Gregory Bateson (1904-1980) est un spécialiste de tout, même de la schizophrénie. Il n’a été conservé dans ce résumé du deuxième tome que ce qui a trait explicitement au questionnement écologique. Il s’agit plus particulièrement de cinq chapitres :
1/5) But conscient ou nature (conférence de juillet 1967)
Avant Lamarck, c’était l’esprit qui fournissait l’explication du monde biologique. De saint Thomas d’Aquin jusqu’au XVIIIe siècle dans les pays catholiques, on se figurait le monde biologique sous la forme d’une échelle au sommet de laquelle se trouvait un esprit suprême. Cette échelle descendait, de manière déductive, de Dieu à l’homme, de l’homme au singe et ainsi de suite jusqu’aux infusoires (protozoaire cillé). Toutes les espèces étaient supposées immuables. Lamarck a renversé cette échelle d’explication. Il affirma qu’au début de l’échelle on trouve les infusoires et que, par certains changements, on aboutit à l’humain. Ce renversement de la taxinomie est, en biologie, un exploit équivalent de la révolution de Copernic en astronomie. La conséquence logique de ce renversement est que c’est l’étude de l’évolution qui peut fournir une explication de l’esprit.
Russell Wallace écrivait dans un essai envoyé à Darwin : « Aucun déséquilibre non compensé ne peut jamais prendre des proportions manifestes dans le règne animal car il se ferait tout de suite sentir, en rendant d’abord l’existence plus difficile et en provoquant nécessairement, par la suite, l’extinction de vie. » Il se peut qu’une variable, par exemple la densité de la population, atteigne une valeur telle qu’elle peut être contrôlée par des facteurs intrinsèquement nocifs. Si par exemple, la population finit par être fonction des ressources alimentaires disponibles, les survivants seront à moitié morts de faim, et les ressources alimentaires seront dévorées jusqu’à un point qui sera probablement le point de non-retour. Des écosystèmes naturels qui entourent l’homme, je crois pouvoir dire qu’il n’en reste que très peu à l’heure actuelle car ils ont été, en grande partie, bouleversés par Homo Sapiens, qui a exterminé certaines espèces, en a introduit d’autres, qui se sont finalement avérées être de l’ivraie ou des fléaux, ou bien encore a altéré l’approvisionnement en eau, etc. Il est évident que nous autres, humains, détruisons fort rapidement tous les systèmes naturels du monde, je veux dire les systèmes équilibrés.
Il faut bien reconnaître que nous n’avons toujours pas un sou vaillant de connaissance en ce qui concerne le réseau du système global. On a écrit un livre sur La sagesse du corps, mais personne n’a encore rien écrit sur la sagesse de la médecine, parce que c’est précisément la sagesse qui lui fait défaut. J’entends par sagesse la connaissance du système interactif plus vaste, ce système qui, s’il est perturbé, est à même d’engendrer des courbes exponentielles de changement. La conscience est organisée de la même façon que la médecine. Elle est organisée en fonction d’un but à atteindre qui nous permet d’obtenir rapidement ce que nous souhaitons : non pas d’agir avec un maximum de sagesse pour vivre, mais de suivre la voie logique la plus courte pour obtenir ce que nous voulons dans l’immédiat : un dîner, du sexe, et surtout, plus de pouvoir et plus d’argent. Ce qui m’inquiète aujourd’hui, c’est l’adjonction de la technique moderne pour l’obtention des buts.
De nos jours, les buts de la conscience sont rapidement atteints, grâce à des machines de plus en plus efficaces, des systèmes de transport, des avions, de l’armement ; grâce à la médecine, aux pesticides, etc. Le but conscient a, de nos jours, tout pouvoir pour bouleverser les équilibres de l’organisme, de la société et du monde biologique qui nous entoure. Une pathologie, une perte d’équilibre, nous menace. Si vous suivez les ordres pleins de « bon sens » de la conscience, vous deviendrez rapidement avides et dépourvus de sagesse. J’entends par « sagesse » la prise en compte dans notre comportement du savoir concernant la totalité de l’être systémique. Le manque de sagesse systémique est, en effet, toujours puni. Les systèmes biologiques punissent toute espèce qui manque assez de sagesse pour se brouiller avec son écologie.
Le premier remède réside dans l’humilité. Pendant la période de la Révolution industrielle, le plus grand désastre a été, probablement, le développement considérable de l’arrogance scientifique : l’homme occidental s’est vu en autocrate disposant de pouvoirs absolus sur un univers fait uniquement de physique et de chimie. Mais cette arrogante philosophie de la science est maintenant obsolète, remplacée par la découverte que l’homme n’est qu’une partie de systèmes plus vastes, et que la partie ne peut jamais contrôler le tout.
2/5) effets du but conscient sur l’adaptation humaine (congrès de 1968)
Il convient de rappeler quelques considérations :
En premier lieu, il y a cette habitude qu’a l’homme de changer son environnement plutôt que de se changer lui-même. L’homme parvient même à établir dans ses villes des écosystèmes à une seule espèce dominante, la sienne. Mais il va encore plus loin, en créant des environnements spéciaux pour ses symbiotes. Ceux-ci deviennent également des écosystèmes à une seule espèce : champs de blé, cultures de bactéries, basses-cours, colonies de rats de laboratoire, etc. L’homme transformateur de son environnement peut désormais sans entraves s’anéantir soi-même en anéantissant son environnement, tout en ayant les meilleures intentions conscientes du monde.
Il s’est aussi produit au cours de ce siècle un phénomène sociologique singulier, qui menace de nombreux processus correcteurs. La scène sociale se caractérise par l’existence d’un grand nombre d’entités automaximisantes, trusts, syndicats, partis, nations, etc. Mais, d’un point de vue biologique, ces entités sont en fait des parties de personnes entières. Lorsque M.Dupont entre dans la salle de conseil de sa société, il est censé limiter strictement pensée aux buts spécifiques de la société en question. M.Dupont agit comme une pure conscience non corrigée – une créature déshumanisée.
3/5) Pathologies de l’épistémologie (exposé sur la culture et la santé mentale en 1969)
Reste la question de l’urgence. Il est devenu aujourd’hui évident pour beaucoup de monde que les erreurs épistémologiques de l’Occident ont engendré quantité de dangers catastrophiques, allant des insecticides à la pollution, ou des retombées atomiques à la possibilité de fonte de la calotte antarctique. Plus grave encore, notre incroyable compulsion à sauver des vies individuelles a engendré la possibilité d’une famine mondiale dans le futur immédiat. Pour ma part, je crois que cette accumulation massive de menaces contre l’homme et ses systèmes écologiques découle directement d’erreurs dans nos habitudes de pensée. Les mesures ad hoc ne s’attaquent en rien aux causes plus profondes des troubles, et même les aggravent, en leur permettant généralement de se renforcer et de devenir plus complexes.
4/5) Les racines de la crise écologique (texte présenté en mars 1970 à Hawaii)
Lorsque le DDT fut inventé et qu’on commença à l’utiliser, on le considérait comme une simple mesure ad hoc. Ce fut en 1939 que son effet insecticide fut découvert. Les insecticides étaient « nécessaires » pour augmenter la production agricole et pour sauver la population de la malaria. Aux environs des années 1950, les chercheurs découvrirent que le DDT était dangereusement toxique pour beaucoup d’autres espèces animales, en plus de celles auxquelles il était directement destiné. Le livre de Rachel Carson, Silent Spring, fut publié en 1962. Mais entre-temps, l’industrie du DDT avait démarré en flèche et les insectes que le DDT devait exterminer s’étaient immunisés contre ce produit. Les animaux qui se nourrissaient de ces insectes avaient été décimés et le DDT avait permis l’accroissement de la population mondiale. Telle est la triste histoire d’un exemple d’application aveugle d’une simple mesure ad hoc à l’origine. Et on pourrait citer des douzaines d’autres exemples.
Toutes les menaces actuelles qui pèsent sur la survie de l’homme peuvent être ramenées à trois causes premières : a) le progrès technologique ; b) l’accroissement de population ; c) certaines erreurs de pensée et d’attitudes propres à la culture occidentale, dont les « valeurs « sont fausses. Ces trois facteurs fondamentaux sont forcément interactifs. L’accroissement de la population stimule le progrès technologique, la technologie, à son tour, favorise l’accroissement de la population et renforce notre arrogance, ou hubris, envers l’environnement naturel. Il est désormais impossible d’empêcher la technologie de progresser ; mais on peut néanmoins l’orienter dans des directions raisonnables. La toute première condition d’une stabilité écologique réside donc dans l’équilibre entre le taux de natalité et celui de mortalité. Mais une société surpeuplée recherchera le changement (augmentation de nourriture, nouvelle routes, maisons supplémentaires, etc.) susceptibles de changements ad hoc qui risquent de provoquer une pathologie écologique plus profonde encore. Nous commençons à connaître certaines des voies qu’emprunte la nature pour corriger un déséquilibre : elles s’appellent smog, famine, retombées atomiques, guerres. Mais cette fois-ci, le déséquilibre est allé si loin que nous ne pouvons plus faire confiance à la nature pour réagir sans excès.
Les idées fausses qui prévalent dans notre civilisation datent, sous leur forme la plus virulente, de l’âge de la révolution industrielle : « Nous contre l’environnement : Nous contre les autres hommes ; Seul importe l’individu (ou le groupe, ou la nation, en tant qu’individualisés) ; Nous pouvons contrôler unilatéralement l’environnement ; Nous vivons à l’intérieur de frontières que nous pouvons repousser indéfiniment ; La technologie résoudra tous nos problèmes. » Ces idées apparaissent fausses à la lumière des théories écologiques modernes : l’être qui gagne contre son environnement se détruit lui-même.
D’autres systèmes de « valeurs » humaines ont régi les rapports de l’homme et de son environnement, ou ses rapports avec les autres hommes. Nous les découvrons dans d’autres civilisations, ou à d’autres époques. On peut donc envisager de changer. Il ne serait pas sage de retourner à l’« innocence » des aborigènes ou des bochimans : nous ne ferions alors que repartir à zéro, pour recommencer les même erreurs.
5/5) Ecologie et souplesse dans la civilisation urbaine (congrès d’octobre 1970)
Les civilisations connaissent toutes une période de grandeur, puis une période de décadence. Une invention technologique permettant de mieux exploiter la nature, ou une nouvelle technique d’exploitation des autres hommes, favorisent l’épanouissement d’une civilisation ; mais lorsqu’elles atteignent les limites des techniques en question, les civilisations finissent toujours par s’effondrer. En effet une invention nouvelle procure toujours plus de liberté et de souplesse, mais celle-ci finit par s’épuiser et par mener à la décadence. Un « haut niveau de civilisation » limitera ses transactions avec l’environnement. Il consommera les ressources naturelles irremplaçables uniquement pour se donner les moyens de faciliter les changements nécessaires. Pour le reste, le métabolisme de la civilisation dépendra des ressources énergétiques que le vaisseau spatial Terre reçoit du soleil. Compte tenu de la technologie actuelle, si nous nous bornions à n’utiliser comme sources d’énergie que la photosynthèse, le vent, les marées et la force de l’eau, seule une infime partie de la population actuelle pourrait survivre.
Je considère les ornières où notre civilisation s’est embourbée comme un cas particulier de cul-de-sac évolutif. Nous avons toujours choisi les lignes de conduite qui présentaient des avantages à court terme ; nous les avons programmées de façon rigide, pour nous apercevoir ensuite qu’à long terme elles étaient désastreuses. C’est là le paradigme même de l’extinction pour cause de manque de souplesse. L’esprit ne manie pas de la même façon les idées nouvelles et celles qui ont survécu à un usage répété. Le phénomène de la formation d’habitudes opère un tri, mettant en avant les idées qui ont survécu à l’usage. En outre la survie d’une idée fréquemment utilisée est encore accentuée du fait que le processus de formation d’habitudes tend à la soustraire du champ de l’examen critique. Au demeurant, la fréquence de validation d’une idée, pour une période de temps donnée, n’est pas une preuve que cette idée est vraie, ni qu’elle est utile à long terme. Nous découvrons aujourd’hui qu’un grand nombre de prémisses qui sont profondément intégrées à notre mode de vie sont complètement fausses, et que, renforcées par la technologie moderne, elles deviennent pathogènes.
Notre civilisation semble préférer l’interdiction à l’exigence positive, et par conséquent, c’est par la loi que nous essayons de défendre les libertés civiles. Mais ce serait mieux d’encourager les individus à prendre conscience de leur propre liberté et de leur souplesse. Le but de l’écologiste est d’accroître la souplesse de notre société. Il est assez facile de promulguer des lois qui règlent les détails les plus épisodiques et les plus superficiels du comportement humain. Pour utiliser l’exemple de l’acrobate sur une corde raide, on pourrait dire que, plus les lois prolifèrent, plus l’acrobate sera limité dans ses mouvements ; mais plus, en même temps, il se verra conférer la liberté totale de tomber de son fil et de se casser le cou. La souplesse nécessaire à notre société pourrait plutôt être obtenue par l’éducation de la formation du caractère.
Il est certain que le puma qui dévore un cerf n’agit guère ainsi pour protéger l’herbe d’un pâturage excessif. Nous vivons dans un monde différent de celui du puma : lui ne récolte ni tracas, ni louange à cause d’idées qu’il aurait sur l’écologie. Nous, oui.