sponsors. Le Président Kennedy constitua un comité pour examiner les conclusions du livre, Rachel avait raison. Deux ans après la parution de son livre, Rachel mourait d’un cancer du sein. Intoxication aux produits chimiques ?
Si l’esclavage pouvait être aboli d’un trait de plume, ce n’est malheureusement pas le cas de la pollution chimique. Depuis la publication de Printemps silencieux, l’usage des pesticides dans l’agriculture a doublé, pour atteindre 1,1 milliard de tonnes par an. En effet, en établissant les niveaux de sûreté d’un pesticide, le gouvernement prend en compte non seulement leur toxicité, mais également le bénéfice économique qu’il fournit. Le système actuel est un pari faustien, nous sommes gagnants à court terme, au prix d’une tragédie à long terme : les « nuisibles » s’adaptent en général par mutation, et les produits chimiques deviennent impuissants.
2/7) l’obligation de subir
L’histoire de la vie sur Terre est l’histoire d’une interaction entre les êtres vivants et ce qui les entoure. C’est seulement dans la séquence temporelle du XXe siècle qu’une espèce – l’homme – a acquis la puissance considérable d’altérer la nature du monde. Depuis vint-cinq ans, non seulement cette puissance a pris une ampleur inquiétante, mais elle a changé de forme. La plus alarmante des attaques de l’homme sur l’environnement est la contamination de l’atmosphère, du sol, des rivières et de la mer par des substances dangereuses et même mortelles. Cette pollution est en grande partie sans remède, car elle déclenche un enchaînement fatal de dommages dans les domaines où se nourrit la vie, et au sein même des tissus vivants.
La rapidité des changements correspond plus au pas de l’homme, impétueux et irréfléchi, qu’à l’allure pondérée de la nature. Les produits chimiques auxquels la vie doit s’adapter ne sont plus seulement le calcium, la silice, le cuivre ; ce sont des produits de synthèse imaginés par l’esprit inventif de l’homme, fabriqués dans ses laboratoires, et sans équivalent naturel. Pour s’adapter à ces éléments inconnus, la vie aurait besoin du temps à l’échelle de la nature : c’est-à-dire de siècles. Si d’ailleurs, par quelque miracle, cette adaptation devenait possible, elle serait inutile, car un flot continuel de produits chimiques nouveaux sort des laboratoires, près de 500 par an aux Etats-Unis. Ces produits ne devraient pas être étiquetés « insecticides », mais « biocides ».
La démarche de pulvérisation semble nous entraîner dans une spirale sans fin. Depuis que le DDT a été homologué pour l’usage civil, un processus s’est mis en place qui nous a contraints à trouver des substances toujours plus toxiques. Les insectes, en effet, dans une splendide confirmation de la théorie darwinienne de la « survie du plus adapté », ont évolué vers des super-races immunisées contre l’insecticide utilisé ; il faut donc toujours en trouver un nouveau, encore plus meurtrier. On a pris tous ces risques – à quelle fin ? Les futurs historiens seront peut-être confondus par notre folie ; comment des gens intelligents ont-ils osé employer, pour détruire une poignée d’insectes indésirables, une méthode qui contaminait leur propre monde ?
3/7) la faute à l’agriculture productiviste
Tout au long de l’agriculture prémoderne, les insectes ne posaient quasiment pas de problèmes aux paysans. Les ennuis sont apparus avec l’intensification de l’agriculture – lorsque l’on a commencé à consacrer d’immenses superficies à une seule récolte. C’est ce système qui a créé les conditions favorables à la multiplication explosive de certaines espèces d’insectes. La monoculture ne tire pas profit des principes selon lesquels la nature fonctionne ; c’est l’agriculture conçue par un ingénieur. La nature a introduit une très grande variété dans les paysages, mais l’homme a développé une passion à la réduire. Il supprime ainsi les contrôles internes, il modifie les dosages qui maintenaient le développement de chaque espèce dans certaines limites. Un de ces contrôles naturels est la limitation de l’étendue de l’habitat d’une espèce.
Nous sommes encore bien peu renseignés sur la nature de la menace. Notre époque est celle de la spécialisation ; chacun ne voit que son petit domaine, et ignore ou méprise l’ensemble plus large où cependant il vit. Notre époque est aussi celle de l’industrie ; personne ne conteste à son prochain le droit de gagner un dollar, quelles qu’en soient les conséquences.
4/7) un exemple d’insecticide, le DDT
Le DDT, ou dichloro-diphényl-trichloroéthane, a été constitué par synthèse en 1874, mais ses propriétés insecticides n’ont été remarquées qu’en 1939. Peut-être l’illusion commune sur l’innocuité de ce produit vient-elle du fait que l’un de ses premiers emplois fut son aspersion sur des milliers de soldats, de réfugiés et de prisonniers pour combattre les poux. L’erreur sur son innocuité est fort compréhensible ; elle provient du fait que l’insecticide, sous forme pulvérulente, n’est pas absorbé par la peau. Mais lorsqu’il est dissout dans l’huile, il devient fortement toxique. Lorsqu’il a pénétré dans le corps, il s’emmagasine de préférence dans les tissus gras ; des dépôts importants se forment dans le foie, les reins et le gras des larges mésentères entourant l’intestin.
L’une des caractéristiques les plus fâcheuses du DDT et des produits similaires est leur façon de passer d’un organisme à l’autre, en suivant la chaîne de l’alimentation. Ainsi, par l’effet de ces transferts, une concentration initialement faibles peut devenir considérable.
5/7) le goût du profit
Les armes les meilleures et les moins chères pour discipliner la végétation, ne sont pas les produits chimiques, mais les végétaux eux-mêmes. Nous pourrions ainsi éliminer bien des végétaux indésirables en faisant appel à des insectes choisis. Par exemple, une araignée détruit en moyenne 2 000 insectes au cours des dix-huit mois de sa vie.
Les freins au développement des populations d’insectes sont ceux qu’a prévus la nature, non ceux que l’homme imagine. Ces freins sont ce que les écologues appellent la résistance du milieu : la quantité de nourriture disponible, les conditions climatériques, la présence d’espèces concurrentes ou prédatrices. L’autre fait négligé par nos tueurs d’insectes est l’extraordinaire puissance des poussées de natalité d’une espèce lorsque la résistance du milieu est affaiblie. Thomas Huxley a calculé, au siècle dernier, qu’au bout d’une année, la descendance d’un simple puceron femelle pèserait aussi lourd que tous les Chinois de l’époque.
Mais les grandes sociétés de produits chimiques subventionnent abondamment les recherches sur les insecticides dans les universités ; il en résulte des bourses agréables pour les étudiants, et des postes intéressants dans les laboratoires. Personne, au contraire, ne fournit d’argent pour améliorer des méthodes biologiques qui n’offrent pas les fortunes promises par l’industrie chimique. Ceci explique pourquoi, contre toute attente, certains entomologistes se font les avocats des méthodes chimiques ; une rapide enquête permet en général de constater que la poursuite de leurs recherches dépend de la générosité des sociétés de produits chimiques. Nous ne pouvons espérer les voir mordre la main qui les nourrit.
6/7) le royaume du sol
La fine couche de sol qui recouvre irrégulièrement les continents contrôle notre existence et celle de tous les autres animaux de la Terre. Sans sol, la végétation terrestre ne pousserait pas ; et sans plantes, aucun animal ne survivrait. Mais si cette vie agricole qui est la nôtre dépend du sol, il est également vrai que le sol dépend de la vie, car ses origines sont intimement liées aux plantes et aux animaux vivants. Le sol est donc né voici des millénaires de merveilleuses interactions entre le vivant et l’inanimé. Les lichens, premier vêtement des roches, ont favorisé par leurs sécrétions acides le processus de désintégration, et préparé le berceau de vies nouvelles. Les mousses ont pris pied dans les petites poches de sol élémentaire. Bactéries, champignons et spirogyres sont les principaux agents de la décomposition qui réduit les déchets animaux et végétaux en leurs constituants minéraux. Les vastes mouvements cycliques tels que celui du carbone ou de l’azote, qui circulent entre l’air, le sol et les tissus vivants ne pourraient pas se poursuivre sans ces micro-organismes.
Qu’arrive-t-il à cette population du sol lorsque des produits « stérilisants » ou des pluies contaminées pénètrent dans son royaume ? Pouvons-nous supposer qu’un insecticide ne détruira pas en même temps les « bons » insectes occupés à la réduction des matières organique ? De même, pouvons-nous supposer qu’un fongicide épargnera les champignons qui aident les arbres à s’alimenter dans le sol ? La vérité est que l’écologie du sol, pour essentiel qu’elle soit, a été largement négligée par les scientifiques, et entièrement ignorée des organisateurs de la lutte pesticide. Quelques fausses manœuvres pourraient anéantir la productivité du sol, et les arthropodes prendront peut-être la relève de l’homme. Prédateurs et proies font partie d’une trame de vie dont tous les fils doivent être pris en considération.
7/7) l’autre route
Nous voici maintenant à la croisée des chemins. Deux routes s’offrent à nous, mais elles ne sont pas également belles. Celle qui prolonge la voie que nous avons déjà trop longtemps suivie est facile, c’est une autoroute, où toutes les vitesses sont permises, mais qui mène droit au désastre. L’autre, le chemin le moins battu, nous offre notre unique chance d’atteindre une destination qui garantit la préservation de notre terre.
Nous avons à résoudre un problème de coexistence avec les autres créatures peuplant notre planète. Nous avons affaire à la vie, à des populations de créatures animées, qui possèdent leur individualité, leurs réactions, leur expansion et leur déclin. Nous ne pouvons espérer trouver un modus vivendi raisonnable avec les hordes d’insectes que si nous prenons en considération toutes ces forces vitales, et cherchons à les guider prudemment dans les directions qui nous sont favorables. La mode actuelle, celle des poisons, néglige totalement ces considérations fondamentales. Le tir de barrage chimique, arme aussi primitive que le gourdin de l’homme des cavernes, s’abat sur la trame de la vie, sur ce tissu si fragile et si délicat en un sens, mais aussi d’une élasticité et d’une résistance si admirables, capables même de renvoyer la balle de la manière la plus inattendue. Ces extraordinaires possibilités de la substance vivante sont ignorées par les partisans de l’offensive chimique, qui abordent leur travail sans aucune largeur de vues, sans le respect dû aux forces puissantes avec lesquelles ils prétendent jouer.
Vouloir « contrôler la nature » est une arrogante prétention, née des insuffisances d’une biologie et d’une philosophie qui en sont encore à l’âge de Neandertal, où l’on pouvait encore croire la nature destinée à satisfaire le bon plaisir de l’homme. Les concepts et les pratiques de l’entomologie appliquée reflètent cet âge de pierre de la science. Le malheur est qu’une si primitive pensée dispose actuellement des moyens d’action les plus puissants, et que, en orientant ses armes contre les insectes, elle les pointe aussi contre la terre.
(Wildproject, 2009)